Les
manuels de Marketing répètent à l’envi que les produits sont élaborés conformément aux attentes du marché,
que le client est au cœur de l'organisation… (1) Que l’offre doive absolument
répondre aux besoins, qui peut en douter ? Une vérité pourtant s’impose à
l’esprit : il est des cas – très nombreux – où l'offre procède d'une
inspiration, d'une vision intuitive, où le producteur prend bel et bien l'initiative.
Les
managers semblent confrontés à un dilemme : doit-on offrir ce que le public
attend, c'est-à-dire ce qu'il connaît déjà, ou faudrait-il prendre sur soi de
proposer des produits nouveaux qu’il n'attend pas ? En fait, l'idée est de
trouver un équilibre entre les souhaits exprimés du consommateur et les
perspectives nouvelles qu'on lui fait découvrir.
Savoir
anticiper la demande
L’un
des axes majeurs de la philosophie du créateur de Sony est la priorité de
l’innovation permanente. Ingénieurs et techniciens sont fortement incités à
faire preuve d’ingéniosité et de créativité. Ils disposent des moyens
financiers nécessaires, conçoivent les prototypes et effectuent les
démonstrations. Si la perspective est favorable, le produit fait l’objet d’un
début de commercialisation. A la fin des années soixante-dix, personne ne
songeait réclamer un lecteur de cassettes en petit modèle portable, muni
d'écouteurs stéréo. Pourtant le walkman introduit sur le marché par la
firme japonaise a connu un succès immédiat. Sony affiche l’ambition d’être un
pionnier, un « explorateur de l'inconnu ».
DIGRESSION
Sony
: une idée fructueuse
L'idée
se précisa quand Ibuka entra un jour dans mon bureau [celui de Akio Morita, patron de
Sony] avec un de nos
mini-magnétophones stéréo et nos écouteurs de modèle standard. Il n'avait pas
l'air satisfait. Il se plaignait du poids de l'ensemble. Je lui demandai où il
voulait en venir et il finit par me l'expliquer : “j'aime écouter la
musique, mais je ne veux pas déranger les autres. Je ne peux pas passer ma
journée assis à côté de ma stéréo. J'ai une solution : me déplacer avec la
musique. Seulement, c'est trop lourd”.
J'avais
remué cette idée dans ma tête et elle se précisa pendant qu'Ibuka parlait.
Cette idée allait avoir un nom à plus de 20 millions d'exemplaires : le
walkman.
Extrait
de : Akio Morita, Made in Japan, éd. Laffont 1986.
Les innovations de
rupture anticipent la demande. Des esprits audacieux, ici ou là, lancent
des produits avec succès sans calcul, ni défiance – parfois même à l'encontre
des signaux en provenance du terrain. L'introduction de la technologie du
quartz dans l'horlogerie, il y a trente ans, n'avait-elle pas chamboulé les
habitudes ? Nombre de dirigeants soutiennent que la satisfaction des
besoins nouveaux leur incombe aussi naturellement que celle des besoins
anciens. « En général, ce n'est pas en écoutant les consommateurs qu'on
progresse vraiment. Il y a dans toute entreprise quelques farfelus géniaux
capables d'inventer la nouveauté qui va marcher et ajouter un plus. C'est de là
que viennent la plupart des avancées majeures ». (2)
Le fait est que le contexte de
rivalité pousse constamment à chercher des idées neuves. Pour réanimer une
demande en perte de vitesse, pour contrecarrer l'action de la concurrence, pour
se maintenir dans le peloton de tête, rien ne vaut le lancement d'un nouveau
produit ou le perfectionnement du produit existant. L'innovation dynamise les
marchés ou en crée des nouveaux. (3)
Le fabricant de micro-ordinateurs
Apple Camputer bénéficie d’une image de pionnier en matière d’innovation
technologique. Sa création en 1976 s’est fondée non sur une étude de marché (stricto
sensu) mais sur une idée simple : faciliter l’emploi de l’ordinateur. Et
c'est d'une logique semblable qu'émanait la réflexion du PDG de Micropross
(matériel informatique) : « Si je parviens à mettre dans le volume d’un
paquet de cigarettes la capacité d’un cerveau humain, ma machine se vendra, pas
besoin d’études pour cela ». (4)
La science est devenue une composante de l'industrie, entièrement à son
service et à ses ordres. C’est le cas en particulier des secteurs de haute
technologie. Les marchés de demain appartiendront aux chercheurs qui seront
capables de proposer des produits de conception nouvelle et de qualité
supérieure. Les nouveautés judicieuses, en assurant à l'entreprise novatrice
une avance décisive, sont les plus prometteuses en termes de croissance et de
rentabilité.
