Série : Assise
culturelle de l’exploitation néocoloniale
«Si on se passe des Français, c’est comme si on les
agresse»
Laurent Gbagbo, ex-président ivoirien
S’il
est vrai que l’emprise néocoloniale est soutenue par les rapports marchands, elle
est également réglée et nourrie par un ensemble d’actions de conditionnement psychoculturel.
Les nations du Sud sont promises à l’invasion de biens économiques suivant les
voies tracées par la pénétration culturelle. La dépersonnalisation
de l’individu, en favorisant l’alignement intellectuel, fait obstacle au
développement des capacités propres de création. L’impérialisme culturel n’est
pas un vain mot.
L’économique,
foncièrement gouvernée par les pensées, se situe par rapport au phénomène
humain ; elle a affaire avant tout à l’homme. Or il n’y a pas d’hommes sans société,
comme il n’y a pas de société sans un système de références culturel qui
traduise l’expérience collective et réponde aux questions essentielles que l’on
se pose. Les valeurs et significations que la société propose à ses membres
s’organisent en un système qui présente une certaine cohérence, même s’il
comporte quelques contradictions. La culture nationale est ainsi définie
à partir du contexte social et historique propre à une collectivité ;
elle exprime la conscience, l’état spirituel des membres de cette collectivité
en tant que totalité. (1) Elle est liée organiquement à la lutte des
peuples contre l’assujettissement sous toutes ses formes.
On
sait que les valeurs expriment une manière d’être ou d’agir ; en
tant qu’idéal, elles orientent les pensées et les actes, elles sous-tendent une
attitude générale. Même si elles se situent dans l’ordre moral ou intellectuel,
elles sont donc impliquées directement dans la pratique matérielle. Comme le note
Rocher, «la valeur n’est pas moins réelle que les conduites
ou les objets dans lesquels elle se concrétise ou par lesquels elle s’exprime.
L’univers des idéaux est une réalité pour les personnes qui y adhèrent ;
il fait partie d’une société aussi bien que les immeubles ou le système routier».
(2)
L’économiste,
qui s’en tient d’ordinaire à la quantification, ne saurait perdre de vue que «le
genre de vie est lui-même normatif et [que] les valeurs sont
immanentes à la pratique». (3) Il se révèle que l’adhésion à
des valeurs données nait d’un ensemble complexe de dispositions d’esprit dans
lequel l’affectivité joue un rôle important. Or c’est précisément ce
caractère d’affectivité que revêt la valeur qui en fait un puissant facteur
dans l’orientation de l’action humaine.
Le
système international est foncièrement marqué par l’inégalité. Entre les nations,
les inégalités objectivement observables ont trait aux ressources, aux
structures économiques, aux conditions démographiques, au savoir technique,
etc. Cependant, les raisons de telles inégalités ne tiennent pas seulement aux grandeurs
mesurables – aussi importantes qu’elles puissent être. Elles procèdent aussi
des mécanismes subtils de la persuasion idéologique auxquels sont soumis les
pays anciennement colonisés. L’extraversion culturelle, l’emprise sur les
consciences, la mystification des hommes tendent à perpétuer la structure
inégalitaire.
Une
nation, peut-on dire, qui ne réagit pas contre la domination morale et
culturelle devient fragile et vulnérable aussi sûrement qu’une nation dont les
défenses matérielles sont déficientes. Sans sentiment d’identité, une
collectivité tend à se désagréger. «Je ne parle pas en termes d’indices ou
de niveau de vie, mais en termes d’être, au sens métaphysique du terme». (4)
Destinée à l’homme antillais, cette remarque mériterait d’être reprise ici sur un plan plus large.
C’est en devenant moins vulnérable et plus assurée que la voix des pays du Sud pourrait
se faire entendre. Il ne s’agit nullement d’une approche magique du réel. Cette
exigence morale est nécessaire, pas suffisante.
Un
des moyens de mettre en lumière ce propos peut-être fourni par l’exemple du
Japon. Il est établi qu’à l’arrivée des navires américains (1853), les Japonais
constituaient un groupe culturel homogène. Ils ont pu accueillir l’influence
occidentale sans la subir. Ce pays, qui a le plus jalousement gardé son
identité culturelle, peut se prévaloir aujourd’hui d’être une grande puissance
scientifique. «Alors qu’il lui était possible de confier la conduite de ses
affaires à une direction étrangère durant la période critique des débuts de son
développement, il a renvoyé chez eux ses guides étrangers, avec tout le
cérémonial et tous les remerciements qui leur étaient dus, et des hommes et des
institutions indigènes les ont remplacés». (5)
C’est
qu’au fond le développement traduit l’idée que se font les hommes de la forme qu’ils
voudraient donner à leur existence ; et cette idée n’est pas, ne peut
pas être partout la même. Ce mouvement complexe ne sera jamais un mouvement
purement économico-technique. Au-delà des conditions «objectives», il est aussi
le résultat de conditions «subjectives» – celles qui naissent non des faits et
mécanismes économiques, mais de la conscience de l’individu, de ses
motivations, de son état d’éveil et d’exigence… A terme, le besoin et la
volonté d’émancipation culturelle sont bel et bien nécessaires à
l’évolution des sociétés.
Comment,
sous ce rapport, appréhender le phénomène général de la domination
externe ?
