Le tout est d'avoir un bon produit
L'entreprise est toujours perçue comme un agent de
production. Elle décide et crée d'abord ; elle s'adresse ensuite au marché. La
perspective des dirigeants est ingénue et bien confortable : « notre
produit est fin prêt, trouvons à qui on pourrait le vendre ». Si
l'article fabriqué est comme prévu (par chance) conforme à la demande, leur
intuition est récompensée ; dans le cas contraire, la méprise est sanctionnée
par le marché et c'est l'échec. On connaît le fameux aphorisme : « ça
passe ou ça casse ». Un économiste, il y a déjà
quarante ans, l'avait
exprimé ainsi : « Les pertes sont les pénalités que doit acquitter
quiconque applique des méthodes inefficaces ou consacre des moyens de
production à des fins non désirées par les consommateurs ».(1)
Une PME doit faire encore plus attention, car elle ne peut supporter un échec
de cette nature.
Cette approche, que les manuels en général se
plaisent à situer dans le passé, est adoptée aujourd'hui par d'innombrables
entreprises. Bien des dirigeants en effet s'en remettent totalement à leur « feeling »,
à leur « expérience », à leur « sens intime du
marché ». Jadis, selon l'expression suggestive de Biehn, Kodak
vendait ses produits « en commençant par tirer une flèche, puis en
dessinant la cible autour de son point d'impact »…(2) La
métaphore est assez éloquente.
Au début du siècle dernier, les voitures étaient
l'œuvre des ingénieurs. Lancée en 1908, la Ford
T était le premier modèle
produit en série et vendu à bas prix (15 millions d'exemplaires furent
commercialisés jusqu'à l'arrêt de la production en 1927). Son constructeur, Henri
Ford (un ingénieur), s'amusait à dire qu'il était prêt à offrir à ses clients « la
couleur d'automobile de leur choix... pourvu que ce soit le noir ».
Le résultat ne semblait pas concluant, si l'on
en croit Galbraith : « les premières voitures, lorsqu'elles sortirent
sur le marché, ne satisfirent pas complètement les acheteurs ; on se plaignit
que le système de refroidissement ne refroidissait pas, que les freins ne
freinaient pas, que le carburateur n'alimentait pas le moteur... ».(3)
Que dire, en l'espèce, du mode d'organisation au
sein de l'entreprise ? Il est, à peu de choses près, identique au précédent (partie 1/5) : le directeur de production, artisan de
la politique de produit, joue toujours un rôle prédominant. Il est censé
connaître ce dont le public cible a besoin. Dans l'organigramme, la fonction
marketing est absente. L'activité commerciale se réduit à une gestion
« administrative » des ventes. Tenant pour acquis que le produit est
excellent, les dirigeants ne voient pas la nécessité de câliner le client.
Une démarche hypothétique et périlleuse
Se focaliser sur les caractères et mérites d'un
produit pourrait sembler pertinent. En fait, il n'en est rien. Le problème se
pose en ces termes : si un fabricant souhaite vendre tel article, le public
cible désire-t-il l'acheter ? Les jeunes passionnés de musique raï ou chaâbi
n'achèteront sans doute pas la symphonie fantastique de Berlioz sous
prétexte que l'enregistrement de celle-ci a exigé un matériel sophistiqué et
une technologie de pointe. Si j'ai besoin d'un simple tabouret pour la cuisine,
serais-je intéressé par une chaise en hêtre massif ? Le téléspectateur qui se
passionne pour un match de football sera-t-il sensible à la portée
intellectuelle d'un documentaire sur les écosystèmes ?...
Si le besoin n'existe pas, les chances de vendre un
bien sont nulles.
Telle société d'équipements thermiques propose, à
grand renfort de publicité, un poêle à mazout hautement performant. Celui-ci
sera-t-il d'une quelconque utilité dans les habitations dépourvues de système de tirage et d'évacuation de la fumée ?...
L'évidence saute aux yeux : « Même
si on met sur le marché la meilleure trappe à souris, aussi sophistiquée
soit-elle, le consommateur qui n'a pas de souris à attraper ne courra pas au magasin
pour acheter ce produit ».(4)
Du point de vue des compagnies ferroviaires, le
meilleur moyen de transport est à coup sûr le train. Aux Etats-Unis,
dans les années 30, ces compagnies se livraient des batailles continues sans se
rendre compte des menaces sérieuses de l'autoroute et du transport aérien. Et
c'est bien dans ce pays qu'un proverbe exprime le mieux cette situation
déraisonnable : « il ne sert à rien de cravacher un cheval mort ».
L'entreprise a tellement les yeux rivés sur son produit qu'elle ne voit pas
qu'il ne correspond pas (ne correspond plus) aux besoins exprimés.
L'analogie avec le monde politique vient à l'esprit : beaucoup de politiciens –
se déclarant démocrates – sont intimement convaincus qu'eux seuls savent ce qui
convient à la masse. Pourtant, au bout du compte, les citoyens ont toujours
leur mot à dire. Il en va de même dans le monde des affaires : la logique du
consommateur tend toujours à triompher.