Dans nombre de secteurs, on n'attend
plus qu'un besoin soit formulé pour chercher sa solution dans la masse des connaissances
disponibles. Cet exemple remontant aux années 90 est révélateur : « Sur
le marché de plus en plus disputé de la petite puériculture, les fabricants
rivalisent d'invention pour élargir leurs gammes. […] Même les produits
les plus basiques comme les biberons n'échappent pas à cette politique. Aux
classiques bouteilles rondes ont succédé des formes ergonomiques avec poignées
que les bébés peuvent attraper. Des micro-biberons, spécialement étudiés pour
faire prendre leurs médicaments au bébé sont apparus. [...] Les tétines
n'échappent pas à cet élargissement de gammes avec la multiplication des
modèles physiologiques, qui rappellent la forme du sein ». (5)
L’essentiel est de mettre le doigt
avant les concurrents sur ces attentes. Le moment venu, il faut y aller très
vite, sans même effectuer une recherche approfondie. Pourquoi agir vite ? Parce
que le premier sur le marché prend une part que les rivaux rattraperont
difficilement et à grands frais (publicité et référencement dans les points
de vente). On gagne à avoir toujours de l'avance, avec des produits adéquats,
lancés au bon moment.
Est-ce
à dire pour cela que la rapidité d'action prévaut sur les exigences du
consommateur ?
Répondre à des attentes diffuses
L'innovation n'est ni naturelle, ni
automatique, ni facile. Elle oblige à abandonner ce qui est connu et
confortable. Innover, c'est sortir de la routine quotidienne, se remettre en
cause continuellement. On dit d'un produit qu'il est le fruit d’un effort de
recherche scientifique, mais son concepteur ne l'a-t-il pas imaginé en tenant
compte foncièrement des aspirations du public visé ? On comprend aisément que
celui qui a imaginé la valise à roulettes savait d'avance qu'elle répondait à
un besoin patent. Il en va de même des mouchoirs en papier, des guichets
automatiques bancaires, du moteur de voiture hybride, etc.
Suffit-il d’avoir de
l’imagination ? D’aucuns considèrent que la réalisation d'une bonne idée
est la condition numéro un pour créer une entreprise. Mais attention : « Avoir
une idée est la première étape. C'est
aussi le premier mythe. Une clé indispensable au créateur est de définir le
besoin auquel il va répondre. Le désir de faire doit d'abord se canaliser
et le choix de l'activité, du marché et des besoins à satisfaire conditionne
la vie de l'entreprise et celle de son créateur ». (6)
Il serait périlleux de passer
par-dessus la voix du client, de snober celui qui détient la vérité. Les
difficultés d’accès à l’information et autres carences contingentes ne
sauraient justifier de s'en remettre totalement à l'intuition. Innover c’est
savoir répondre à des attentes diffuses, à des attentes qui ne sont pas formellement
exprimées. (7)
Satisfaire un besoin est une donnée
incontournable quelle que soit la façon de procéder. L'industrie pharmaceutique,
bien que dominée par les scientifiques et chercheurs, n'échappe pas à cet
impératif. A-t-on idée d'expédier des antidépresseurs et des anxiolytiques dans
des pays en proie par-dessus tout au paludisme ? En Afrique, les missions
pharmaceutiques humanitaires ne cherchent-elles pas à évaluer les besoins des
populations, à mettre sur pied des structures adaptées au contexte médical,
social et économique ?
Depuis sa création, 3M (bureautique,
informatique, chimie...) a fondé sa culture sur la créativité et la nouveauté.
La marque est désormais spontanément associée à l'idée d'innovation. La force
de vente est aux premières loges : les propositions suscitées lors des
discussions avec les clients sont savamment étudiées et exploitées. C'est de
cette manière que l'idée des post-it a été trouvée et développée.
