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7 décembre 2012

LE MARKETING SE PORTE SUR L'ECOPRODUIT



«Le seul objectif d'une entreprise est d'augmenter ses bénéfices. En d'autres termes, toute décision favorable à l'environnement, mais préjudiciable aux résultats financiers est à éviter» Milton Friedman (en 1970)




La pollution de l'air, des eaux, du milieu urbain, des océans et même de l'ionosphère, la déforestation et la désertification... sont toutes liées directement ou indirectement à la consommation. Les petits sacs en plastique qui pullulent au Maroc sont certes pratiques et répondent aux besoins immédiats des consommateurs ; ils posent cependant un problème écologique sérieux : ils ne sont pas recyclables et leur biodégradation nécessite près de 400 ans. «Nous ne pouvons pas, dit un haut fonctionnaire, nous attaquer aux entreprises qui produisent ces sachets puisqu’elles travaillent majoritairement dans l’informel». (1) De même le conditionnement des boissons gazeuses dans des bouteilles en plastique non consignées et non destructibles aboutit à un gaspillage (sauf si la matière est recyclée), comme à l'amplification malavisée du volume des détritus impérissables.
Concevoir des voitures très puissantes, pour satisfaire les tendances du marché, se traduit par une surconsommation de carburant, une pollution plus accentuée et des accidents plus meurtriers. A Casablanca, circulent chaque jour quelque 596.000 véhicules (non compris les 149.000 motocyclettes non immatriculées). Tous ces engins consomment une moyenne de 766.960 m3 de produits pétroliers, essentiellement du diesel. (2)  Le gaz rejeté par les échappements est le responsable principal de la pollution. Le carburant commercialisé au Maroc (mis à part le gazole 350) contient une dose excessive de plomb et d'oxyde de souffre. A eux seuls, les véhicules consommant du diesel rejettent annuellement des centaines de tonnes de poussières de particules de plomb dans l'air de la ville.  En juin 2012, le Centre International de Recherche contre le Cancer (CIRC) a fini par classer les gaz d'échappement diesel parmi les substances cancérigènes.

L'enjeu environnemental
Au Maroc, la dégradation écologique et l’épuisement des ressources naturelles ne font que croître au fil du temps. «Le constat est alarmant : seulement 100 entreprises ont la certification ISO 14.001 relative au système management de l’environnement». (3) Un rapport du Conseil National de l'Environnement (CNE), daté de mai 2009, estime le coût annuel de dégradation de l’environnement à 3,7% du PIB (8 % en 2000), soit 13 milliards de dh (20 milliards en 2000) et le coût de remédiation à 1,8% du PIB, alors que la dépense publique effective en faveur de l’environnement ne dépasse guère 0,7% du PIB par an. (4) «L’analyse de la fiscalité marocaine montre que le système actuel a une finalité budgétaire prépondérante et peu de taxes et de redevances ont un objectif d’orientation de comportement visant à préserver l’environnement». (5)
L'Office Chérifien des Phosphates (OCP) et les industries pétrochimiques sont parmi les principaux pollueurs. Le grand public devient un peu plus sensible au problème et une conscience collective des enjeux de la préservation de la nature se développe. (6) Les signes de cette sensibilisation ont été perçus déjà en 1998, lorsque le Projet de Gestion de l'Environnement (PGE) a été mis en œuvre.
Un mouvement de prise de conscience finit normalement par susciter une action rectificatrice. Un marketing éthique, responsable et sensible aux préoccupations humaines ne saurait faire abstraction de la détérioration de l'environnement. Déverser des produits polluants dans l'océan ou les rivières s'accorde certes avec l'exigence de rentabilité, mais le milieu naturel en subit lourdement les conséquences. Le «coût environnemental», qui n'est pas inscrit dans les registres comptables, se répercute sur la communauté entière.
L'écomarketing, comme le préfixe l'indique, tient compte spécifiquement du problème écologique. Qu'en est-il ?
De nouvelles contraintes, en l'espèce, viennent se greffer à l'activité des entreprises : pression des ONG et des médias, contrôle des pouvoirs publics, barrières non tarifaires dissuasives (les normes écologiques imposées à l'exportation)... Il y a vingt ans, les écologistes en Europe avaient propagé l'image d'immenses décharges débordantes de couches jetables nauséabondes. La multinationale Procter & Gamble (marque Pampers) était obligée de répliquer.
La gestion rationnelle des ressources naturelles, à n'en pas douter, sera l'un des enjeux du développement dans les années à venir. Il y a longtemps que la marque de voiture japonaise Toyota a lancé son modèle Prius, doté de deux moteurs, thermique (essence) et électrique. (7) Ici ou là, des fabricants s'efforcent de tenir compte des nuisances occasionnées par l'acte de production. Ils sont incités à utiliser des substances non toxiques, à adopter des technologies non polluantes, à réparer tant bien que mal les dommages causés à l'environnement.
L'achat vert est devenu une tendance lourde, un signal pour les décideurs. Nombre de produits nouveaux nous sont désormais familiers : les aérosols et les réfrigérateurs sans CFC, les détergents sans phosphates, les piles sans mercure, le carburant «propre», les pots catalytiques, le papier 100 % fibres recyclées, etc. 
Progressivement, une culture managériale de l'environnement prend forme. L'écoproduit se doit de respecter le milieu naturel à tous les stades : extraction de la matière première, processus de production (traitement de l'eau), consommation, élimination après usage (incinération, neutralisation, thermolyse). La conception d'une voiture, par exemple, doit tenir compte non seulement de son usage, mais aussi de sa destinée en fin de parcours (état de carcasse). Il faut déterminer ce qui va être recyclé, réutilisé, composté... Le problème est considéré à la base.