L’Occident,
poussé par une sorte d’atavisme psychoculturel, œuvre pour créer les conditions irréversibles de
la dépendance. Des habitudes s’instaurent : une assistance multiforme est
volontiers accordée, des programmes et les méthodes à suivre sont prescrits dans
le cadre de la «coopération». «L’appropriation qui en résulte atteint
même la conscience du bénéficiaire qui s’en trouve aliénée, tandis que celle du
bienfaiteur se renforce dans son autosatisfaction. […] Même ceux qui
préfèrent enseigner à pêcher plutôt que d’envoyer du poisson n’échappent pas à
cette contradiction». (6)
Il
apparaît que la civilisation industrielle se fonde sur un processus
d’aliénation individuelle et collective, que ce processus tend à se déplacer de
la sphère interne – au sein du groupe social – à la sphère externe – entre
nations, entre Etats. C’est parce que les élites ex-colonisées sont dans la
mouvance de la culture et de l’idéologie de la puissance mère qu’elles n’ont
jamais pu s’engager dans une dynamique à caractère émancipateur…
Et
si la mystification des hommes et l’infériorité qu’ils ressentent
historiquement n’étaient que l’émanation des conditions objectives de la
domination technico-économique ? Telle qu’elle est formulée, cette
objection parait mal fondée. N’envisager la prépondérance culturelle,
l’abaissement des cultures que comme la projection mécanique de l’ordre
économique, c’est souscrire à une conception de la superstructure-reflet,
totalement infructueuse sur le plan théorique comme sur le plan politique.
Le
primat de la base économique doit être nuancé. Adopter une conception
strictement déterministe et causale des rapports humains c’est un peu tronquer
la réalité des faits. Il s’avère que les nations dominantes ont besoin de
trouver une justification à leur statut privilégié, à leur ascendant et à leurs
pouvoirs. Le dirigisme culturel qu’elles imposent est pour elles justificatif et
rassurant – par la présentation apologétique de leurs modèles et par la
perception dévaluée de la société qui leur est soumise.
On
conçoit alors que la France, renonçant à l’établissement colonial, ait voulu garantir
le caractère spécifique de ses relations avec ses ex-colonies. Une attention appuyée
est portée aux nouveaux Etats dont les élites s’expriment dans sa langue. Là se
trouve l’élément de continuité. Sur ce plan, l’impérialisme culturel français
est exemplaire : la poursuite active d’une politique de la francophonie,
notamment en Afrique, montre l’intérêt considérable accordé aux facteurs
culturels. Cette politique fait son chemin aujourd'hui dans l’équivoque et le
flou d’idées avenantes. Il est manifeste cependant qu’elle n’est pour la
France qu’une action à sens unique, qui lui permet de préserver et consolider son
influence.
L’hypothèque
socioculturelle gagne en intensité et devient l’élément fondamental de
la nouvelle forme de tutelle étrangère, car elle permet d’amarrer à long terme sur
les plans économique et culturel la société ex-colonisée à l’instance
dominante. Bien plus, il se révèle que la tutelle culturelle est la plus
néfaste, en ce sens que tendanciellement elle précède et non
s’ajoute à la tutelle politique et économique. L’exemple évoqué par Lipietz
est significatif à cet égard : «les Etats-Unis imposèrent leur modèle
de développement, culturellement d’abord, financièrement ensuite (avec
les plans Marshall et Mac Arthur), institutionnellement enfin (avec les accords
de Bretton Woods, la création du GATT, du FMI, de l’OCDE)» (7)
C’est
le constat que fait Cherkaoui : «l’impérialisme culturel est plus
pernicieux, plus néfaste que toute autre forme d’impérialisme. En conséquence,
c’est cette prééminence du culturel sur le social, l’économique ou le
politique qui doit sous-tendre notre action dans tous les domaines». (8)
S’il y a en effet une bataille à mener à l’échelle des nations, elle doit
l’être pour la défense du pluralisme et la sauvegarde de l’identité culturelle…
Il convient d’ailleurs de noter que l’Occident lui-même n’échappe pas à un tel impératif.
D’aucuns, ici et là, n’ont-ils pas fustigé un «Occident en crise, incapable
de préserver son identité» et la transmettre aux jeunes générations ? La
nécessité de contrer l’invasion culturelle/médiatique étrangère s’est fait sentir
en particulier en Europe. On se rappelle qu’en 1990 un plan unifié a été
élaboré en vue de contingenter les programmes de télévision non européens et
d’encourager les productions locales – cela dans le but clairement exprimé de
contenir l’hégémonie culturelle américaine.
En
définitive, si le «retour du national» gagne des pays puissants – qui
prêtent moins le flanc au dirigisme culturel – que dire des autres ?... Le
refus de l’extraversion culturelle est certes loin d’être un phénomène
contre-nature.
Thami
BOUHMOUCH
Juin
207
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(1) Cf. article précédent : Economie
et culture, les raisons d’une réconciliation https://bouhmouch.blogspot.com/2016/06/economie-et-culture-les-raisons-dune.html
(2) Guy Rocher, Introduction à la sociologie
générale, volume 1 : L’action sociale, éd. HMH Points 1968, p. 72.
(3) Osiris Cecconi, Croissance économique et
sous-développement culturel, PUF 1975, p. 8. Je souligne.
(4) Aimé Césaire, entretien in Le Monde du 6 décembre
1981.
(5) James A. Dator, La science et la technique
dans la société japonaise, in Ch. Morazé, La science et les facteurs de
l’inégalité
(ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 203.
(6) J.- Y. Carfantan & C. Condamines, Qui
a peur du Tiers-Monde ? Rapports Nord-Sud : les faits, Seuil
1980, p. 132.
(7) Alain Lipiedtz, Mirages et miracles, problèmes
de l’industrialisation dans le Tiers-Monde, éd. La Découverte 1986, p. 38.
Je souligne.
(8) Abdelmalek Cherkaoui, Futur sans fatalité, planification
renouvelée et projet de société, éd. Edino 1985, pp. 241-242.
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