En dehors
des problèmes de hiérarchisation et de repérage (articles 1/3 et 2/3), les
besoins suscitent un débat prégnant : si tel individu a besoin de se nourrir, a-t-il « besoin »
d'un chicken burger de KFC, d'un fromage Kiri, d'un saucisson de
dinde Koutoubia ? Soulever cette question, ainsi qu'il ressort de
l'analyse de nombreux auteurs, c'est confondre besoin et désir.
Les deux termes ne sont pas équivalents, même si dans le langage courant ils
sont utilisés comme des synonymes. Il convient sans tarder de les distinguer
pour encore mieux comprendre le concept de marketing.
Le
besoin transformé en désir
Convenons du point de vue suivant :
le désir est l'expression individuelle d'un besoin, le moyen privilégié
de satisfaire celui-ci. Il prend la forme d'un produit donné, censé satisfaire
le besoin ressenti. Celui qui a soif est conduit à exprimer des préférences : jus
de fruit, soda, eau de source, eau gazeuse, eau de table, etc.
Cette conception renvoie à la
distinction adoptée par certains auteurs entre besoin générique
et besoin dérivé. Le
premier est le besoin de base qui peut être satisfait par plusieurs produits
différents. Le second porte sur un produit particulier en vue de répondre au
besoin générique.
Les désirs sont façonnés à la fois
par la personnalité de l'individu et le milieu où il vit. Contrairement aux
besoins, ils sont pratiquement illimités et sont susceptibles d'être
créés ou modifiés continuellement par les divers acteurs de la scène sociale,
tels la famille, les amis, l'école, l'entreprise, les médias. Les enfants,
comme chacun sait, expriment spontanément et sans relâche le désir de consommer
les produits montrés à la télévision... Un tel raisonnement est à l'opposé de
celui des économistes, lesquels considèrent que les besoins humains, de par
leur nombre et leur nature, sont illimités. C'est que les mots n'ont pas
partout la même acception. Brochier, entre autres, soutient que les besoins ne
sont pas « des invariants de la nature humaine, mais une création permanente
de l'histoire et des structures sociales ». (1)
Dans l'esprit du marketing, il
s'avère également que plusieurs besoins peuvent concourir à l'expression d'un
même désir. En d'autres termes, l'achat d'un produit donné peut procéder
simultanément de plusieurs types de motivations ; il peut satisfaire une
pluralité de besoins. Ainsi, si l'on se réfère à la pyramide de Maslow (cf.
article 1/3), la consommation d'un produit alimentaire diététique permet de
satisfaire l'appétit (besoin physiologique), de protéger la santé en assurant
un repas allégé (besoin de sécurité), de prouver son aptitude à maîtriser son
alimentation afin de s'insérer dans le groupe où la minceur est valorisée
(besoin d'appartenance, de reconnaissance), d'être ou de rester beau, jeune, dynamique
(besoin d'accomplissement). De même, le choix d'un modèle de voiture
prestigieux répond à la fois au besoin de se déplacer (confort physique), à un
besoin d'estime, à un besoin d'accomplissement personnel...
Dans
cette perspective, il apparaît que le marketing n'est pas en mesure de créer
des besoins (génériques), comme le lui reprochent ses détracteurs.
Nombre d'auteurs, en réaction aux accusations, se sont efforcés de le
démontrer. (2)
L'argument est ainsi formulé : les
besoins (primaires en particulier) existent à l'état brut dans la nature humaine ; ils sont ressentis par
l'individu indépendamment de toute intervention du marketing. Benoun abonde dans ce sens : « Nous ne
pensons pas que le marketing crée des besoins, mais plutôt qu'il exploite des
besoins exprimés ou latents pour alimenter le processus de production ».
(3) En termes plus précis, l'entreprise évalue les besoins du
consommateur et, en fonction des données recueillies, conçoit un produit
déterminé. Celui-ci est élaboré et associé au besoin identifié. Le marketing, par exemple, ne crée pas le
besoin d'estime, ni le besoin de sécurité ; il propose des moyens à même de les
satisfaire.
On pourrait prétendre que le
chewing-gum n'a aucune utilité (ce qui n'est pas douteux sur le plan nutritif)
et que sa mise sur le marché crée un besoin de toutes pièces. Or ce produit
répond à un besoin de délassement, de diversion, de distraction... Cela nous
rappelle une proposition déjà soulignée (4) : c'est le besoin qui
crée le moyen, un moyen sans besoin est inutile.