Des préoccupations sociétales
Au Maroc, de telles préoccupations ne sont pas absentes. Ainsi, BMCEbank, qui se veut citoyenne, associe son image aux enjeux écologiques, en collaborant avec le Groupe pour la Défense Stratégique de l'Environnement (GREN). On se rappelle qu'en 1999, la banque avait lancé et financé un programme de plantation de 20.000 arbres en milieu urbain, essentiellement dans les établissements scolaires et publics (hôpitaux, orphelinats). (8) Elle a par la suite participé à la restauration des Jardins Exotiques de Bouknadel, aux campagnes de propreté et d’animation des plages, à la campagne de sensibilisation à la dépollution de l’air. Elle est en outre engagée dans des actions concrètes de réduction de ses consommations de papier, d’eau et d’énergie. En mai 2010, l’adhésion de la banque aux Principes de l’Equateur a consacré son engagement environnemental (financement de projets). Aujourd’hui, la mise en place du Système de Management Environnemental (SME) selon la norme ISO 14001, couvre l’ensemble des activités et produits de la banque. (9)
La société Management Service Environnement à Casablanca propose, justement, aux industriels d'intégrer la composante environnement dans leur mode de management, de réaliser avec eux un état des lieux de l'impact de leurs activités sur le milieu naturel, de les accompagner à la certification ISO 14001, etc.  Nombre entreprises se sont attribué le paramètre écologique en s'imposant le respect des normes internationales. Là encore, la tendance ne date pas d'hier : en 1998, Air Liquide Maroc, Akzo Nobel, BASF Maroc, General Tire, Henkel Maroc, Hoechst Maroc, Afriquia Plastic, Shell du Maroc, Johnson & Johnson, Lever Maroc, OCP (phosphates), SCAM (approvisionnement minier), SCE (engrais et produits chimiques), SNEP (pétrochimie) avaient adhéré à la charte dite «Responsible Care». Il s'agissait d'un code de bonne conduite qui avait pour principe l'amélioration des performances dans le secteur de la santé, de la sécurité et de l'environnement. (10) Aujourd'hui, les chefs d'entreprises membres du réseau (25 en 2011) ont pris note de l’incidence très positive de la charte sur le rendement et la productivité. (11)


L'action des cimenteries s'inscrit dans cette optique. Le programme présenté par l'Association Professionnelle des Cimentiers (APC) date de 1998. Il y était question, entre autres, de mettre en place les instruments de réduction graduelle de l'émission de poussières et de la pollution atmosphérique. Sur le site de Lafarge, on peut lire cette profession de foi : «Pour Lafarge Maroc, la protection de l'environnement répond d'abord à une exigence éthique. Elle part de la conviction qu'il n'est pas de croissance durable sans conciliation de la performance économique et du respect de l'environnement». (12)
Ce sont de telles préoccupations, il y a quinze ans, qui ont amené Nestlé Maroc à modifier le conditionnement du lait en poudre Nido. L'emballage métallique en fer blanc, en effet, a été abandonné au profit d'un conditionnement en carton et aluminium (compte tenu de la rentabilité). La différence est très appréciable, car le carton est plus léger et n'a pas d'impact négatif sur l'environnement ; contrairement au fer blanc, c'est une matière biodégradable.
Les industries chimiques et para-chimiques, quant à elles, sont appelées à mieux intégrer les données écologiques, aussi bien dans leurs décisions d'investissement que dans leur gestion. Progressivement, elles mettent en place des installations d'épuration et des décharges pour leurs déchets industriels.
Oriflamme, la célèbre marque suédoise de cosmétiques, n'est pas en reste. Depuis sa création, elle s'efforce de préserver le fragile équilibre entre les impératifs commerciaux et le souci écologique. Des règles sont ainsi émises : choix systématique des aérosols sans CFC, conception d'emballages recyclables, recours aux tests de produits sur des personnes volontaires et non sur des animaux...
La nécessité de se plier aux normes internationales environnementales se précise en particulier auprès des entreprises marocaines tournées vers l'exportation. Celles qui opèrent dans le secteur de l'agroalimentaire sont engagées à mettre en place un «système d'éco-vigilance» pour protéger le milieu naturel. La compétitivité exige qu'il y ait compatibilité entre la maîtrise des coûts de production et l'enjeu écologique. La démarche tend à s'inscrire dans une optique de qualité totale ; l'environnement et la qualité s'intègrent l'un dans l'autre. «L'éco-efficacité» est devenue rapidement l'une des clés d'accès aux marchés internationaux.
Sur ces marchés, en effet, le label écologique est érigé en condition d'accès. On sait qu'en Europe les produits biologiques gagnent de plus en plus de terrain (yoghourts, œufs, chips, etc.). Si la tendance «bio» en agro-industrie suscite une demande chaque jour plus forte, c'est qu'elle répond à deux exigences : d'une part, une alimentation saine et des composantes précieuses pour l'organisme ; d'autre part, des conditions de production qui tiennent compte de la protection du milieu naturel.

Il apparaît ainsi que le marketing, tout en cherchant à satisfaire des désirs, à vendre des produits et à créer une image de marque, tend à s'imprégner des valeurs morales et sociales de l'heure. L'intégration des préoccupations sociétales, en fin de compte, ne contrarie pas les intérêts des fabricants, en dépit des coûts élevés qu'elle entraîne. Tout se passe comme si l'entreprise œuvrait davantage pour le bénéfice à long terme que pour le gain à court terme. Qui plus est, il est établi que l'impératif écologique fournit un terrain fertile où peuvent se dessiner diverses d'opportunités de profit et de développement.