Les besoins qui ne sont pas formulés
explicitement par le public n'en sont pas moins réels. Il en est ainsi
des WC, un grand consommateur d’eau. Des chasses d’eau à volume variable (3 à 9 litres ) ont été
élaborées et mises sur le marché. Grâce à cette innovation, un ménage de quatre
personnes pourrait économiser près de 40 m3 par an. Un mécanisme a été
ensuite imaginé pour étouffer le bruit de l’évacuation... Le groupe japonais Toshiba
a (en 2004) mis au point un appareil permettant d'effacer le texte et les
images imprimés. Il s'agit de permettre aux entreprises et aux administrations
utilisant les imprimantes laser de recycler le papier utilisé. A chaque fois,
l'invention répond à un besoin tangible, bien que non exprimé.
La meilleure campagne publicitaire
ne peut rien si le produit est inadéquat. N'est-ce pas pour le moins hasardeux
de vouloir trouver un marché pour un produit élaboré sans l'entremise du
marketing ?
Trois
exemples, datant de 2002, viennent à l'esprit : la BCM (aujourd'hui
Attijariwafabank) avait lancé une carte bancaire spécialement destinée aux MRE,
mais l'opération n'avait pas réussi en raison de la durée de séjour
relativement brève de cette catégorie de clientèle. Le « sandwich-glace »
Miko (glace entourée de gaufrettes), lancé en France, était une idée
mort-née, parce que personne n'avait envie de s'embarrasser d'un produit
crémeux fondant rapidement dans la main. On peut dire autant du Coca-cola
parfumé à la vanille, lancé aux Etats-Unis… Faire preuve de créativité est une
expérience exaltante, mais le plus important est d'intéresser le public visé...
Que dire de l'échec retentissant des
orgues « technologiquement améliorés », mis sur le
marché étasunien dans les années 80 ? La complexité du produit rebutait
les amateurs potentiels dont l'âge moyen se situait au delà de 55 ans. Une
réflexion d'un dirigeant d'une chaîne de magasins de musique en disait long sur
la perspective adoptée : « Nous n'avons pas eu l'intelligence de
comprendre à ce moment-là que la réticence des clients venait de ce que les
ingénieurs avaient conçu ces nouveaux orgues à partir des possibilités que
leur offrait la technique et non en fonction de ce que les gens voulaient ».
(8)
Cela
amène à se demander encore : les gens ont-ils besoin d'un baladeur musical
numérique capable de stocker des milliers de chansons ? L'automobiliste a-t-il besoin d'un moteur capable de passer de 0
à 100 km/h
en 9 secondes ?
Les oreilles et les yeux ouverts
L’entreprise ne travaille pas pour
la gloire de l’innovation. Sa vocation n’est pas d’être un bain de créativité ;
c’est de faire réussir la ligne stratégique choisie. Il y a vingt ans, le
fondateur de la marque Nike (articles de sport) abondait dans ce sens : « si
la technologie est encore importante, c'est le consommateur qui doit guider les
innovations. Nous devons innover pour une raison spécifique et cette raison
provient du marché. Autrement, nous finirons par produire des pièces de musée ».
(9) Comme le dit un professionnel, « Quand le client veut,
la technique suit ». Les consommateurs potentiels montrent bel et bien
les directions de travail.
Le marketing intervient pour
délimiter les marchés rentables et orienter les efforts de recherche afin
d'aboutir à des produits répondant rigoureusement à la demande. Il est clair qu'on
n'amasse pas des connaissances pour la curiosité, mais dans le but exclusif
d'en extraire des applications. L'innovation, en somme, est la mise sur le
marché d’un produit nouveau avec succès.
Etre poussé par les consommateurs à
innover et progresser est une chance qu'il importe d'exploiter activement. Le
défi porte sur les capacités propres à l'entreprise, comme sur la connaissance
rigoureuse d’une demande solvable. Les révélations apportées par le public
cible (réclamations spontanées,
focus group,
observation) permettent de cadrer le domaine à l’intérieur duquel on peut
innover et dont on ne doit pas s’écarter. Aussi voit-on se développer, au même
titre que la fonction marketing, la fonction Recherche/Développement. Les
prédispositions de la demande sont nécessairement prises en considération – au
moins au stade de la recherche appliquée. A cette étape, l'argent ne saurait
être dépensé en dehors de toute préoccupation marketing. Sinon on retombe dans
les travers de l'optique produit.