Un produit, s'il ne colle pas à l'évolution de la
demande, même s'il est techniquement excellent, est sujet à disparaître.
L'entreprise italienne Olivetti fabriquait des machines à écrire
remarquables, en bénéficiant longtemps d'un avantage concurrentiel décisif. Un
tel avantage avait-t-il un sens à la suite de l'avancée fulgurante de l'outil
informatique ?
Marketing
myopia
T. Levitt, à l'origine de l'expression « marketing myopia » (ou marketing à courte vue), a souligné les
dangers d'une telle approche : l'entreprise qui s'hypnotise sur l'activité de
production perd de vue le jugement particulier du marché et les véritables
ressorts de la demande. Etre myope, c'est croire opiniâtrement que le consommateur
« n'a pas le choix » ; c'est croire qu'il réagira positivement
à un produit perfectionné et attrayant. « Sans un marché suffisamment
vaste, rien n'est possible. Aucun effort d'amélioration, aussi immense soit-il,
ne peut inverser le cours des choses. "Tu peux mener ton âne à
l'abreuvoir, dit le proverbe, mais tu ne peux pas le forcer à boire"... ».(5)
Ainsi en est-il du cinéma marocain : cette vision
erronée a donné lieu à de nombreux films amplement magnifiés par leurs auteurs,
mais dont l'objet n'est pas en harmonie avec les sensibilités et les attentes
du public. Il y a dix ans, le réalisateur du film
« Soif », justifiant le sujet choisi, avouait curieusement avoir
répondu à ses propres attentes plutôt qu’à celles du public : « Mon
souci premier était de trouver comment faire un film et le faire bien. J'aurais traité n'importe quel sujet ; ma préoccupation
principale était de savoir comment
j'allais le mener. Il fallait qu'il soit abouti cinématographiquement,
que la narration soit bonne, que l'histoire évolue intelligemment, que les
acteurs soient bien dirigés, que les rôles soient crédibles et vraisemblables,
que l'image, l'éclairage, le son et le montage soient satisfaisants... Ce sont
surtout à ces aspects-là que je me suis attelé, pour faire en sorte que ce soit
un spectacle ».(6)
Cette conception, qui prévaut dans les secteurs où
la technologie est prépondérante, est à l'origine de nombreux échecs.
Il est clair que le problème du consommateur n'est pas nécessairement résolu
par une surenchère technique. Un exploit
technologique peut être bel et bien remis en cause par les exigences de la
demande.
Examinons le cas révélateur de Concorde,
l'avion supersonique franco-britannique. L'idée de départ est que l'homme
désire voler toujours plus haut, toujours plus vite. A ce titre, ce long-courrier
s'avère une prouesse technologique fantastique : voler à deux fois la vitesse
du son (Mach 2), aller plus vite que la rotation de la terre… C'est un appareil
révolutionnaire, très en avance sur son temps, avec de nombreuses innovations
techniques. Ce monument de l'esprit humain est un symbole non pas seulement de
la technologie, mais aussi de la beauté : c'est un avion majestueux, admirable.
Commandé dès sa conception à 74 exemplaires par 16
compagnies aériennes, Concorde était voué
à un bel avenir commercial. Mais, dès sa mise en service en 1976, l 'avion fut
violemment critiqué pour son bruit et sa très forte consommation de carburant.
Des associations écologiques, ici et là, se sont mises à se plaindre de ses
multiples nuisances. Aucun pays ne l'autorise à survoler les régions habitées,
en régime supersonique – ce qui signifie que les longs vols auxquels Concorde
se destinait ne pouvaient
avoir lieu qu'au-dessus de l'océan.
Assez rapidement, les compagnies ont commencé à se
désister et à annuler les commandes (en dehors
d’Air France et de British Airways). Les pertes
d’exploitation ont atteint des niveaux faramineux et la production est arrêtée
en 1980. Vingt ans après, les vols commerciaux sont finalement interrompus et,
en septembre 2003, le supersonique est définitivement cloué au sol.
Manifestement, le produit n'était pas rentable et ne correspondait pas aux
exigences du marché (compagnies aériennes, pouvoirs publics, groupes de
pression)...
Au Maroc, bon nombre de managers portent en eux le
syndrome du « marketing myopia » : ils font l'effort de
maîtriser les procédés et techniques, d'améliorer la qualité de leurs produits
– de leur point de vue et sans souci réel des
désirs du client. Quelques exemples permettent d'étayer ce constat.
L'exemple de la promotion immobilière, déjà
mentionné (1/5), mérite qu'on y revienne. On
sait que le marché du logement est fortement demandeur et l'offre relativement
faible. En dehors de l'habitat social (où prévaut la logique de production),
les promoteurs s'alignent résolument sur l'optique « produit ».