Thami BOUHMOUCH
Décembre 2012
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(6) En mars 2004, le Secrétariat d'Etat chargé de l'Environnement a publié une brochure intitulée “Les nouvelles lois de protection de l'environnement”.
(7) Le premier modèle a été lancé en 1997. En 2012, la nouvelle Prius Plug-in Hybrid est capable de rouler 25 km en mode électrique grâce à sa nouvelle batterie lithium-ion (consommation/émissions de CO2 réduite). Voir : http://www.turbo.fr/toyota/toyota-prius-3/essai-auto/508857-essai-toyota-prius-3/  Novembre 2012.


28 novembre 2012

DE L'EXIGENCE D'UN MARKETING A VISAGE HUMAIN



 «Le marketing porte en lui-même, par définition, toutes les caractéristiques d’un comportement éthique»  J.-P. Helfer


Le marketing est devenu, plus que jamais, une nécessité pour toute organisation moderne. Il n'est pas pour autant exempt de critiques et de réprobations. De là, l'entreprise peut-elle assumer une sorte de responsabilité sociale ? Un marketing à visage humain est-il possible ?...

Malentendus et tromperies
Le marketing est supposé suggérer un moyen, une façon de satisfaire les besoins, au mieux des intérêts de l'entreprise. Nous avons noté dans un article antérieur qu'il peut être utilisé à des fins plus ou moins morales. (1) On lui reproche notamment de raccourcir à dessein la vie des produits, de faire passer pour des innovations des changements mineurs ou factices, de manipuler les prix en proposant des baisses illusoires, de mettre sur le marché des articles déficients ou même dangereux, de favoriser dans les grandes surfaces les achats irréfléchis, d'émettre des informations ambiguës ou trompeuses (étiquetage, dépliants...), etc.
En particulier, on reproche à la publicité d'envahir les foyers par des messages aliénants, de focaliser l'attention sur le clinquant et le faux-semblant, de farder le superflu pour le rendre indispensable. L'annonce qui invite à la consommation s'adresse au subconscient. Le destinataire est conditionné, répond par des réflexes à des incitations émotionnelles répétitives. La publicité cherche à jouer sur les sentiments et les pulsions du consommateur ; elle s'ingénie à séduire et faire rêver. Elle pousse la masse à des achats qui, dépassant le cadre de besoins réellement ressentis, touchent un domaine obsessionnel. Une tendance factice prend forme. Le crédit est de plus en plus justifié par des besoins incontrôlés.
Depuis longtemps, on a pris conscience que la philosophie axée sur le marketing peut déboucher sur des outrances. Ainsi, nombre de produits recherchés par l'individu sont susceptibles de porter atteinte à sa santé et son bien-être (fast-food, tabac, sucreries...) ou de nuire à l'environnement (détergents non biodégradables, emballages non récupérables...). Dans le monde entier, l'image de Coca-cola est celle d'une compagnie qui produit des boissons gazeuses en réponse aux désirs du public. Pourtant ces boissons contiennent de la caféine, du sucre et de l'acide phosphorique – des substances néfastes pour les dents. Elles sont vendues dans des bouteilles non consignées et non biodégradables, représentant un danger pour l'environnement.
Les faits donnent à penser que l'acte productif ne se justifie pas partout et en toutes circonstances. «Aujourd'hui nos rues sont de plus en plus encombrées par la circulation, nos réfrigérateurs regorgent de nourriture et nos armoires de vêtements ; tant et si bien que la production de la société paraît de plus en plus superflue...». (2) Ce constat alarmant, formulé il y a plus de trente ans, n'est-il pas toujours d'actualité ?
Le marketing aurait donc des «effets secondaires» contestables : les sollicitations persuasives ou sous pression, le conditionnement de masse, la prolifération de produits inutiles, les excès de glucides et de lipides, le gaspillage inquiétant des ressources non renouvelables... Tout compte fait, en matière de déontologie, les responsables du marketing ne jouissent pas d'une bonne réputation. L'image négative tient aux pratiques moralement contestables adoptées par la profession et surtout au fait que l'activité marketing est la seule qui soit perçue directement par le grand public. Comme le relève Helfer, «on, assimile tellement aisément marketing et commerce, marketing et publicité que les éléments les plus voyants de toutes les actions de l’entreprise sont facilement pris comme emblèmes de ce qu’il convient de ne pas faire». (3)
Autour de nous, les exemples sont légion. Les opérateurs de téléphonie axent leurs campagnes de promotion sur des données floues ou incomplètes. Telle marque de shampooing, pour accroître la quantité consommée, recommande de se laver les cheveux deux fois consécutives. Telle autre multiplie les références alors que quatre pourraient suffire à satisfaire tous les types de besoin. Il vous en coûtera de lire l'étiquetage d'un paquet de biscuits : le texte est microscopique et le poids est dissimulé sous le pli de l'emballage.
Partout au Maroc, le défaut d'affichage des prix est à l'origine de malentendus et tromperies permanents. Dans les grandes surfaces, presque tous les prix affichés se terminent par 9 ou/et par les décimales 95 ou même 99. Cette pratique, très répandue (appelée odd pricing), a pour but de maquiller le prix, de camoufler le seuil auquel le consommateur est censé renoncer à l'achat. De plus, il n'est pas rare que le prix requis à la caisse soit plus élevé que celui indiqué en rayon. (4) Par ailleurs, un distributeur de matériel informatique comme Surcou affiche ses prix hors taxes sur les panneaux, mais s'arrange manifestement pour que les lettres HT ne soient pas visibles. Les clients potentiels, habitués aux prix TTC, se trompent à tous les coups. Une fois dans le magasin, on leur dira bien que le prix est hors taxe, mais ils seront déjà "ferrés" (attrapés à l'hameçon).
De là, quantité de questions viennent à l'esprit : si le marché renvoie à l'idée de souveraineté du consommateur (comme l'enseigne la théorie de l'économie de marché), comment expliquer les situations innombrables de mécontentement et de frustration ? Les gens ne sont-ils pas instamment poussés à acheter des produits quasiment inutiles ou même nocifs ? La libre concurrence peut-elle réussir à éliminer ceux qui trichent, qui se livrent à des dissimulations frauduleuses, qui trompent le consommateur ? Une entreprise qui répond strictement à des besoins individuels agit-elle dans l'intérêt de la collectivité ?

