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30 janvier 2012

2/5. LE SYNDROME DE LA MYOPIE MARKETING Produire ce qui convient à l’entreprise


L’optique « production » (abordée dans la partie 1/5) n’est pas à confondre avec l’optique « produit ». Celle-ci se situe dans un contexte marqué par la montée de la concurrence. Les managers font face désormais à un consommateur exigeant, ayant la capacité de payer. L'idée est que, pour un prix donné, il choisira en priorité un produit performant. De là, l'accent est mis sur le bien fabriqué dont on s'efforce d'améliorer les caractéristiques et la qualité technique.


Le tout est d'avoir un bon produit
L'entreprise est toujours perçue comme un agent de production. Elle décide et crée d'abord ; elle s'adresse ensuite au marché. La perspective des dirigeants est ingénue et bien confortable : « notre produit est fin prêt, trouvons à qui on pourrait le vendre ». Si l'article fabriqué est comme prévu (par chance) conforme à la demande, leur intuition est récompensée ; dans le cas contraire, la méprise est sanctionnée par le marché et c'est l'échec. On connaît le fameux aphorisme : « ça passe ou ça casse ». Un économiste, il y a déjà quarante ans, l'avait exprimé ainsi : « Les pertes sont les pénalités que doit acquitter quiconque applique des méthodes inefficaces ou consacre des moyens de production à des fins non désirées par les consommateurs ».(1) Une PME doit faire encore plus attention, car elle ne peut supporter un échec de cette nature.
Cette approche, que les manuels en général se plaisent à situer dans le passé, est adoptée aujourd'hui par d'innombrables entreprises. Bien des dirigeants en effet s'en remettent totalement à leur « feeling », à leur « expérience », à leur « sens intime du marché ». Jadis, selon l'expression suggestive de Biehn, Kodak vendait ses produits « en commençant par tirer une flèche, puis en dessinant la cible autour de son point d'impact »…(2) La métaphore est assez éloquente.
Au début du siècle dernier, les voitures étaient l'œuvre des ingénieurs. Lancée en 1908, la Ford T était le premier modèle produit en série et vendu à bas prix (15 millions d'exemplaires furent commercialisés jusqu'à l'arrêt de la production en 1927). Son constructeur, Henri Ford (un ingénieur), s'amusait à dire qu'il était prêt à offrir à ses clients « la couleur d'automobile de leur choix... pourvu que ce soit le noir ». Le résultat ne semblait pas concluant, si l'on en croit Galbraith : « les premières voitures, lorsqu'elles sortirent sur le marché, ne satisfirent pas complètement les acheteurs ; on se plaignit que le système de refroidissement ne refroidissait pas, que les freins ne freinaient pas, que le carburateur n'alimentait pas le moteur... ».(3)
Que dire, en l'espèce, du mode d'organisation au sein de l'entreprise ? Il est, à peu de choses près, identique au précédent (partie 1/5) : le directeur de production, artisan de la politique de produit, joue toujours un rôle prédominant. Il est censé connaître ce dont le public cible a besoin. Dans l'organigramme, la fonction marketing est absente. L'activité commerciale se réduit à une gestion « administrative » des ventes. Tenant pour acquis que le produit est excellent, les dirigeants ne voient pas la nécessité de câliner le client.

Une démarche hypothétique et périlleuse
Se focaliser sur les caractères et mérites d'un produit pourrait sembler pertinent. En fait, il n'en est rien. Le problème se pose en ces termes : si un fabricant souhaite vendre tel article, le public cible désire-t-il l'acheter ? Les jeunes passionnés de musique raï ou chaâbi n'achèteront sans doute pas la symphonie fantastique de Berlioz sous prétexte que l'enregistrement de celle-ci a exigé un matériel sophistiqué et une technologie de pointe. Si j'ai besoin d'un simple tabouret pour la cuisine, serais-je intéressé par une chaise en hêtre massif ? Le téléspectateur qui se passionne pour un match de football sera-t-il sensible à la portée intellectuelle d'un documentaire sur les écosystèmes ?...
Si le besoin n'existe pas, les chances de vendre un bien sont nulles.
Telle société d'équipements thermiques propose, à grand renfort de publicité, un poêle à mazout hautement performant. Celui-ci sera-t-il d'une quelconque utilité dans les habitations dépourvues de système de tirage et d'évacuation de la fumée ?... L'évidence saute aux yeux : « Même si on met sur le marché la meilleure trappe à souris, aussi sophistiquée soit-elle, le consommateur qui n'a pas de souris à attraper ne courra pas au magasin pour acheter ce produit ».(4)
Du point de vue des compagnies ferroviaires, le meilleur moyen de transport est à coup sûr le train. Aux Etats-Unis, dans les années 30, ces compagnies se livraient des batailles continues sans se rendre compte des menaces sérieuses de l'autoroute et du transport aérien. Et c'est bien dans ce pays qu'un proverbe exprime le mieux cette situation déraisonnable : « il ne sert à rien de cravacher un cheval mort ». L'entreprise a tellement les yeux rivés sur son produit qu'elle ne voit pas qu'il ne correspond pas (ne correspond plus) aux besoins exprimés. L'analogie avec le monde politique vient à l'esprit : beaucoup de politiciens – se déclarant démocrates – sont intimement convaincus qu'eux seuls savent ce qui convient à la masse. Pourtant, au bout du compte, les citoyens ont toujours leur mot à dire. Il en va de même dans le monde des affaires : la logique du consommateur tend toujours à triompher.
Un produit, s'il ne colle pas à l'évolution de la demande, même s'il est techniquement excellent, est sujet à disparaître. L'entreprise italienne Olivetti fabriquait des machines à écrire remarquables, en bénéficiant longtemps d'un avantage concurrentiel décisif. Un tel avantage avait-t-il un sens à la suite de l'avancée fulgurante de l'outil informatique ?