Reprenons l'exemple de l'automobile : si l'on devait admettre qu'elle n'est rien d'autre qu'un engin de transport, la diversité des marques, des styles, des couleurs et des options n'aurait alors aucun sens, aucune justification. En réalité, la voiture est perçue par l'homme social comme un symbole de prestige ou/et de puissance beaucoup plus qu'un moyen de locomotion. De telles motivations orientent bel et bien le processus de conception et de fabrication.
Reprenons l'exemple de l'automobile : si l'on devait admettre qu'elle n'est rien d'autre qu'un engin de transport, la diversité des marques, des styles, des couleurs et des options n'aurait alors aucun sens, aucune justification. En réalité, la voiture est perçue par l'homme social comme un symbole de prestige ou/et de puissance beaucoup plus qu'un moyen de locomotion. De telles motivations orientent bel et bien le processus de conception et de fabrication.
Vu que les besoins sont liés à la
nature de l'homme (être humain, être social) et partant du principe qu'un
produit ne se vend que s'il correspond à un besoin réel, le raisonnement avancé
n'est certes pas contestable... Encore faut-il se garder de maquiller la
réalité. Si le marketing ne peut créer des besoins, il est en mesure d'aviver
les pulsions du consommateur, de les canaliser vers un but particulier, de transformer un besoin en désir de consommation
d'un produit donné. (5) Il suggère un moyen, une façon
(parmi d'autres) de satisfaire ce besoin au mieux des intérêts de
l'entreprise ; il rend le produit proposé – pas nécessairement le moins
coûteux – attrayant, disponible et accessible. Aux alentours de 1980, la margarine de table s'est introduite
dans les habitudes du consommateur marocain. Celui-ci utilisait le beurre et
autres produits à tartiner. En 1997, la consommation de margarine a commencé à
rattraper celle du beurre. L'action marketing est à l'origine de cette
mutation. Les fabricants ont effectué un travail de sensibilisation remarquable
: ils ont démontré que le produit est moins cher et mis en avant ses vertus
diététiques.
Peut-être faut-il se demander si la
querelle ne porte pas tout simplement sur les mots. Nos aïeuls n'avaient pas « besoin »
d'un téléviseur, car il n'existait pas à leur époque. Autrement, ils auraient
bien cherché à l'acquérir pour répondre au besoin de se divertir et de
s'informer. Il est indéniable que l'action de l'entreprise influence le genre
de vie. Dans bien des cas, convenons-en, le besoin ne se manifeste que lorsque
le public est informé de l'existence du produit susceptible de le satisfaire.
Témoin le mouchoir de papier, devenu aujourd'hui incontournable.
C'est ici le point majeur : le
marketing ne se contente pas de constater ou de prévoir les besoins ; il tend à
les stimuler, à les susciter ou à les renouveler. Il rend
le consommateur potentiel conscient de ses besoins. Il agit comme un révélateur.
La filière inversée
Est-il exact que c'est à partir
invariablement des besoins détectés que le producteur décide quels articles
fabriquer et en quelle quantité ? Peut-on dire à coup sûr que « le
client est roi », qu'il impose sa volonté sur le marché ?
La croyance populaire tend à
attribuer à toute action commerciale des intentions machiavéliques. La
publicité et les campagnes promotionnelles auraient pour mission de pousser à
la consommation, en faisant acheter des produits frivoles, inutiles, voire
dangereux – bref de créer de toutes pièces des besoins à seule fin de garantir
le chiffre d'affaires d'entrepreneurs plus ou moins scrupuleux... Il est
indéniable que la nécessité de nombreux produits connus et même leur intérêt au
sens large ne sont pas établis. « Le
consommateur, ce maître tant vanté de l'économie, n'est-il qu'un roi pour rire
qui remplit ses devoirs protocolaires en achetant, mais n'accomplit pas sa
véritable fonction directrice ? ».