Vers un marketing éthique
A une époque de standardisation à outrance et de propagation de désirs socialement néfastes, on a commencé à s'interroger sur le bien-fondé de l'optique marketing. On a pris conscience qu'elle ne tient pas compte de l'antagonisme latent qui peut exister entre l'acte d'achat et l'exigence du bien-être individuel et collectif. L'objectif de production ne recouvre pas, tant s'en faut, celui de la satisfaction des besoins sociaux. Ainsi, l'action marketing semble opposée à l’esprit d'éthique, comme si ces deux impératifs étaient inconciliables…


Le concept de marketing sociétal est né de ces préoccupations. C'est une optique relativement récente qui consiste à satisfaire les désirs du marché cible, tout en préservant et en améliorant le bien-être du consommateur ainsi que celui de la collectivité dans son ensemble.
Selon les tenants de cette approche, la mission de l'entreprise n'est pas seulement de produire des biens et services, de satisfaire les besoins des clients (compte tenu de la rentabilité attendue), mais également de respecter leur intérêt. Une chaîne de télévision généraliste, pourrait-elle privilégier les feuilletons légers et les émissions de divertissement si les préférences apparentes de la masse de téléspectateurs vont dans ce sens ? Pourrait-elle négliger sa mission de répondre aux aspirations (latentes) de la population en matière d'information, de culture et d'éducation ?
Le marketing sociétal est une optique ambitieuse, un grand défi. L'idée est désormais de considérer l'aspect conflictuel des désirs humains. Il n'est que de voir de nos jours la tendance à satisfaire la gourmandise (chips, friandises...) au détriment d'une alimentation saine, à fabriquer des voitures puissantes à moteur diesel au détriment de la sécurité routière et du cadre de vie. Vu les prouesses réalisées en matière de performance et de confort, l'automobiliste n'est-il pas porté à moins de prudence et de retenue ? Les nouveaux véhicules atteignent des vitesses de plus de 200 km/heure et les utilisateurs – convaincus d'être protégés par une technologie de pointe – ont tendance à s'inscrire dans une logique de compétition.

Le fast-food satisfait le besoin d'une nourriture rapide, parfaitement propre et bon marché, mais les hamburgers contiennent beaucoup de calories et de graisses saturées. Les mets servis dans les restaurants McDonald's, en particulier, sont contestables d'un point de vue diététique. D'aucuns pensent qu'à la longue ils sont néfastes pour la santé. Aux Etats-Unis, où 40 % de la population souffre d'obésité et d'autres maladies liées à l'alimentation, le leader mondial de la restauration rapide est très critiqué. On se rappelle qu'en 2004, sous la pression des nutritionnistes et des associations de consommateurs, il avait décidé de supprimer ses menus les plus copieux (portions géantes de frites et de boissons sucrées) dans ses 13.600 restaurants locaux. Bien avant cela, en 2002, il avait affiché sa volonté de contribuer à «un style de vie équilibré», en introduisant des laitues, des yaourts et des salades de fruits. Un jour viendra vraisemblablement où le nombre de calories sera indiqué sur les menus...
Autant dire qu'il ne s'agit plus de flatter «le vice» mais de conforter «la vertu». Un mouvement de moralisation des affaires semble prendre naissance. L'entreprise qui se préoccupe normalement des désirs des consommateurs et des conditions de rentabilité ne saurait sacrifier les intérêts de la société dans son ensemble. La satisfaction des individus doit répondre à une sorte d'optimum collectif. Autrement dit, il s'agit de tenir compte des intérêts à la fois du consommateur, du producteur et du citoyen.
Pour remplir leur rôle traditionnel, les industriels doivent encore sauvegarder les richesses naturelles de la collectivité, contribuer à l'amélioration de la qualité de vie, aller dans le sens de l'épanouissement des hommes... Le propos semble prendre une allure romantique, mais il ne faut pas s'y tromper. La notion d'écotourisme (ou tourisme durable) est née de ces préoccupations en matière d'éthique, de respect envers les milieux naturels et les communautés. L'idée en principe est de répondre à la fois aux besoins des touristes et à ceux des sociétés qui les accueillent. (5)
L'entreprise s'efforce donc d'atteindre ses objectifs, tout en assumant une certaine responsabilité sociale. Le bien-être individuel et collectif, la contribution à la situation de l'emploi, au développement des compétences, à la lutte contre la pauvreté sont aussi son affaire. En 2009, Jet Sakane était le premier promoteur immobilier marocain à recevoir le label CGEM pour la Responsabilité Sociale de l’Entreprise… Les opérations humanitaires sont légion dans les secteurs de la grande distribution, des produits d'hygiène, de la banque, des produits pharmaceutiques, de la téléphonie, de l'informatique, des produits alimentaires, du ciment. (6) Bien que les campagnes caritatives ne soient pas totalement désintéressées, les divers intervenants témoignent d'un esprit d'éthique, de la volonté d'adhérer aux préoccupations sociales et économiques du pays. 
En fait, si l'éthique trouve son terrain d'expression le plus sensible dans le social et l'écologie, elle offre de larges opportunités dans la relation avec le client. Comment celle-ci pourrait-elle réellement faire abstraction de la morale et l'honnêteté ? «En pratique, les décisions ne sont jamais neutres et les valeurs morales sont indispensables au bon fonctionnement de l'entreprise. En effet, la plupart des relations d'affaires exigent la confiance. Et quel serait l'intérêt de la publicité si presque tous les annonceurs mentaient ?» (7)