Marketing myopia
T. Levitt, à l'origine de l'expression « marketing myopia » (ou marketing à courte vue), a souligné les dangers d'une telle approche : l'entreprise qui s'hypnotise sur l'activité de production perd de vue le jugement particulier du marché et les véritables ressorts de la demande. Etre myope, c'est croire opiniâtrement que le consommateur « n'a pas le choix » ; c'est croire qu'il réagira positivement à un produit perfectionné et attrayant. « Sans un marché suffisamment vaste, rien n'est possible. Aucun effort d'amélioration, aussi immense soit-il, ne peut inverser le cours des choses. "Tu peux mener ton âne à l'abreuvoir, dit le proverbe, mais tu ne peux pas le forcer à boire"... ».(5)
Ainsi en est-il du cinéma marocain : cette vision erronée a donné lieu à de nombreux films amplement magnifiés par leurs auteurs, mais dont l'objet n'est pas en harmonie avec les sensibilités et les attentes du public. Il y a dix ans, le réalisateur du film « Soif », justifiant le sujet choisi, avouait curieusement avoir répondu à ses propres attentes plutôt qu’à celles du public : « Mon souci premier était de trouver comment faire un film et le faire bien. J'aurais traité n'importe quel sujet ; ma préoccupation principale était de savoir comment j'allais le mener. Il fallait qu'il soit abouti cinématographiquement, que la narration soit bonne, que l'histoire évolue intelligemment, que les acteurs soient bien dirigés, que les rôles soient crédibles et vraisemblables, que l'image, l'éclairage, le son et le montage soient satisfaisants... Ce sont surtout à ces aspects-là que je me suis attelé, pour faire en sorte que ce soit un spectacle ».(6)
Cette conception, qui prévaut dans les secteurs où la technologie est prépondérante, est à l'origine de nombreux échecs. Il est clair que le problème du consommateur n'est pas nécessairement résolu par une surenchère technique. Un exploit technologique peut être bel et bien remis en cause par les exigences de la demande.
Examinons le cas révélateur de Concorde, l'avion supersonique franco-britannique. L'idée de départ est que l'homme désire voler toujours plus haut, toujours plus vite. A ce titre, ce long-courrier s'avère une prouesse technologique fantastique : voler à deux fois la vitesse du son (Mach 2), aller plus vite que la rotation de la terre… C'est un appareil révolutionnaire, très en avance sur son temps, avec de nombreuses innovations techniques. Ce monument de l'esprit humain est un symbole non pas seulement de la technologie, mais aussi de la beauté : c'est un avion majestueux, admirable.
Commandé dès sa conception à 74 exemplaires par 16 compagnies aériennes, Concorde était voué à un bel avenir commercial. Mais, dès sa mise en service en 1976, l'avion fut violemment critiqué pour son bruit et sa très forte consommation de carburant. Des associations écologiques, ici et là, se sont mises à se plaindre de ses multiples nuisances. Aucun pays ne l'autorise à survoler les régions habitées, en régime supersonique – ce qui signifie que les longs vols auxquels Concorde se destinait ne pouvaient avoir lieu qu'au-dessus de l'océan.
Assez rapidement, les compagnies ont commencé à se désister et à annuler les commandes (en dehors d’Air France et de British Airways). Les pertes d’exploitation ont atteint des niveaux faramineux et la production est arrêtée en 1980. Vingt ans après, les vols commerciaux sont finalement interrompus et, en septembre 2003, le supersonique est définitivement cloué au sol. Manifestement, le produit n'était pas rentable et ne correspondait pas aux exigences du marché (compagnies aériennes, pouvoirs publics, groupes de pression)...
Au Maroc, bon nombre de managers portent en eux le syndrome du « marketing myopia » : ils font l'effort de maîtriser les procédés et techniques, d'améliorer la qualité de leurs produits – de leur point de vue et sans souci réel des désirs du client. Quelques exemples permettent d'étayer ce constat.
L'exemple de la promotion immobilière, déjà mentionné (1/5), mérite qu'on y revienne. On sait que le marché du logement est fortement demandeur et l'offre relativement faible. En dehors de l'habitat social (où prévaut la logique de production), les promoteurs s'alignent résolument sur l'optique « produit ». Aucun d'eux n'est sensible à la nécessité d'être en phase avec la demande. Les dissonances sont nombreuses et répétitives : entrée de l'immeuble abondamment tape-à-l'œil, accès au parking souterrain trop resserré et en pente raide, salon disproportionné, vis-à-vis incommodant, chauffe-eau exposé à l'air libre et même à la pluie, absence d’emplacement ad hoc pour la machine à laver, etc. C'est bien le diable si l'acquéreur obtient satisfaction. Outre l'absence de normes strictes, il n'est pas en fait protégé légalement. Il achète sans cahier de charges et sans descriptif des matériaux utilisés – des éléments qui sont souvent soigneusement occultés par le promoteur.
La majorité des investisseurs marocains dans l'immobilier n'ont pas la maîtrise du métier ; ils cherchent simplement à valoriser leurs capitaux sans grand risque. Un professionnel en dit ceci : « L'immobilier reste le secteur le plus accessible et le plus facile, les promoteurs peuvent gagner de l'argent en dormant ». Chacun en effet entre dans le jeu, acquiert un terrain et se met laborieusement à bâtir un immeuble. Or l'essentiel n'est pas d'avoir une assise foncière, d'obtenir un crédit, d'avoir « des relations », de savoir construire rapidement. Il est impératif, en termes de prestations, d'être à l'écoute active du client potentiel et de viser sa satisfaction sans détour. La FNPI (Fédération Nationale des Promoteurs Immobiliers) gagnerait certainement à s’enquérir auprès des acheteurs des caractéristiques et des critères décisifs en matière de logement.