Aucun d'eux n'est sensible à la nécessité d'être en phase avec la demande. Les
dissonances sont nombreuses et répétitives : entrée de l'immeuble abondamment
tape-à-l'œil, accès au parking souterrain trop resserré et en pente raide,
salon disproportionné, vis-à-vis incommodant, chauffe-eau
exposé à l'air libre et même à la pluie, absence d’emplacement ad hoc pour la machine à
laver, etc. C'est bien le diable si l'acquéreur obtient satisfaction. Outre l'absence de normes strictes, il n'est pas en
fait protégé légalement. Il achète sans cahier de charges et sans descriptif
des matériaux utilisés – des éléments qui sont souvent soigneusement occultés
par le promoteur.
La majorité des investisseurs marocains dans l'immobilier
n'ont pas la maîtrise du métier ; ils cherchent simplement à valoriser
leurs capitaux sans grand risque. Un professionnel en
dit ceci : « L'immobilier reste le secteur le plus accessible et
le plus facile, les promoteurs peuvent gagner de l'argent en dormant ».
Chacun en effet entre dans le jeu, acquiert un terrain et se met laborieusement
à bâtir un immeuble. Or l'essentiel n'est pas d'avoir une assise foncière,
d'obtenir un crédit, d'avoir « des relations », de savoir
construire rapidement. Il est impératif, en termes de prestations, d'être à l'écoute
active du client potentiel et de viser sa satisfaction sans
détour. La FNPI (Fédération Nationale des Promoteurs Immobiliers)
gagnerait certainement à s’enquérir auprès des acheteurs des caractéristiques et des critères décisifs en matière de logement.
Que dire des chaînes
de télévision marocaines ? Il y eut une
époque où 2M avait une orientation ouvertement francophone,
foncièrement éloignée des réalités locales. Les politiques successives de
programmation ne répondaient pas aux attentes de la grande masse. Cette
orientation a été quelque peu rectifiée, mais le mécontentement du public
subsiste.
Les mesures
d’audience révèlent à chaque fois l'ampleur des discordances. Celles de janvier 2011 indiquent
que « le journal d’information de 2M est presque boudé ».
Est-ce à dire que les Marocains ne s’informent pas ? Le constat est pourtant simple : alors
que l’édition francophone est à 20h30, les
JT en arabe sont diffusés à 12h45 et 23h, « c’est-à-dire en dehors des
heures de grande écoute »…(7) Les dirigeants de cette chaîne semblent
ignorer que le choix de la langue et du timing détermine le taux d’audience. Peut-être
ignorent-ils également que la diffusion de
documentaires scientifiques entre 8h et 9h 30 exclue de facto les
catégories auxquelles ils sont destinés. Quant à
la 1ère chaîne, le malaise saute aux yeux :
programmation flottante, présentateurs amorphes et rarement qualifiés, texte
toujours psalmodié, décors éculés.
D'autres exemples viennent à l'esprit. Sait-on que
les banques commerciales marocaines – contrairement aux apparences –
fonctionnent (encore) largement dans une optique « produit » ?(8)
A ce titre, considérons le segment des jeunes (moins de 30 ans) : les packages
qui leur sont proposés ne correspondent souvent pas à leurs besoins réels. Pour
eux, en effet, l'essentiel n'est pas de recevoir des bons de réduction destinés
aux magasins, aux salles de cinéma et au transport en commun, mais de
bénéficier de produits clairs et taillés sur mesure, de payer moins cher leur
découvert, d'accéder à des formules adaptées de financement des études...
L'anomalie est assez étonnante : les dirigeants
savent que, pour attirer et fidéliser les clients, il est important de les
recruter dès l'âge de 18 ans. Globalement, les
outils sophistiqués utilisés sont conçus pour gérer des comptes, pas des
clients. L'écoute et la considération de ceux-ci sont loin d'être consacrées.
Récapitulons.
Lorsque la philosophie de gestion est centrée sur le produit, la priorité est accordée aux caractéristiques de l'offre, l'entreprise conçoit d'abord le produit puis cherche un acheteur, lequel est censé répondre positivement à une offre présumée performante.
Lorsque la philosophie de gestion est centrée sur le produit, la priorité est accordée aux caractéristiques de l'offre, l'entreprise conçoit d'abord le produit puis cherche un acheteur, lequel est censé répondre positivement à une offre présumée performante.
Thami
BOUHMOUCH
Janvier 2012
__________________________
(1) P. Samuelson, L'économique, A. Colin
1968, tome 2. Je souligne.
(2) Cité par R. Whiteley et D. Hessan, Les
avantages compétitifs de l'entreprise orientée clients, éd. Maxima.
(3) J. K. Galbraith, Le Nouvel Etat
industriel, Gallimard.
(4) M. Filion et F. Colbert, Gestion du
marketing, Gaëtan Morin.
(5) T. Levitt, Réflexions sur le management,
Dunod.
(6) Le Journal Hebdomadaire du 17-23 février 2001.
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