Le marketing, regardé en surface comme un ensemble de techniques, est avant tout une démarche, un état d'esprit, une philosophie managériale. Il ne se réduit aucunement à des moyens de conquête de marché… Tout bien considéré, il est appelé à faire face à la montée de l'amoralité du monde des affaires. Il en va de sa crédibilité comme de la pérennité d'une relation saine et loyale avec le public cible. «Qui mieux que le marketing peut prendre en main la gestion de la réputation de l’entreprise ? Par définition, il est le garant de l’interface avec l’extérieur, simplement parce que l’extérieur c’est d’abord le client». (8)

Thami BOUHMOUCH
Novembre 2012
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(1) Cf. T. B., «Le besoin : stimulé, canalisé ou manipulé ?», in : http://bouhmouch.blogspot.com/2012/04/le-besoin-stimule-canalise-ou-manipule.html
(2) Robert L. Heilbroner, «Les grands économistes», Seuil 1971, p. 312.
(3) Jean-Pierre Helfer, «Et si le marketing était éthique par définition ?», in : http://www.gregoriae.com/dmdocuments/2003-08.pdf
(4) Cf. T. B., «Affichage des prix : pourquoi, comment ?» in : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/10/affichage-des-prix-pourquoi-comment.html
(5) Pour l'heure, la réalité n'est pas toujours conforme à cette vision : les exemples de dégradation des écosystèmes et de déstructuration des sociétés locales ne manquent pas.
(6) Cf. T. B., «Le marketing obéit-il à une morale égoïste ?», in : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/le-marketing-obeit-il-une-morale.html 
(8) J.-P. Helfer, op.cit.

12 novembre 2012

LE RACISME ANTIMUSULMAN A L'HEURE DU RECUL DU DROIT



« Il y a dans notre pays, un marché de l’islamophobie. Un créneau. Une clientèle »  Denis Sieffert




Dans les pays de tradition chrétienne, les polémiques virulentes qui touchent aujourd'hui les divers courants politiques au sujet des citoyens musulmans sont hautement alarmantes. En France notamment, le traitement de la spécificité musulmane fait l’objet d’une instrumentalisation politicienne dégradante. Des rites alimentaires calomniés à la récusation du voile, du soutien quasi officiel aux caricatures insultantes à la campagne contre les prières de rue et au « grand débat sur l’islam ». Tout se passe comme si on voulait rendre l'islam invisible et inodore – voire indolore. Pour bien entériner ce climat hostile, voilà que les autorités ont décidé (avril 2011) de fermer l’IFESI (Institut français d’Etudes et de Sciences Islamiques), pour « des raisons de sécurité ».  

L'islamophobie progresse, se durcit
Ici et là, les conversions à l'islam sont légion. « C'est un fait connu qu'aux Etats-Unis, en Europe et dans le monde entier l'islam est la religion dont l'expansion est la plus rapide ». (1) Y a-t-il lieu de s'en inquiéter, de se mobiliser pour y mettre le holà ?
Les grands noms du gotha de l’extrême droite européenne se rencontrent, avec l'assentiment du pouvoir, pour débattre des dangers d’une Europe « en voie de s’halaliser ». La France de Sarkozy et de Hollande vire doucement vers une islamophobie décomplexée, qui fait revenir à l'esprit les pires moments de son histoire. Les rafles au faciès et la chasse aux porteuses de foulard ne font-elles pas penser au sort subi par les Juifs sous Pétain, par les Algériens sous Papon ? Voilà que l'ultra sioniste Valls appelle à la dénonciation contre « les dérives de l'Islam ». Il « préfère menacer, interdire et réprimer. Il perpétue ainsi une logique coloniale dans laquelle deux humanités ontologiquement différentes ont des droits distincts : "liberté d’expression" pour les occidentaux, injonction au silence pour les autres ». (2) Ch. Chitour s'interroge : « Ne sommes-nous pas en train de voir se profiler une version revue et corrigée d’un néo-maccarthysme ? ». (3)
Par les temps qui courent, les citoyens musulmans en Europe sont au quotidien l'objet de regards hostiles, de propos injurieux, de discriminations et persécutions multiples. M. Tubiana écrit : « Assignés à résidence communautaire, ils [les Français musulmans] sont toujours désignés par leur origine (immigrés de la deuxième, troisième ou, bientôt, quatrième génération) ou par leur appartenance religieuse. Les Musulmans français ou pas sont sommés de faire leur examen de conscience et de répondre de nos peurs collectives ». (4) Cette frange de la population subit une politique de deux-poids-deux-mesures impudente. Les autorités entendent poursuivre pénalement toute personne consultant un site « jihadiste », lutter contre le « prosélytisme » au sein des prisons et vont jusqu'à prohiber toute dénonciation des menées islamophobes. S'il faut, à juste titre, s’opposer avec fermeté aux exercices militaires en situation irrégulière, pourquoi accepter que des éléments d’extrême droite reçoivent un entrainement au sein de l’armée américaine pour ensuite commettre des agressions sur le sol national ? F. Hollande a dit récemment : « chaque fois qu'un juif est pris pour cible en tant que juif Israël est concerné ». (5) Et s'il s'agit d'un Musulman ?...
Le ressentiment des Musulmans est bel et bien fondé. « Pour en comprendre l’origine, il faut sans doute accepter de quitter quelques instants le confort de l’inusable référence au "salafisme" ou au "jihadisme" de cette poignée de jeunes ou de moins jeunes qui semblent vouloir claquer la porte de la République. Et considérer plus courageusement le profond déficit de représentation dont souffre la communauté musulmane de France ». (6)
L'acharnement antimusulman connaît un regain sans précédent ; il progresse, s’épanouit, s’exprime en toute bonne conscience. Tel parti politique joue la carte islamophobe pour monter dans les sondages. On est au Front national parce que, pour l'essentiel, on est contre les Musulmans. « Les propos qu’on tenait sous le manteau il y a quelques années émergent aujourd’hui dans la sphère publique ». (7) La porte est grande ouverte à la surenchère. Dans cette escalade, il faut voir le résultat de dix ans de banalisation d’un discours de rejet et de haine.
En France, selon les chiffres communiqués par le baromètre annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), il y a eu en 2011 une « hausse de la méfiance à l’égard des Musulmans » : 51 % des sondés ont estimé que les Musulmans formaient « un groupe à part » (+ 6 points par rapport à 2009) et 59 % qu’il y avait trop d’immigrés en France (+ 12 points). (8) Un biais insidieux altère immanquablement les résultats obtenus. Parler de « communauté musulmane », c'est suggérer que les Musulmans n’appartiennent pas, ou pas vraiment à l'entité nationale. Demander à l'enquêté si « la présence musulmane est-elle plutôt une menace ? », revient à l'inquiéter, à jeter le trouble et donc à donner corps à ladite menace. Ainsi, les sondages peuvent indubitablement susciter les partis pris et la ségrégation.
Considérons le cas du visa Schengen. Les critères effectifs de choix des pays relèvent bel et bien de l’islamophobie institutionnelle. Sont dispensés du visa les « pays amis », ceux de peuplement blanc et réputés chrétiens. L'Europe entend se préserver de l'ébranlement des identités nationales par un « islam conquérant » (comme d'ailleurs par une « négritude envahissante »). Selon E. Miguel, « l’idéologie du visa Schengen […] est une idéologie de guerre. Elle constitue un nouveau syndrome des fléaux et crimes contre l’humanité, dont historiquement est coutumière l’Europe comme l’inquisition ou autres guerres de religions, l’esclavagisme transatlantique, le colonialisme, l’impérialisme, les guerres mondiales, les pogroms, les déportations… ». (9)