Que dire des chaînes de télévision marocaines ? Il y eut une époque où 2M avait une orientation ouvertement francophone, foncièrement éloignée des réalités locales. Les politiques successives de programmation ne répondaient pas aux attentes de la grande masse. Cette orientation a été quelque peu rectifiée, mais le mécontentement du public subsiste.
Les mesures d’audience révèlent à chaque fois l'ampleur des discordances. Celles de janvier 2011 indiquent que « le journal d’information de 2M est presque boudé ». Est-ce à dire que les Marocains ne s’informent pas ? Le constat est pourtant simple : alors que l’édition francophone est à 20h30, les JT en arabe sont diffusés à 12h45 et 23h, « c’est-à-dire en dehors des heures de grande écoute »…(7)  Les dirigeants de cette chaîne semblent ignorer que le choix de la langue et du timing détermine le taux d’audience. Peut-être ignorent-ils également que la diffusion de documentaires scientifiques entre 8h et 9h 30 exclue de facto les catégories auxquelles ils sont destinés. Quant à la 1ère chaîne, le malaise saute aux yeux : programmation flottante, présentateurs amorphes et rarement qualifiés, texte toujours psalmodié, décors éculés.  
D'autres exemples viennent à l'esprit. Sait-on que les banques commerciales marocaines – contrairement aux apparences – fonctionnent (encore) largement dans une optique « produit » ?(8) A ce titre, considérons le segment des jeunes (moins de 30 ans) : les packages qui leur sont proposés ne correspondent souvent pas à leurs besoins réels. Pour eux, en effet, l'essentiel n'est pas de recevoir des bons de réduction destinés aux magasins, aux salles de cinéma et au transport en commun, mais de bénéficier de produits clairs et taillés sur mesure, de payer moins cher leur découvert, d'accéder à des formules adaptées de financement des études... L'anomalie est assez étonnante : les dirigeants savent que, pour attirer et fidéliser les clients, il est important de les recruter dès l'âge de 18 ans. Globalement, les outils sophistiqués utilisés sont conçus pour gérer des comptes, pas des clients. L'écoute et la considération de ceux-ci sont loin d'être consacrées.

Récapitulons. 
Lorsque la philosophie de gestion est centrée sur le produit, la priorité est accordée aux caractéristiques de l'offre, l'entreprise conçoit d'abord le produit puis cherche un acheteur, lequel est censé répondre positivement à une offre présumée performante.

Thami BOUHMOUCH
Janvier 2012
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(1) P. Samuelson, L'économique, A. Colin 1968, tome 2. Je souligne.
(2) Cité par R. Whiteley et D. Hessan, Les avantages compétitifs de l'entreprise orientée clients, éd. Maxima.
(3) J. K. Galbraith, Le Nouvel Etat industriel, Gallimard.
(4) M. Filion et F. Colbert, Gestion du marketing, Gaëtan Morin.
(5) T. Levitt, Réflexions sur le management, Dunod.
(6) Le Journal Hebdomadaire du 17-23 février 2001.


25 janvier 2012

1/5. LA PREHISTOIRE DU MARKETING Il suffit de produire pour vendre



Le marketing est un sujet sérieux qui peut également être passionnant. Nombre d'apprenants l'abordent avec des sentiments mitigés... Comme toujours, les notions de base sont à la portée de tout le monde. Parfois certes il faut ramer dur, mais n'est-ce pas le cas de toutes les disciplines ?
Le marketing doit être appréhendé en tant qu'optique de gestion, en tant que nouveau paradigme, en tant qu'approche créative. Mais, avant de chercher à cerner le concept de façon formelle (article ultérieur), nous avons besoin d'avoir une idée de ce à quoi il ressemble.

L'apparition du marketing est relativement ancienne. On ne peut réellement dater sa naissance. Cela d'ailleurs importe peu. Les uns la situent au Japon, d'autres en Allemagne (1). L'idée prévaut néanmoins que c'est aux Etats-Unis que les règles commerciales, développées ici et là, ont été systématisées. Dès 1902, en effet, cette discipline commence à être inscrite aux programmes des universités américaines. Quant à la création des premiers départements marketing dans les entreprises, divers auteurs la situent aux débuts des années 1930, après les surproductions anarchiques de la décennie précédente.
La science du marketing s'est développée dans diverses régions du monde parallèlement aux mutations de l'économie, au développement du commerce, à l'accroissement du bien-être des populations... et sans doute aussi à l'engouement de tout ce qui provient de « l'Amérique ».
Ce domaine, à vrai dire, s'est longtemps cantonné aux problèmes de la distribution des produits. C'est seulement depuis les années cinquante qu'il s'est élargi à l'ensemble des activités portant sur le marché. (2) Pour Hiam et Schewe, en effet, « Il fut un temps où le mot marketing était totalement inconnu dans les entreprises. Selon le talent des vendeurs ou des détaillants, les produits se vendaient ou moisissaient sur les rayons, un point c'est tout. L'idée de marketing, c’est-à-dire la volonté de satisfaire le client, ne s'est véritablement concrétisée que dans les années 1950 ». (3)
Qu'est-ce au juste le marketing ?

Une première idée du concept
Nous n'allons pas chercher sur le champ à formuler une définition élargie du marketing. Pour le moment, une définition lapidaire pourrait suffire :
En première approximation, on peut définir le marketing comme l'ensemble des actions destinées à identifier les besoins des consommateurs et à les satisfaire.
Le concept, en s'élargissant singulièrement, est devenu quelque peu malaisé. Benoun écrit à juste titre que « le marketing est par essence adaptatif et évolutif, ce qui assure sa survie mais le rend par ailleurs difficile à appréhender ». (4) Voilà pourquoi, justement, il importe de l'appréhender à travers l'évolution des différentes conceptions de l'entreprise.
Un long processus a précédé la pratique contemporaine du marketing. Quelles circonstances, quels faits ont-ils marqué son apparition ? Répondre à cette question ne revient nullement à assouvir une curiosité « académique ». Le but est de comprendre que chaque conception exprime une vision et des choix, oriente le mode d'organisation et les outils utilisés. Cerner les conditions socio-économiques dans lesquelles le marketing s'est développé nous permettra également de bien saisir son essence, de comprendre son rôle actuel et de mettre le doigt sur les fondements de la discipline.
Il y a lieu de distinguer schématiquement quatre conceptions dans la conduite des activités d'échange : Production -- Produit -- Vente -- Marketing.
Ces conceptions constituent en fait quatre jalons importants du développement du marketing comme science. Chacune est marquée par une philosophie de gestion différente ; chacune consacre la prééminence de l'une ou l'autre des fonctions de l'entreprise.
Ce n'est pas à dire pour cela qu'il faille assimiler ces optiques à des phases historiques, des phases qui se suivraient de façon linéaire, de sorte que le début de l'une annoncerait la fin de la précédente. De plus, vu le chevauchement des faits et les disparités considérables d'un pays à l'autre, la datation n'a qu'une valeur indicative. En elle-même, pourrait-on dire, elle ne revêt pas un intérêt particulier. Le raisonnement ici s'appuie sur la manière dont les entreprises perçoivent le marché et s'organisent pour le conquérir. C'est l'aspect majeur sur lequel il convient réellement de centrer l'attention.
Le présent article n’entend aborder que la première conception.