(6)
Depuis la parution de l'ouvrage La
Persuasion clandestine
de Vance Packard (1960), le discours sur le conditionnement du consommateur,
sur les « besoins artificiels » ou « aliénés »
est devenu le thème favori des auteurs de tradition humaniste. « Etudié
dans ses motivations les plus profondes, baigné dans un flux continu de messages
publicitaires, tenté sur les lieux d'achat où la marchandise est disposée de
façon étudiée dans un environnement poussant à l'achat irraisonné, le
consommateur est souvent manipulé ». (7)
Galbraith, il y a cinquante ans, estimait que
le pouvoir souverain des consommateurs n'est qu'apparent. L'idée que c'est le marché qui décide
du produit à fabriquer ne serait pas conforme à la réalité. Selon lui, l'entreprise est à même
d'exercer une influence décisive sur l'acte d'achat. Vu l'importance des
capitaux investis, elle est obligée de s'assurer des débouchés stables. Les
actions commerciales garantissent a posteriori l'adaptation de la demande
aux décisions des producteurs. Par le canal notamment de la publicité, ceux-ci
sont en mesure d'orienter l'individu vers les biens qu’eux désirent vendre. En
somme, ils décident de ce que voudra et paiera le consommateur cible. L'auteur soutenait en effet que « les producteurs peuvent procéder
activement à la création de besoins au moyen de la publicité ou des artifices
de la vente. Les désirs sont de la sorte assujettis à la production ».
(8)
Dans cette perspective, le
consommateur apparaît comme un être vulnérable dont on peut modeler les
aspirations et la conduite. Ses besoins, spontanés en apparence, seraient
finalement sous le contrôle du système de production. L'entreprise maîtriserait
les marchés et régirait les comportements d'achat au gré de ses intérêts. C'est
ce que Galbraith appelle la « filière inversée » (entreprises -
marché - consommateurs), par opposition à la « filière classique »
(consommateurs - marché - entreprises). Il s'agit, comme le note Baudrillard, « d'enlever à l'acheteur – chez qui il
échappe à tout contrôle – le pouvoir de décision pour le transférer à
l'entreprise, où il peut être manipulé. [...] C'est, au moins
tendanciellement, la dictature totale de l'ordre de production ». (9)
En 1978, Galbraith est amené à
nuancer son propos. Il maintient que – dans les secteurs dominés par la grande
entreprise – le pouvoir est passé des mains du consommateur à celles du
producteur. « Mais, précise-t-il, il faut se garder des
exagérations. Les manuels d'économie traitent de la souveraineté du consommateur,
ce qui est évidemment une vue de l'esprit, car elle a décliné en même temps que
le marché. Mais il serait tout aussi faux de parler de la souveraineté du
producteur. Si le producteur a une certaine emprise sur le consommateur, il
l'exerce à l'intérieur de certaines limites. On n'a pas encore réussi à
faire acheter au consommateur une voiture sans moteur ou sans volant, eût-elle
la plus belle ligne du monde ». (10)
Toutefois,
en dépit du correctif apporté, l'analyse s'avère viciée dans ses fondements, vu qu'elle repose sur un postulat
erroné au départ : la création de besoins. Elle est dénoncée par la plupart des
chercheurs pour son caractère caricatural
et manifestement politique.
Le psychologue Maslow a démontré qu'en fait « nos besoins préexistent à
la tentation ».
Le nécessaire et le non-nécessaire
A
la réflexion, le sens donné à l'impératif de satisfaction laisse subsister
quelque peu l'équivoque. Il faut bien se rendre compte que l'entreprise est en
mesure de manoeuvrer le sentiment de manque, la hiérarchie initiale des
besoins, le barème de satisfaction – dans un sens favorable à ses objectifs. La
confusion est alors vite établie : sous l'effet des techniques de pression et
de persuasion, le public cible est amené à confondre, par exemple, le besoin de
manger avec l'envie de se procurer telle marque de chips. « Après tout,
concède un manager, personne n'a réellement besoin de chips ». (11)
En
somme, le marketing fait passer l'individu du registre du nécessaire à
celui du non-nécessaire. En d’autres termes, il transforme la
non-nécessité (achat d'une marque donnée) en nécessité (« seule cette
marque me satisfait »). C'est là le rôle primordial de
l’action de communication.
S'il y a lieu, l'outil publicitaire
fait en sorte que le contingent ou l'accessoire devient indispensable. L'acte
d'achat est soumis à la spirale sans fin des tentations, se transforme à la
limite en un comportement obsessionnel. « On constate une “fuite
en avant” des besoins : le consommateur n'est jamais assouvi ; il se
comporte presque comme s'il avait besoin d'avoir besoin ». (12) Producteurs
et commerçants prônent la fête permanente (la « fièvre acheteuse »).