Tartufferies, perte des valeurs
L'animosité et la malveillance à l'égard de « ces gens qui ne sont pas comme nous » persisteront tant qu’on n’aura pas mis le doigt sur la source principale du problème : l'ignorance. Comment s'y prendre avec des opinions publiques désinformées, souvent fanatisées ? Comment expliquer que l’intégrisme est un contre-exemple de l’islam, que les signes extérieurs ne sont pas le substrat religieux ? V. Geisser affirme : « Aujourd’hui, l’islam n’est plus considéré comme l’ennemi de la chrétienté mais plutôt comme l’ennemi de la modernité, des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, etc. Nous sommes passés d’une peur ancienne à une peur moderne, d’un racisme avec des présupposés religieux, à un racisme avec des présupposés dits modernistes. » (10) On s'adresse au Musulman avec arrogance, comme s’il ne pouvait accéder à la dignité que s’il s’occidentalise sans conditions.
De plus en plus, les gens se lâchent, sont prêts à dire tout et n’importe quoi sans tabous. Il en est ainsi de ce jugement à l'emporte-pièce : « le problème c’est que ces pays [musulmans] ne sont jamais libres tant qu’ils se réfèrent à l’islam, car l’islam porte en lui le germe de la soumission. On ne peut pas être libre et soumis en même temps ». (11) Mais E. Dermenghem fait état d'un autre son de cloche : « Dire "Dieu est le plus grand", c'est fermer la porte à toute servitude. C'est se proclamer et se réaliser fondamentalement libre ». (12) L. Gardet, dans ce sens, disait il y a trente ans : « La remise active de soi à Dieu, sans réserve et en toute confiance, qui est le sens le plus vrai et le plus intérieur du mot islam lui-même, peut et doit être comme un ferment sans cesse activé d'humanisme musulman. Vouloir s'aligner sur une certaine notion moderne de l'exercice de la liberté, conçue comme une liberté sans frein et sans limite, pour le mal comme pour le bien, serait pour la pensée musulmane se renier elle-même. Quand Dieu n'existe pas, tout est permis… ». (13)


En France, en janvier dernier, une proposition de loi a été votée au Sénat, visant à priver de travail les assistantes maternelles de confession musulmane. Une nouvelle attaque contre une catégorie de population a lieu sous couvert de « laïcité » et de « neutralité ». L'argument est mis en avant curieusement dans une république où les attributs de l’Eglise ont été laïcisés (dans les 11 jours chômés de l’année, 9 sont à caractère religieux). 
La grande Europe a peur des petites filles voilées ; un morceau de tissu la met en émoi…Qu'importe que les personnes concernées aient raison ou pas de se couvrir la tête ? A cet égard, une précision s'impose : nulle part dans le Coran, il n’est fait explicitement mention de voile (hijab) recouvrant le visage, cachant les cheveux (encore moins tout le corps). M. Kacimi en dit ceci : « Cette croyance était si répandue dans les pays d’Orient, notamment en Mésopotamie, qu’elle a fini par avoir force de loi. Aussi, le port du voile est-il rendu obligatoire dès le XIIe siècle avant J.-C. […]. Il faudra attendre l’avènement du christianisme pour que le voile devienne une obligation théologique, un préalable à la relation entre la femme et Dieu ». (14)
Dans le contexte actuel, lorsqu'on parle de laïcité, il faut souvent comprendre islamophobie. Désormais, l'imposture est manifeste.  Non seulement l'argument a l'air imparable, mais il drape la xénophobie d'un halo de respectabilité. Le site Afrik.com a posé la question de savoir si la finance islamique est « une atteinte à la laïcité ». Z. Ben Terdeyet a répondu : « Généralement, ses détracteurs n’ont aucune connaissance du sujet et focalisent sur le mot "islamique" qui a été galvaudé en France. C’est une manière de faire de la finance autrement. Elle s’adresse à tous les Français, sans aucune distinction quant à la religion, l’origine ethnique ou sociale. Elle entre uniquement dans la sphère privée du citoyen en tant que nouveau choix de mode de consommation, car de quoi parle-t-on finalement ? Il s’agit de proposer des produits de financement pour l’accession à la propriété ou l’achat de biens de consommation tels que la voiture ou l’électroménager ». (15)
L'hostilité islamophobe se niche derrière un autre argument : « la défense de la liberté d'expression ». Encore là, les tartufferies sont flagrantes. En France notamment, que dit la loi de 1905 ? « Elle dit que nous sommes libres. Libres de choisir en conscience notre religion et de la vivre comme bon nous semble, sans faire de prosélytisme et sans devoir la cacher ou la renier dans la sphère publique. Libres de s’habiller comme il nous plait, de porter une barbe ou de se couvrir la tête si on le souhaite ». (16) Manifestement, on est loin du compte… La « liberté d’expression » chantée par les médias occidentaux est perçue, de plus en plus et à juste titre, comme la liberté d’insulter l’islam et les Musulmans. Sinon, quel sens a-t-elle, dans un Etat de droit, lorsqu'elle sert de prétexte à la stigmatisation et à l’incitation à la haine religieuse ?