Le temps du pré-marketing
L'approche se situe et se justifie dans un contexte caractérisé par une faible intensité des échanges. Les capacités de l'offre sont limitées et les producteurs ont du mal à répondre à la demande. Le rythme d'innovation technologique est faible et les biens fabriqués souvent de qualité commune. Les consommateurs – dont le pouvoir d'achat est limité – n'ont pas la possibilité d'exprimer leurs besoins et ne sont pas exigeants. A quoi bon s'en soucier ? Leurs besoins sont perçus du point de vue quantitatif ; ils sont stables ou à peu près identiques.
C'est assez dire que l'offre crée la demande, que les producteurs n'ont pas de problèmes d'écoulement. L'idée (implicite) est qu'ils savent « ce qui est bon » pour le consommateur. La vente est considérée comme allant de soi : il suffit de produire pour vendre. On est bel et bien sur un marché d'offreurs. Il est plus difficile de fabriquer un produit que de lui trouver des débouchés. La grande question est donc de produire (au coût unitaire le plus bas). Les efforts portent sur la recherche de ressources financières destinées à accroître les capacités et l'efficacité de production. C'est le règne des financiers, des ingénieurs et des techniciens (des méthodes d'organisation du travail industriel se sont développées dans ce contexte).
Cette philosophie de gestion se situe par excellence dans le passé. Disons qu'elle correspond – en Amérique du Nord et en Europe – à la période du XIXè siècle et débuts du XXè. De même elle correspond à la situation vécue autrefois (par la force des choses) par les pays du camp socialiste.
« Les théoriciens de la société de consommation affirment qu'autrefois, au début de l'économie capitaliste et de la production industrielle, [...] les besoins n'orientaient pas cette production. Les entrepreneurs ne connaissaient pas le marché, ignoraient les consommateurs. Ils produisaient au hasard, lançant leurs marchandises sur le marché en attendant l'acheteur, en espérant le consommateur ». (5) 
Au Maroc, du temps de la politique protectionniste (en particulier entre 1960 et 1983), il suffisait de produire. L'industrie (rudimentaire), installée à l'abri des frontières, fonctionnait selon une logique de l’offre. Le spectre de la concurrence étrangère étant éloigné, des produits de qualité approximative (à des prix élevés) avaient droit de cité. Rien n'obligeait les patrons d'entreprises à adopter des principes contraires à leur entendement. Du reste, les consommateurs ne semblaient pas avoir d'exigences particulières. Tout le monde gagnait de l'argent et la tendance était de croire que tout le monde savait gérer son entreprise.
Pour autant, on aurait tort de situer cette conception uniquement dans le passé. Témoin l'état actuel de la promotion immobilière au Maroc. On sait que le marché est fortement demandeur et l'offre faible. Pour parvenir à résorber le déficit en logements, la production annuelle devrait être portée à plus de 131.000 unités (estimation du ministère de l'habitat en 2011).
Dans ces conditions, les entreprises engagées dans la construction d'habitats sociaux fonctionnent bel et bien dans une logique de production. Le résultat est notoire : les bâtiments construits présentent des carences et des vices à tire-larigot (canalisations défectueuses, risques de fissuration, peinture et revêtement du sol bâclés, menuiserie rudimentaire, etc.).
La logique de production, à la limite, prévaut dans une situation de pénurie, là où la population dans l'ensemble n'a pas le choix. Tant que le consommateur n'a pas une attitude proactive, le marketing est absent – et n'est du reste pas nécessaire. Il serait perçu, sinon comme une charge superflue, du moins comme une activité accessoire. Disons, en toute rigueur, que l'action sur le marché se réduit aux techniques commerciales permettant d'écouler au mieux les produits fabriqués.
Comment dans ce contexte l'entreprise est-elle organisée ?

La fonction de production prédomine

L'organigramme d'une entreprise, notons-le, est la schématisation de sa structure interne. Pour ce qui est du mode fonctionnel, les opérations et les tâches font l'objet d'un regroupement selon le critère d'appartenance à une fonction. En principe, l'exercice d'une fonction est assuré par un service, c'est-à-dire un ensemble de moyens humains et matériels adaptés aux diverses opérations relevant de la fonction. On trouve néanmoins des situations où telle fonction est assurée par plusieurs services, ou inversement, tel service assure plusieurs fonctions.
Dans le cas présent, la fonction de production est primordiale. C'est elle qui focalise l'attention ; c'est sur elle que portent tous les efforts, car le développement de l'entreprise dépend de son efficacité technique. Le directeur de la production se voit ainsi accorder la primauté et impose son point de vue. Il est chargé de la conception et de la fabrication des produits, comme de leur distribution. A côté de lui, le directeur financier joue lui aussi un rôle influent : c'est lui qui, entre autres, réunit les capitaux pour accroître les capacités de production. Un service commercial – lorsqu'il existe – est chargé de l'administration des ventes et de l'animation de la force de vente. Celle-ci se contente d'écouler les produits fabriqués. Il est clair que les problèmes de commercialisation ne sont abordés qu'une fois les produits mis au point et fabriqués. L'essentiel est qu'ils soient disponibles – d'où l'intérêt accordé également au système de distribution.
Ainsi, les tâches concernant le marché, qui relèvent en temps normal de la fonction commerciale, sont éclatées entre différents responsables. Par exemple, le service après-vente dépend de la fonction de production, la fixation des prix et les prévisions des ventes sont prises en charge par la direction financière. Il y a donc dispersion des responsabilités, laquelle comporte forcément des risques d'incohérence et de désaccord.
Le département marketing – dans son acception moderne – n'existe pas (à moins de confondre, à la légère, la démarche marketing avec les méthodes d'écoulement des produits fabriqués).
D'aucuns estiment que l'entreprise s'inscrit dans cette optique lorsqu'elle cherche à produire en masse pour abaisser le prix de revient. Comme le note T. Levitt, « rien n'est plus agréable, que de gagner de l'argent en faisant tourner une usine à plein régime ». (6) Mais la démarche est réfutable : « la perspective d'abaisser considérablement les coûts unitaires en augmentant la production constitue un leurre auquel la plupart des sociétés se laissent prendre. Les espoirs de profit semblent spectaculaires. Tous les efforts se concentrent sur la production, et l'on néglige le marketing ». (7)
Manifestement, ce mode d'organisation ne convient pas au contexte hautement concurrentiel qui prévaut de nos jours. Le risque est que l'entreprise concernée soit incapable de s'adapter aux conditions changeantes du fonctionnement des marchés.

Récapitulons
Lorsque la logique de production prévaut, l’organisation est soumise à une vision autoritaire, les décisions sont prises conformément aux vœux des techniciens et des financiers, le client est relégué au second plan et choisit les produits en fonction surtout de leur disponibilité.

Thami BOUHMOUCH
Janvier 2012
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(1) Voir sur ce point Encyclopédie des affaires, Action marketing, Chapitre : L'origine de la mercatique, p. 4.
(2) Cf. Sylvie Martin et Jean-Pierre Védrine, Marketing - Les concepts-clés, Les éd. d'organisation.
(3) Alexander Hiam et Charles Schewe, MBA Marketing - Les concepts, éd. Maxima.
(4) Marc Benoun, Marketing, savoirs et savoir-faire, Economica.
(5) Henri Lefebvre, Le Robert Electronique des citations.
(6) Théodore Levitt, Le marketing à courte vue, Encyclopédie du marketing, Editions Techniques 1975.
(7) T. Levitt, ibid.

20 janvier 2012

LE MARKETING ENTRE CONCEPTUALISATION ET EPREUVE DU TERRAIN


     « Le Marketing est un art difficile. On peut l'apprendre en quelques mois, mais on s'y perfectionne pendant toute sa vie » P. Kotler

                                  
Le marketing, à l'inverse d'une perception de néophyte, ne se limite pas à des actions de communication et de vente. Il se situe, non pas seulement au stade final du processus de création (mise en marché), mais tout au long de ce processus (élaboration du produit) et surtout à son déclenchement (naissance de l'idée). Il ne s'agit pas de « faire le marketing » d'un produit dans un sens restrictif et fragmentaire, par le recours aux techniques publicitaires et promotionnelles. La publicité est la cerise sur le gâteau, la partie visible de l'iceberg ; elle pourrait masquer une politique inopérante ou même hasardeuse.
Disons, en peu de mots, que le marketing s'emploie à assurer l'adéquation entre les besoins d'un public particulier et l'appareil de production. C'est une démarche qui considère que la satisfaction réelle et permanente du client est la source ultime de richesse. Le point de départ est toujours le marché – même lorsque l'initiative est le fait des scientifiques et des inventeurs. En d'autres termes, l'échange ne peut avoir lieu par la seule volonté du producteur.
Les vieilles recettes commerciales se révèlent de plus en plus infructueuses. De nos jours, l'entreprise performante ne se permet pas de snober le consommateur ; elle s'investit résolument dans une relation étroite et durable avec lui.
Simple à saisir, le credo du marketing est toutefois difficile à appliquer. Les théoriciens néo-classiques du XIXè siècle, on le sait, se sont attachés à définir les conditions dans lesquelles l’homo economicus détermine son comportement d’échange. Mais le monde réel incite à voir les choses avec humilité : comprendre l'être humain n'est aucunement une sinécure. Les praticiens s'efforcent de s'adapter à un consommateur versatile, ambigu, parfois irrationnel. Il y aura toujours des hiatus entre le produit proposé, la cible choisie et les moyens adoptés. L'entreprise, qui plus est, ne peut perdre de vue ni l'offensive des concurrents (tant nationaux qu'internationaux), ni les contraintes de coût, ni la progression implacable des nouvelles technologies.
Le marketing est une fonction ambitieuse, complexe autant que fascinante. Il est parvenu (pour ainsi dire « en douce ») à métamorphoser les entreprises, à révolutionner les modes de pensée et d'action. C'est un atout formidable face au renforcement de la concurrence, l'élément clé dont dépendent la survie et l'essor de l'organisation, un investissement dans l'avenir. Il est aussi grave de faire abstraction du marketing que de recourir à des pratiques de gestion et des procédés techniques dépassés.
Personne n'échappe à l'action marketing. Dans un show-room, vous vous renseignez sur le dernier modèle de voiture Suzuki et le vendeur vous gratifie d'un joli porte-clés ; vous entrez dans un libre-service où vous achetez impulsivement des boîtes de Crousty miel exposées en tête de gondole ; vous trouvez dans votre boîte aux lettres le prospectus Spécial Ramadan de l'hypermarché Marjane ; vos enfants s'amusent à collecter les capsules Coca-cola afin de gagner une motocyclette ; du téléviseur que vous allumez jaillit un spot publicitaire glorifiant le shampooing Sunsilk ; aussitôt un démarcheur chargé de gadgets électroniques sonne à votre porte ; le lendemain, une enquêtrice vient vous interviewer au sujet des cubes de bouillon Idéal... L'omniprésence du marketing dans la réalité vécue est patente. De fait, la signification et les fondements de cette branche du savoir gagnent à être saisis d'une manière rigoureuse.
D'emblée, une question se pose : pour mettre en œuvre des techniques et un savoir-faire, faut-il nécessairement s'appuyer sur une conception formalisée ?