Il est vain, à partir d’une prouesse
technique, de forcer le marché. Le marketing collecte l'information sur le public
cible et l'environnement global, puis la diffuse auprès des acteurs concernés. Il
pousse chacun à réagir et stimule ainsi la créativité. L'information est bel et
bien la matière première de l'innovation.
C’est donc le marketing qui pilote
le processus d’innovation. Pour autant, l’organisation dans son intégralité
prête attention au marché. Chacun doit avoir les oreilles et les yeux ouverts.
Ce sont les acteurs qui sentent les choses, pas les systèmes. Les commerciaux, en
particulier, sont censés transmettre à la hiérarchie les remarques de la
clientèle sur les produits, les prix, la politique commerciale, etc. Après
avoir visité un client, ceux-ci se connectent au site de l'entreprise. Internet
est devenu un moyen rapide et efficace de faire remonter l'information du
terrain. L'entreprise ouvre suffisamment de canaux pour capter (en temps réel) les
données qui échappent généralement aux enquêtes par questionnaire. (10)
Nous
parvenons là au cœur de la problématique :
Le plus important, ce sont les
tendances de la consommation et non les tendances technologiques. C'est l'imagination
commerciale qui crée les produits. Celle-ci, toutefois, n'a de sens que si elle
est approuvée et corroborée par la partie technique. L'innovation n’est pas un
processus solitaire ; elle suppose un dosage permanent entre recherche
(nouvelles connaissances, suggestions marketing) et développement (conception
de produits nouveaux). L'entreprise travaille en binôme marketing – R/D. La
synergie, grâce à l'association de compétences différentes, enrichit la réflexion
et accélère la mise en œuvre. C'est d'ailleurs sous cet angle que l’attitude à
adopter vis-à-vis de la fonction marketing était il y a peu un sujet de débat
majeur.
Thami
BOUHMOUCH
Avril
2012
________________________________________________________________
(1) Cf. T. B., « Le marketing
tourné vers le client », in : http://bouhmouch.blogspot.com/2012/02/45-le-marketing-tourne-vers-le-client.html
et « Le concommateur acteur principal »,
in : http://bouhmouch.blogspot.com/2012/02/55-le-consommateur-acteur-principal.html
(2)
Peter M.
Senge, cité par A. Hiam et Ch. Schewe, MBA Marketing – Les concepts, éd.
Maxima.
(3) Les innovations ne sont pas
nécessairement révolutionnaires : la plupart n'introduisent pas de changement
radical dans les habitudes de consommation.
(4) V. Tellier, cité par B.
Prouvost, Innover dans l'entreprise, les clés pour agir, Dunod.
(5) Chantal Defais, revue LSA n°
1294, mars 1992.
(6) J.-P. Pécoul et M. Santi, Fortune
faite, Dunod. Je souligne.
(7)
Je l’ai déjà
écrit en 2002. Voir : « La gestion de l’innovation au cœur du
marketing », in : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/la-gestion-de-linnovation-au-cur-du.html
(8) Cité par R. Whiteley et D.
Hessan, Les avantages compétitifs de
l'entreprise orientée clients, éd. Maxima. Je souligne.
(9) P. Knight, in revue Harvard-L'Expansion,
hiver 1992.
(10)
D’après la dernière enquête de l’ANRT en 2011,
91 % des entreprises au Maroc sont équipées en Internet (94 % de celles de 50 à
149 employés, 100 % de celles de plus de 149 salariés).
48 % de celles qui sont
connectées possèdent un site web (contre 6 % en 2002) ; 67 % d’entre elles sous-traitent le
développement de celui-ci à une entreprise tierce. Voir : http://oneminuteit.com/maroc/lobservatoire/maroc-91-des-entreprises-sont-equipees-en-internet/
et http://www.itmaroc.com/ntic/anrt-pour-les-entreprises-marocaines-l%E2%80%99heure
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