Le racisme antimusulman, notamment en Europe, est aujourd'hui le symptôme d’une société qui va mal. Ce qui est en jeu, tout compte fait, c’est la démocratie, pas seulement le sort des Musulmans. Comme le note M. Cherif, « l’islam réintroduit le débat de fond, celui sur la question du sens et de la justice, dans une société qui a besoin d’équilibre, car malgré les prodigieux progrès technoscientifiques se profile la déshumanisation. C’est l’ère de la dégradation intellectuelle, du recul du droit, de la crise de la modernité européenne ». (17)

Thami BOUHMOUCH
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(7) Vincent Geisser (entretien), http://www.michelcollon.info/Vincent-Geisser-Lutter-contre-l.html   Juin 2011
(10) Vincent Geisser (entretien), op. cit.
(12) Emile Dermenghem, cité par Marcel Boisard, in Marc Agi (sous la dir.), Islam et droits de l'homme, éd. Des idées et des hommes, éd. Des idées et des hommes, 2007, p. 67. 
(13) Louis Gardet, Ouvrir les frontières de l'esprit, in Marc Agi, op. cit., p. 112.
(15)  Zoubeir Ben Terdeyet (entretien), http://www.afrik.com/article19443.html  Avril 2010.


9 octobre 2012

LE MARKETING : UN ART OU UNE SCIENCE ?



« On fait la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison » 
Henri Poincaré


Le marketing est-il une science ? Est-ce avant tout une pratique, une expérience acquise sur le terrain ?
L'observateur est porté à regarder les faits avec humilité. Le marketing a affaire à l'homme – être humain et social. Il ne saurait se prévaloir de l'exactitude des sciences pures... Abordons la question au plus court.

Le vendeur de fruits ambulant qui nous est familier prend plusieurs décisions commerciales. Quels fruits proposer et en quelles quantités ? Quel prix annoncer ? Pour quelle cible (dans quel quartier faut-il se placer) ? Comment attirer l'attention des passants et les amener à acheter ?... Et si le marketing, dans le fond, n'était pas autre chose que le simple bon sens marchand ? Ceux qui vont vite en besogne n'hésitent pas à l'affirmer. A l'opposé, il y a ceux qui mettent en avant ses outils conceptuels, son langage technique et sa méthodologie rigoureuse à base d'outils statistiques, de modèles d'analyse, de graphiques, de psychologie, voire de sémiologie. Les auteurs qui abondent dans ce sens sont légion.

Des emprunts divers
Il n'y a lieu ni d'amenuiser la discipline, ni de l'encenser outre mesure. Le propos doit se démarquer de ces deux positions extrêmes. Loin des conceptualisations un peu forcées, le marketing peut être regardé avec raison comme une discipline savante, de plus en plus scientifique, tant dans sa phase de réflexion (étude de marché, définition des objectifs et des moyens pour les atteindre) que dans sa démarche opérationnelle (action sur le terrain, concrétisation des choix retenus).
Le marketing est amené à élargir sa perspective, à favoriser un certain déplacement des frontières entre divers modes de pensée. En tant que sujet d'étude, il combine les attraits des sciences et ceux des humanités. Ainsi, l'analyse du comportement d'achat et des types de conduite s'inspire des théories développées par les économistes, les psychologues et les sociologues. Ces théories, même si elles s'inscrivent dans des démarches différentes, fournissent des schémas explicatifs précieux. L'étude de marché fait appel à la mesure chiffrée, au raisonnement mathématique (seuil de confiance, marge d'erreur...), comme aux méthodes d'enquête psychosociologiques.
L'apport récent du marketing interactif, qui fait appel notamment aux technologies « réseau » et multimédia, remet en cause les méthodes traditionnelles. L'informatique offre des perspectives de plus en plus élargies en matière de constitution de bases de données. Les méthodes de prévision des ventes font parfois appel aux modèles mathématiques les plus complexes. La conception de softwares apporte aux décideurs la connaissance anticipée des conséquences de leurs choix. La publicité s'inspire des théories les plus réputées de la communication. Quant à l'action sur le terrain, elle ne peut faire abstraction des institutions juridiques, du réseau de droit qui enserre l'activité économique...
Le savoir marketing devient un champ d'étude particulier, dispose d'une panoplie d'outils et de méthodes qui lui sont propres, mais il évolue grâce aux emprunts aux autres disciplines. Du fait de ces emprunts (qui parfois manquent de nuances) il s'enrichit, devient de plus en plus complexe, parvient à une meilleure compréhension des phénomènes. J'ai écrit ceci, il y a vingt ans : « S'il est vrai que chaque discipline sociale a ses méthodes et sa logique propres, il est manifeste qu'aucune d'elles ne peut espérer embrasser la réalité humaine complexe si elle n'entrait en contact avec les autres disciplines ». (1) Ce que chacun appelle « la réalité » n'est qu'un amas d'observations inorganisées. Immanquablement, l'analyste est amené à côtoyer les disciplines qui s'intéressent au même objet étudié.
Toutefois, l'exigence de quantification ne signifie pas que le marketing puisse se réduire à une science des moyens et des quantités. S'il fait appel aux sciences exactes, s'il repose sur un raisonnement structuré, il s'accommode mal du savoir pur. Le marketing est une approche difficile parce que les facteurs humains y jouent un rôle majeur. Il se traduit bel et bien par des activités humaines. Les problèmes n'y sont pas aussi aisément quantifiables que dans le domaine de la production, de la comptabilité ou des finances. Le comportement humain et social ne saurait être soumis à la discipline inexorable du calcul rigoureux. D'aucuns ont cherché à formaliser à l'extrême les relations sur le marché, à construire des modèles intellectuellement flatteurs. Mais la discipline ne se prête certainement pas à la logique de la géométrie euclidienne, ni à celle de la physique quantique.