Le balancement entre terrain et théorie
L'idée prévaut que le marketing est une discipline trop appliquée, trop pratique pour qu'on se laisse aller à des « spéculations théoriques »... A cet égard, il est souhaitable que soit levée l'équivoque : tout domaine de la connaissance repose sur une matière théorique qui en donne une explication d'ensemble. Les techniques et moyens concrets ne sont envisageables, ne sont accessibles qu'à travers une construction conceptuelle organisée. Pour reprendre l'expression avisée de l'économiste F. Perroux, « un peu de théorie éloigne de la réalité et beaucoup y ramène ».
Si le marketing, dans sa conception moderne, est opérationnel par essence, l'action sur le terrain ne saurait s'abandonner à un empirisme débridé. D'aucuns diront qu'un imbécile qui marche vaut mieux qu'un penseur qui reste assis ; mais si l'imbécile va dans le mauvais sens, le penseur ne sera-t-il pas plus avancé que lui ? Les praticiens et hommes d'affaires, étant aux prises avec le réel, ont une perception des faits sans doute différente de celle de l'analyste. Mais ils appréhendent les événements dans des circonstances particulières et chacun selon un angle de vision qui lui est propre.
S'il est vrai que le « théoricien » ne vit pas au jour le jour les épreuves du terrain, il s'attache néanmoins à saisir les faits dans leur ensemble. Bénéficiant d'un effet de distanciation appréciable, il examine méthodiquement les phénomènes et fournit une appréciation intelligible. En prenant la mesure de la réalité observée, il ordonne la connaissance, propose une construction intellectuelle et synthétique – dans un but à la fois didactique et décisionnel.
Le marketing, regardé en surface comme un ensemble de techniques, n'est-il pas avant tout une démarche et un état d'esprit ? Ne pas l'amarrer à un système conceptuel cohérent ne conduit-il pas à le réduire à des moyens de vente ? Certes, la pratique matérielle est indubitablement la raison d'être des constructions formalisées... Pour autant – en elle-même – elle n'est pas en mesure de faire avancer la connaissance (organisée). Dès lors, si « les théories sans faits sont sans objet [...] la pratique des faits sans théorie est tout aussi illusoire. » (1)
Pour mettre en œuvre avec discernement une démarche et des outils rigoureux, il est nécessaire de posséder la matière théorique. En même temps, il est impératif de montrer comment les conceptualisations sont appliquées dans le contexte réel d'une organisation. Le philosophe grec Aristote disait : « La réflexion par elle-même n'imprime aucun mouvement, mais seulement la réflexion orientée vers une finalité d'ordre pratique, c'est elle alors qui engendre la création ». Les concepts ne sont pas seulement les éléments constitutifs d'un corps théorique ; ce sont aussi et surtout les clés qui régissent la perception des faits. Le message publicitaire de Microsoft, il n’y a pas longtemps, l'exprimait sur un ton plaisant : « c'est très bien la théorie, surtout quand on peut la mettre en pratique ».
Le balancement entre terrain et théorie est essentiel. C’est ici le premier point majeur. C’est aussi l’idée directrice d’un programme d’enseignement : les concepts de base, une fois mis à plat et clarifiés, sont systématiquement étayés par des exemples issus de la vie des entreprises. Ces exemples cherchent à refléter la diversité des situations en touchant des domaines variés. L’apprenant rapproché ainsi de la réalité des choses est plus motivé et plus réceptif à l'acquisition des connaissances. Dans le cadre du Master Marketing, par exemple, les cas proposés suscitent l'intérêt à la fois de l'étudiant et du cadre en exercice ; ils conduisent le premier à développer une réflexion personnelle sur le caractère vivant de la discipline et sont perçus par le second comme une occasion de s'interroger sur sa propre expérience.
N'allons surtout pas croire que les outils conceptuels sont infaillibles. S'ils sont accessibles à tous, à travers les livres, les périodiques spécialisés, les sites Internet et les séminaires, leur application sur le terrain est aussi laborieuse que contingente... Mais de quel « terrain » est-il question ici ? Dans quelle mesure les concepts et les schémas sont-ils transposables d'un contexte à un autre ? Quel est notre champ de référence ?


Le champ de référence
Le marketing, en tant que système d'action, est censé être le même partout, puisqu'il s'agirait d'un savoir universel. En fait, la mise en pratique du concept tient au degré de maturité du marché considéré, comme aux traits socioculturels du milieu où l'action se déroule. Ainsi, dans les pays économiquement avancés où la demande atteint un niveau de volume et de sophistication particulièrement élevé, les marchés sont très segmentés, l'offre est différenciée et la concurrence intense. Vente par correspondance, couponnage, essai gratuit, phoning, hard discount, merchandising, panel de consommateurs, enquête par téléphone, audimat, e-mailing, publicité contextuelle, chronomarketing, ciblage par Google adwords... sont autant de vocables et de moyens qui symbolisent les sociétés d'abondance.
Dans un pays comme le Maroc, il est manifeste qu'on ne saurait transposer systématiquement et à la légère les procédés importés. Les ouvrages de marketing élaborés par des spécialistes marocains, on le sait, se comptent sur les doigts... Le propos ici n'est pas de s'étendre sur l'ampleur du vide ressenti, encore moins de chercher à en expliquer les raisons. L'essentiel est de noter que les manuels les plus réputés et les plus répandus, qu'ils soient conçus aux Etats-Unis, au Canada ou en France ne s'accordent pas strictement avec l'environnement local. Comment d'ailleurs peut-il en être autrement ?
Le fait est – c'est le second point majeur – que tout savoir doit le plus possible être ancré dans la réalité vécue. Le marketing n'est pas une connaissance abstraite ; en tant que pratique, il est toujours incarné, toujours lié à l'espace. S'agissant de transmettre des concepts et un savoir-faire, il est indispensable de se mettre au ton du milieu d'appartenance, de regarder au-dedans de soi. Il n'est que de voir les études de cas utilisées couramment dans les établissements supérieurs au Maroc : elles portent sur la société Cabas à Avignon, les supermarchés Panneton à Chicoutimi, l'entreprise Staples dans le Massachusetts, etc. Non pas qu'il faille se complaire dans un nombrilisme puéril, laisser de côté les acquis et l'expérience transmis de l'extérieur, mais il n'est pas bon que l'apprenant se sente constamment déconnecté du réel, qu'il soit toujours forcé de s'imaginer dans un univers qui n'est pas le sien.
Au Maroc, les illustrations proposées dans un cours se doivent ainsi d’être choisies expressément pour tenir compte du contexte local. Le professeur de Marketing s'attache à appliquer le principe qu'il enseigne : un produit doit concorder avec les besoins et le milieu de la cible visée. Coller à la réalité vécue, répétons-le, ne veut dire en aucune façon négation de l’universel. L'impératif de spécificité ne saurait escamoter la nécessité de communiquer avec l’autre, de favoriser l’esprit positif, d’assimiler les nouvelles données.

Thami BOUHMOUCH
20 janvier 2012.
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(1) P. Valette-Florence, préface à Y. Cordey et B. Perconte, Connaître le marketing, Bréal 1992, p. 3.

18 janvier 2012

QUIPROQUOS ET DERAPAGES DU DISCOURS SUR LA « LAÏCITE »



[Article rédigé le 03/01/12 en réaction à un plaidoyer pour la laïcité au Maroc, publié sur le site Demainonline le 26/12/11.]



J’ai lu la « lettre ouverte au néo-messie Benkirane... », publiée sur le site Demainonline le 26/12/11. 
Les commentaires consécutifs sur le PJD, la religion et la laïcité montrent que le public marocain n'est pas un corps inerte. Cependant, pour que le débat soit judicieux, on gagnerait à éviter l'extrémisme et les mystifications. L'arrogance naïve et la calomnie caractérisent les propos de l’auteure. Celle-ci, qui joue aux boutefeux, s’essaye manifestement à vicier le débat.
En fait, en elle-même, cette lettre importe peu. Ce sont les élucubrations déjà entendues ailleurs qui m’intéressent. Maintenant, on prend l'habitude d'opposer la modernité à l'obscurantisme, le progrès au dogmatisme, l'ouverture à la négativité. Bref, le blanc contre le noir... Dans quel but ? A l'évidence, les condamnations et l'exclusion de l'autre ne nous mèneront nulle part.

La jeunesse marocaine semble ébahie par les oripeaux de l’Occident. Elle veut à n’importe quel prix lui ressembler, l’imiter, le suivre. Imiter quoi ? Imiter la discipline sociale, le dévouement à l’œuvre collective, l’attitude agissante, le sens du rationnel, le goût de la progression, l’esprit inventif ? Non, il ne s’agit pas de cela. Ce qu’on veut, c’est la « modernité » dans toute sa splendeur. C’est-à-dire : la religion maintenue à l’écart de la sphère publique, le piétinement des valeurs morales, le dévergondage débridé. Voilà où on en est. Culturellement extravertis, les peuples subjugués s’hypnotisent sur les effets de démonstration au détriment des priorités. Cela me rappelle le Brésil des années soixante : comme le rapportait E. Carneiro il y a plus de trente an : les minorités privilégiées « singeaient jusqu’à l’absurde le mode de vie, les idées, les conduites, l’habillement des Parisiens. Les dames de la haute société de Rio portaient des manteaux de fourrure sous les tropiques » (1)
En Occident, les mots Islam, musulman, islamisme sèment la panique dans la faune des nigauds. Mais qu’en terre d’Islam quelques illuminés se mettent de la partie pour reprendre les amalgames et les insultes, je n’arrive pas à m’y faire. Ce que certains appellent la laïcité, à bien y réfléchir, c’est la porte ouverte à tous les dérapages moraux. L’Islam, au-delà des pratiques rituelles, est une culture et une civilisation. Perdre les repères religieux, c'est vivre sans boussole, sans conviction, sans freins, sans scrupules. Le glissement est graduel...

Du reste, la « laïcité » dont on se gargarise ici a-t-elle un sens réel en Europe ? La naïveté n’est pas pardonnable. La religion y est bel et bien présente dan le champ public. En France, par exemple, on sait que la plupart des jours fériés ont une signification chrétienne (Noël, Pâques...). En famille, les fêtes religieuses jouent un rôle important dans la transmission du patrimoine culturel. Sarkozy déclarait, en octobre 2010, lors d’une rencontre avec des cardinaux à Rome : « L’Église ne peut pas être indifférente aux problèmes de la société à laquelle elle appartient en tant qu’institution, pas plus que la politique ne peut être indifférente au fait religieux et aux valeurs spirituelles et morales. Il n’y a pas de religion sans responsabilité sociale, ni de politique sans morale ». Cherchez l’erreur : la France ne reconnait aucun culteconformément à la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat. (2)
Sarkozy, encore lui, n’hésite pas – en sa qualité de président de la république – à se signer en entrant dans une église... Jacques Chirac, lui aussi en tant que chef d'Etat, participait à des cérémonies religieuses et multipliait les témoignages de servilité à l'égard du Vatican. (3) La famille Obama ne se rend-elle pas à l'église pour assister à la messe du dimanche ? En mai dernier, une vingtaine de producteurs d’émissions religieuses de service public en Europe se sont réunis aux Pays-Bas. Cette rencontre (annuelle) a porté sur les messes télévisées ainsi que sur le planning des célébrations en Eurovision pour 2012 et 2013. (4)