Les lancements de produits nouveaux sont annoncés à grand bruit et, dans bien
des cas, il ne s'agit que de modifications mineures. Mais les consommateurs
suivent.
A ce titre, Boncey écrit : « Les
préférences et choix des consommateurs, pour une part significative, ne sont en
fait ni plus ni moins que des réponses conditionnées à des stimuli
publicitaires. Depuis les temps les plus reculés, nous sommes tous constamment
bombardés d'images invitant à l'achat et [...] nous resterons
probablement des consommateurs fidèles et relativement crédules pour le
reste de notre vie ». (13)
Le marketing, outil rationnel, peut
être utilisé à des fins plus ou moins morales. S'il est vrai que les besoins
innés préexistent en nous en l'absence de toute sollicitation extérieure, les
supports matériels de leur réalisation font indéniablement l'objet d'une
impulsion publicitaire. Ils sont manipulables. Les commerciaux, ici et
là, poussent les clients potentiels à « découvrir » des besoins
déterminés et les pressent de trouver des raisons d'acheter. Certains messages
publicitaires et techniques de vente peuvent même se révéler indélicats.
L'écart n'est pas négligeable entre
les prétentions théoriques du marketing et sa pratique dans la réalité
observée. Dans bien des cas, la nécessité de conquérir le marché donne matière
à des stratagèmes. Il arrive même que la démarche froisse quelque peu l'éthique : il y eut une époque où Meditel
(téléphonie mobile) proposait triomphalement un tarif de 0,99 DH la minute. Sur
les affiches, le chiffre 0 était trois fois plus gros que les décimales. Le
message accentuait encore la mystification : « Moins d'1 DH la minute
pour parler longtemps ! »...
Pour autant, le marketing n'est
aucunement néfaste en tant que savoir-faire, en tant que philosophie managériale
– et il serait abusif de le regarder
comme un outil démoniaque. Il n'est pas conçu foncièrement pour asservir le
consommateur. Sa mission cruciale – satisfaire la demande de façon rentable –
n'est pas attaquable en soi...
Thami
BOUHMOUCH
Avril
2012
________________________________________
(1) H. Brochier, cité par J. Brémond
et A. Gélédan, dictionnaire économique et sociale, éd. Hatier.
(2)
Cf. la
position de J.-P. Sallenave et A. d'Astous, Le marketing, de l'idée à l'action,
éd. Simex. Voir également, parmi bien d'autres : Ph. Kotler, V. Di Maulo, G.
McDougall, G. Amstrong, Le marketing de la théorie à la pratique, éd. Gaëtan Morin ; S. Martin et J.-P. Védrine, Marketing - Les
concepts-clés, Ed. d'organisation ; Ph. Kotler et B. Dubois, Marketing
management, éd. Publi-Union ; M. Filion et F. Colbert,
Gestion du marketing, éd. Gaëtan Morin.
(3)
Marc Benoun, Marketing, savoirs et
savoir-faire, éd. Economica.
(4)
Je l’ai déjà
noté en 2002. Voir : « La gestion de l’innovation au cœur du
marketing », in : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/la-gestion-de-linnovation-au-cur-du.html
(5)
On notera
que pour les économistes, à l'opposé, le développement considérable de la
publicité a pour effet de “transformer les désirs en véritables besoins”...
Il est clair que les termes utilisés de part et d'autre n'ont pas la même
acception.
(6)
Robert L. Heilbroner, Les
grands économistes,
éd. Seuil.
(7) J. Brémond et A. Gélédan, op. cit.
(8) J. K. Galbraith, L'Ere de l'opulence, éd. Calmann-Lévy.
(9) Jean Baudrillard, La société de consommation, éd. Gallimard.
(10) John K. Galbraith, Tout
savoir ou presque sur l'économie, éd. Seuil. Je souligne.
(11)
Un fabricant
de chips, cité par A. Hiam et C. Schewe, MBA Marketing - Les concepts, éd. Maxima.
(12)
Richard
Vairez, Mercatique, éd. Techniplus.
(13) Russel Boncey, Mind your business, éd. Techniplus. Je
traduis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire