Série : Assise culturelle de
l’exploitation néocoloniale
La
prépondérance néocoloniale se manifeste non seulement par la mainmise sur
l’économie des ex-colonies, par des termes de l’échange iniques, par l’aide
alimentaire, mais aussi par la transculturation des élites et des gouvernants.
Dans la perspective idéologique de l’univocité occidentale, les grands
capitalismes imposent partout leurs intérêts et leurs modèles, érigés en
valeurs universelles. L’ère du colonialisme informel – comme celle du
colonialisme direct – illustre clairement l’ambivalence d’une telle conduite.
Il
est indéniable que l’Europe a peu appris de ses colonies, lors même que
celles-ci ont consenti à assimiler son éthique et ses formes de logique. Pourquoi
n’y a-t-il pas d’ethnologues africains ou arabes venant étudier le mode de vie et
les mœurs des populations européennes ? La question n’est pas vaine. Et si
l’on enseigne Adam Smith, Newton ou Pascal au sud de la méditerranée, les
universités du Nord font allégrement abstraction de grands savants comme Ibn
Khaldoun (sociologie), Ibn Haytham (innovations), Ar-Razi (logique, médecine), Abou
al-Qassim Zahraoui (chirurgie), al-Khawarizmi (algèbre), Ibn Nafis (yeux, vision),
al-Hamadani (pesanteur), Nasredine al-Tossi (copieusement plagié par Copernic),
etc.
L’économique
conventionnelle, consciemment ou non, se prive d’étendre son horizon. L’importance
accordée aux données quantifiables et aux changements de dimension tend à faire
l’impasse sur les rivalités qui se déroulent sur le champ des références
culturelles et des significations, à marginaliser ce faisant l’essence du sous-développement.
L’analyse de Ziegler à cet égard est pertinente : « la production
des biens symboliques revêt, dans chaque société, une importance théorique et
pratique aussi considérables que la production des marchandises. Les images ne
sont jamais innocentes. Elles sont destinées soit à libérer, soit à asservir
les hommes. Elles forment pour toute sociologie de l’impérialisme un objet
nécessaire ». (1)
Il
est manifeste que l’idéologie coloniale continue de structurer les consciences,
d’organiser le monde, de régenter les rapports avec l’ex-métropole. La remarque
de Piettre mériterait d’être reprise ici sur un plan plus large : « c’est
ici que s’inscrit le caractère le plus profond – et le moins exprimé – de
l’impérialisme américain. Non plus politique, ni économique, ni technologique
mais impérialisme psychologique. Il imprègne les consciences,
infléchit les mœurs, pénètre les façons de vivre ». (2)
Tout processus de changement est conditionné pour
une part par l’histoire des agents impliqués et par l’incidence qu’elle exerce
sur leurs comportements. Le
legs colonial, s’il constitue une entrave à l’émancipation des peuples, c’est
dans la mesure surtout où il introduit des données qualitatives. Héritant d’une
infrastructure spécifique et de liens de subordination politique, les pays
formellement indépendants doivent au surplus subir une situation de domination culturelle, une juxtaposition
destructrice
de cultures. Regardée de la sorte, leur condition d’ex-colonie
constitue une entrave sérieuse à une véritable mutation de ces pays. Le
sous-développement, produit d’une évolution historique singulière, se traduit
par une coexistence durable de deux systèmes de valeurs antagoniques…
L’emprise
la plus virulente et la plus dangereuse est non pas celle qui porte sur la
structure économique mais celle qui s’en prend à la culture, vise à la
dépréciation intellectuelle et, partant, à attaquer l’être dans ses manières de
sentir, de penser et d’agir. Au-delà des échanges commerciaux et des mécanismes
d’exploitation, la domination se manifeste par les influences socioculturelles
qui engendrent une traumatisation des nations subordonnées.
De
là, lorsqu’il est question de « carcan du pacte colonial » (3)
c’est essentiellement à l’handicap psychoculturel qu’il importe de penser.
Pour risquer une formule rapide, disons que si la société assujettie est
privée des ressorts intellectuels et culturels nécessaires à une dynamique
autonome, c’est à bien des égards parce qu’elle existe trop exclusivement par
et pour l’ex-métropole à laquelle elle continue d’être rattachée.
L’accent
mis d’ordinaire sur les contraintes économiques imposées par le système
international détourne l’attention des facteurs non-économiques. Les obstacles dont pâtissent les pays
dépendants ne sont pas seulement des blocages de nature économique, mais aussi,
au niveau superstructurel, des blocages de type culturel qui
affermissent les premiers. A l’échelle des nations, l’écueil est en profondeur
lié à des systèmes de valeurs qui tendent à reproduire les liens de domination.
C’est la conception qu’adopte El Mandjra : « Le problème le plus
sérieux dans le dialogue Nord-Sud n’est pas de nature économique, il se situe
au niveau des mentalités et d’un impérialisme culturel ethnocentrique et
arrogant qui empêche toute communication véritable ». (4)
La
prépondérance linguistique n’est-elle pas un moyen sûr de perpétuer la domination
externe ? Le cas du Rwanda à cet égard mérite mention. Ce petit pays, où le
français recule nettement depuis plusieurs années, vient de décider de faire du
swahili sa quatrième langue officielle et ainsi de donner le coup de grâce à ce
vestige de la colonisation. Les dirigeants du pays entendent tourner la page des
sujétions passées, renouer avec leur histoire et leur culture. Mais l’ex-colonisateur
belge et surtout les autorités françaises ne peuvent accepter une telle
tentative d’émancipation qui risque de faire tâche d'huile. « Puissance
impérialiste de premier plan en Afrique, la France ne saurait tolérer aucune
forme de remise en cause de sa domination dans ce qu'elle considère toujours
comme son "pré carré" africain. Les Rwandais s'attendent d'ailleurs à
ce que la France cherche à déstabiliser les autorités de Kigali ». (5)
Ici,
de nouveau, il convient de mettre l’accent sur le caractère dangereusement
illusoire de l’indépendance nominale : il apparaît que pratiquement tous
les pays décolonisés ont remis « à plus tard » leur émancipation culturelle
– si tant est qu’ils aient pris conscience véritablement de son influence
décisive. Seules les questions politiques et économiques (stricto sensu)
retiennent l’attention, focalisent l’intérêt. Vulnérables aux pressions
externes, les nouveaux Etats se trouvent démunis et impuissants, sinon
« complices » du fait de l’implication inavouable de tant de leurs
dirigeants. Ceux-ci s’estiment affranchis et maîtres de leurs choix, mais les
esprits demeurent durablement hypothéqués. Dans toute relation avec
l’ex-métropole, les termes du dialogue correspondent obligatoirement aux
catégories et normes admises. Dans
les pays du Maghreb, la langue de l’ancien colonisateur s'incruste dans les
sphères financières et commerciales, comme au cœur même de l’État ; elle
garde une position culminante bien que l’arabe et le berbère soient les langues
officielles… Cela étant, quel que puisse être l’intérêt intellectuel à mettre en lumière les fondements historiques de la domination culturelle actuelle, les condamnations ne peuvent plus rien contre des faits écoulés. En revanche, il y a avantage à tenter de comprendre ce qui est en train de se passer au niveau mondial sur le terrain de la culture. C’est à quoi sont consacrés les prochains papiers.
Thami
BOUHMOUCH
Nov.
2016 – Fév. 2017
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(1) Jean Ziegler, Main
basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil 1980, p. 26. Je souligne.
(2)
André
Piettre, Impérialisme et culture. Le Monde du 3 mai 1975, p. 4.
(3) Selon le mot
d’Albert Meister, L’Afrique peut-elle partir ?, Seuil 1966, p. 77.
(4) Mahdi ElMandjra, A
propos du Rapport de la commission Brandt sur les problèmes du développement,
in Rétrospective des futurs, éd. Ouyoun 1992, p. 15.
(5) Youssef Girard, La libération culturelle :
l’exemple rwandais [février 2017] http://www.ism-france.org/analyses/La-liberation-culturelle-l-exemple-rwandais-article-20221?ml=true
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