On veut la « modernité » et on se prend à discourir sur la « laïcité » à qui mieux mieux. Mais le syndrome de la modernité mimétique, notamment dans les pays d’Islam, n'est pas seulement un fait de réduction-appropriation ; il peut aboutir, il aboutit souvent à des transpositions incohérentes, appauvrissantes, voire pernicieuses. Ces pays, disait l’écrivain iranien Ehsan Naraghi, doivent cesser de se comporter comme le corbeau de la fable, voulant imiter la démarche de la colombe, finit par oublier sa propre façon de marcher ». Il n’est que de voir la Moudawana : l'exemption de la présence du tuteur lors de la contraction du mariage autorise tous les débordements. Considérons le scénario : une jeune fille décide de son mariage loin de ses parents – qui deviennent, selon le schéma importé, la partie négligeable ; plus tard, elle leur annonce la nouvelle sans ménagement (de préférence par téléphone). J'ai vu la scène sous d'autres cieux et saisi avec stupeur l'ampleur des dégâts affectifs et du ressentiment éprouvés...
Que dire de « l'égalité » des sexes ? Les mouvements féministes et la querelle à ce sujet prêtent à sourire. La femme marocaine ne fera pas sa place dans la société à coups de réglementations. Dans nombre de secteurs de l'activité sociale elle n'a pas besoin de la générosité masculine du « quota », qui ne fait d'ailleurs qu'entériner la vision de sa prétendue infériorité. Les faits donnent à penser que tout est question de détermination et de confiance en soi. Selon le mot saisissant de l'écrivain nigérian Wole Soyinka, « le tigre ne clame pas sa tigritude, il saute ». A mon sens, les femmes aspirent à être respectées spontanément, naturellement, sincèrement, pas sous la contrainte d'une législation. Prenons le cas standard d'un homme et son épouse, des employés tous les deux. De retour du travail, l'un s'installe devant la télévision, l'autre se dirige vers la cuisine avant de s'occuper des enfants et du ménage. Cette réalité n'est-elle pas tout simplement le résultat du degré de conscience du mari ? La loi peut-elle éliminer de tels abus ? Pourrait-elle instaurer l'équité et l'estime là où les prédispositions intellectuelles ne le permettent pas ? Le véritable changement est foncièrement une affaire d'état d'esprit et d'éducation.


Nombre d’intervenants étrangers s’immiscent à la dérobée dans notre quotidien. Une masse de dollars et d'euros est déversée sur la « société civile » pour que celle-ci soutienne des modèles s'inscrivant dans une vision occidentale de la vie et de la société. On nous paye pour qu'on fasse ce qu'on nous dicte de faire. Et nous nous prenons insensiblement à jeter le discrédit sur nos propres ancrages culturels. Les prises de position ici et là montrent de façon claire l'instance à laquelle on se réfère pour introduire le changement (rappelez-vous : l’auteur de la lettre ouverte en appelait de façon grotesque à un ministre français !).



Il importe de bien comprendre que les islamistes qui ont récusé, il y a dix ans, les modifications apportées à la Moudawana étaient contre la domestication et la satellisation culturelles. Ils ne pouvaient raisonnablement accepter que la violence et le harcèlement subis par les femmes soient tolérés, que celles-ci – à travail égal – soient rémunérées moins que les hommes, que les enfants d'une citoyenne marocaine mariée à un étranger ne puissent bénéficier automatiquement de la nationalité marocaine. Ils ne pouvaient raisonnablement refuser que le congé de maternité soit allongé, que les bonnes soient protégées formellement par la loi, que ce soit l'épouse divorcée qui perçoive les allocations familiales dans le cas où les enfants sont à sa charge, etc. Il n'est certes pas normal que le divorce soit décidé de façon unilatérale et tyrannique par le mari, que la femme divorcée ne soit pas pleinement responsable de ses enfants sans le contrôle du juge. Si la fixation de l'âge du mariage à 18 ans peut préserver les jeunes filles de l'arbitraire (dans les zones rurales surtout), pourrait-on s'y opposer ?
Ce sont les dérives qu’on se doit de refuser. Il en est ainsi du cas des « mères célibataires ». Certes, ce problème n'a pas à être associé systématiquement à la prostitution et à la dépravation. Je pense à ces bonnes arrachées à leurs familles, souvent illettrées, victimes d'un abus de pouvoir, qui se trouvent subitement rejetées avec un bébé sur les bras. Pour autant, ne perdons pas de vue qu’en Occident, la largeur d'esprit en l’espèce a conduit à un libertinage que nous ne pourrions jamais accepter. Le Maroc est un pays musulman.
On en arrive à la question de la polygamie. Cette pratique – après tout rarissime – porte souvent préjudice à la première épouse. Elle devrait sans doute être soumise à l'autorisation du juge... Prenons garde tout de même aux comparaisons simplistes. La polygamie dans les sociétés islamiques est-elle moins morale, moins inique que la pratique, répandue en Europe, qui consiste à « prendre » une maîtresse ? En Europe, des entreprises fabriquent et vendent des alibis (invitation à une conférence, billet d'avion, factures, etc.) pour ceux qui cherchent à tromper leurs femmes d'une façon « élégante et fiable »... Est-ce cette orientation sociale que l’on voudrait transposer ? 
A l'heure où tous les discours portent sur la globalisation, d'aucuns semblent croire en la possibilité d'un saut décisif par simple transposition de schémas et de pratiques importés. Or, si changer constitue a priori un signe d'évolution, il est grave qu'il prenne la forme d'un reniement de soi. De même qu'un enfant se développe en devenant un adulte, non en mettant un long pantalon, une nation se développe à partir de ce qu'elle est. L'approche du Maroc en termes d'ouverture et de modernisation ne doit en aucune façon verser dans l'égocentrisme des métropoles, ni exclure la possibilité d'une évolution particulière.

Au-delà des contraintes matérielles et mesurables, les sociétés musulmanes ont besoin de représentations propres à guider l'action. Comment peuvent-elles survivre dans un univers de nationalismes exacerbés en effaçant chez elles ce qu'il convient d'intégrer et de dépasser ? Comment surmonter  les diverses  formes de dépersonnalisation ? C'est que le changement social/économique ne se réduit pas à des modifications quantitatives. Il est, à bien des égards, le fait d'hommes pleinement conscients de leur individualité historique, qui se sentent appartenir à un « Nous ».
Chaque société, à partir de sa dynamique endogène, se singularise par des mécanismes du changement propres à elle. A la réflexion, le monde entier a besoin de se repenser sur des bases éthiques.

Thami BOUHMOUCH
Publié le 15/01/12 in :
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(1) Edson Carneiro, cité par Jean Ziegler, Retournez les fusils, Manuel de sociologie d’opposition, Seuil 1981, p. 27.