Une activité humaine
Les choses ne sont jamais simples : les phénomènes observés sont instables, interférents, non linéaires et singulièrement complexes. « En matière de collecte et de traitement des informations, on dispose désormais de méthodes et d’outils relativement sophistiqués... Pour autant, l’investigation, l’analyse et le diagnostic ne sauraient prétendre à la précision des sciences exactes. Ils requièrent une certaine humilité et beaucoup de prudence : les données obtenues ne sont pas nécessairement fiables et peuvent même être contradictoires ». (2) Des produits nombreux n'ont-ils pas connu un échec retentissant malgré des études de marché fondées sur des procédés stricts de mesure chiffrée, des modèles mathématiques et des logiciels performants ?
Le marketing ne saurait donc rivaliser d'exactitude avec les sciences de la matière. Du fait qu'il a affaire à l'homme social, non à des objets inanimés, il est à la fois un ensemble de techniques et de quelque chose qui les déborde – une sorte d'habileté qu'il faut bien appeler un art. Claude Bernard, dans son « Principes de médecine expérimentale » (1878), écrivait à juste titre : « La médecine n'est pas une science ; c'est un art. [...] Dans toutes les connaissances humaines il y a à la fois de la science et de l'art. La science est dans la recherche des lois des phénomènes et dans la conception des théories ; l'art est dans l'application, c'est-à-dire dans une réalisation pratique [...] qui nécessite toujours l'action personnelle d'un individu isolé ». (3) A mon sens, cette réflexion s'applique opportunément et pleinement au marketing.
Considérons ce cas de figure : l'homme de marketing enfile l'habit du technicien lorsqu'il entreprend d'étudier la demande et d'identifier méthodiquement tous les paramètres qui la déterminent. Il devient un homme de l'art au moment où il doit traduire l'information collectée en produits appropriés, au moment où il s'emploie à la fois à répondre aux attentes du marché et à atteindre les objectifs de l'entreprise – cela sans perdre de vue les assauts des concurrents. Les capacités d'évaluation, d'analyse et d'action, il faut en convenir, ne se conçoivent pas sans une certaine dose d'intuition et de jugement personnel.
Dans les années 1920, lors de la fondation de Harvard Business School, son président définissait la gestion des entreprises comme « le plus ancien des arts, la plus moderne des professions ». (4) L'art dont il est question est modelé et manié par des hommes concrets, des hommes qui ne se réduisent pas à des grandeurs comptables, qui ne sont ni omniscients, ni infaillibles. A l'évidence, les êtres humains ne sont pas aussi disciplinés, aussi réguliers que les mouvements des corps célestes. Fort heureusement, comme l'écrivait Samuelson, « il n'est aucunement nécessaire que l'exactitude de nos réponses soit poussée à plusieurs décimales ; si nous arrivions seulement à déterminer la véritable direction générale des causes et des effets, nous aurions déjà accompli un énorme pas en avant ». (5) 
Ces brèves considérations permettent d'affirmer ceci : le marketing est une activité humaine, une philosophie de gestion qui repose sur les mesures – les mesures qui, justement, marquent le passage de l'art à la science. Dans le passé, l'artisan connaissait individuellement ses clients ; par une sorte d'intuition avisée, il adaptait son produit en fonction de l'évolution de leurs désirs. De nos jours, l'industriel s'adresse à des millions de consommateurs avec lesquels il n'a aucun contact direct. Les recettes « artisanales » et les « tours de mains » sont-ils encore opérants ?
Art, science ou les deux à la fois, magnifié ou voué aux gémonies, toujours est-il que le marketing est devenu, plus que jamais, une nécessité pour toute organisation moderne.

Thami BOUHMOUCH
Octobre 2012
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(1) T. Bouhmouch, La dialectique de la quantité et de la qualité, Rencontre Entreprise et Culture, Faculté des Lettres de Ben M'sik, Casablanca, février 1992, communication publiée in Revue Marocaine de Droit et d'économie du développement, n° 28 - 1992, p. 51.
(2) T. Bouhmouch, S’informer pour prendre des risques calculés, in http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/sinformer-pour-prendre-des-risques.html
(3) Cité par Le Robert Electronique. Je souligne.
(4) Cité par Paul Samuelson, L'économique, A. Colin 1968, tome 1, p. 17.
(5) P. Samuelson, ibid., pp. 24-25.