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19 juillet 2016

LE DEVELOPPEMENT SUPPOSE UNE MUTATION MENTALE



Série : Le culturel au cœur du changement social


Aucune discipline sociale ne peut espérer embrasser la réalité humaine complexe si elle n’entrait pas en contact avec les autres disciplines. Les composantes de la réalité observée sont certes analysables séparément (par chacune des disciplines) mais doivent être appréhendées comme un tout. (1) Ni l’économiste, ni le sociologue ne traitent de problèmes qui leur appartiennent en propre.

En matière de sous-développement, on ne saurait exclure – sous prétexte de ne pas empiéter sur ses voisins – l’étude des caractères et conditions qui sont largement responsables des maux dont souffrent de façon chronique les nations concernées. Quiconque est amené à cerner, tant bien que mal, l’infortune humaine de ces nations doit nécessairement s’ouvrir à la psychosociologie, intégrer les singularités culturelles et les formes de logique.
Il importe de rendre compte des interactions entre les conditions économiques et les facteurs extra-économiques souterrains. La conception stricte de l’économique doit faire place à une perspective sur le phénomène humain où des données extrêmement variées peuvent se joindre. De fait, l’économiste et le technocrate se doivent de s’allier aux sociologues et aux psychosociologues afin de replacer l’homme au point central de leur dispositif.
Une question primordiale se pose quant à la nature, la signification et la logique de cette transformation à laquelle aspirent les trois quarts du monde. En quoi consiste en effet ce fameux développement qui a hanté les discours pendant de longues décennies et qui donne l’impression aujourd’hui de ne plus être en vogue ?
Le malaise que cause la saisie de ce phénomène controversé est accru par son caractère multiforme et hautement complexe. L’observation des faits vécus indique que le développement est dû avant tout aux attitudes du sujet économique, à ses dispositions d’esprit, à l’ordre socioculturel dans lequel il se situe. Ce n’est pas un processus essentiellement économique mais un processus foncièrement socioculturel. (2) 
Il ne tient pas seulement, ni même principalement à des composantes matérielles mais à des éléments d’une autre nature, propres à provoquer et soutenir tout mouvement créateur, des éléments qui jouent le rôle déterminant dans la dynamique de changement. Quels sont-ils ? Ce sont la volonté et le besoin de réussite, la liberté intellectuelle, la faculté créatrice, le sens du rationnel, le respect de la fonction accomplie, la discipline sociale, la conscience des obligations et devoirs…


Le développement est ainsi une mutation globale qui suppose un changement socioculturel. De cette proposition, déduisons un corollaire : le développement doit se fonder sur l’homme social. Ce n’est pas une performance chiffrée, un état édénique qu’on atteindrait grâce à un flux de capitaux et de technologie importés. Il suppose une mutation mentale, une transformation profonde et ad hoc au niveau du comportement social.
C’est le point de vue que soutenait à juste titre F. Perroux en 1961 : « le développement est la combinaison de changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel global ». (3) L’auteur précisait ultérieurement : « le développement peut être entendu comme l’ensemble des changements observables dans le système économique et dans le type d’organisation »… (4) Ce qui remet en mémoire la dialectique du qualitatif et du quantitatif déjà abordée. (5)


L’essentiel ici est de marquer que les processus économiques et les forces en jeu ne fonctionnent qu’à la condition que les structures mentales et les normes de conduite des agents impliqués soient devenues telles que les quasi-mécanismes puissent jouer. Le développement doit être compris comme le mouvement qui bouleverse fondamentalement un groupe social – de manière à permettre le déclenchement et la poursuite du changement économique. Il n’est guère possible en effet de concevoir ce mouvement indépendamment de tout processus interne de création et d’organisation.

Thami BOUHMOUCH
Juillet 2016
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(1) Cf. article précédent : L’économique est vouée à s’ouvrir aux autres sciences de l’homme
(2)  Cf. article précédent : L’économique et le poids du facteur humain https://bouhmouch.blogspot.com/2016/05/leconomique-et-le-poids-du-facteur.html
(3) F. Perroux, L’économie du XXème siècle, PUF 1961, p. 154. Je souligne.
(4) F. Perroux, Préface à Elias Gannagé, Economie du développement, PUF 1962, p. VIII. Je souligne.
(5) Cf. article précédent : Economie et culture, le rapport dialectique https://bouhmouch.blogspot.com/2016/06/economie-et-culture-le-rapport.html

10 juillet 2016

L’ECONOMIQUE EST VOUEE A S’OUVRIR AUX AUTRES SCIENCES DE L’HOMME


Série : Le culturel au cœur du changement social


L’intégration de la dimension culturelle et humaine dans l’économie du développement laisse entrevoir une exigence majeure : elle requiert un effort de décloisonnement des sciences de l’homme… L’économique peut-elle s’allier à d’autres disciplines pour une meilleure saisie des réalités ? Dans quelle mesure est-ce nécessaire ?

Des relations dialectiques
Les hommes ne sont pas régis par les seules relations économiques. Ils entretiennent entre eux des rapports moraux, religieux, juridiques, politiques – et tous ces rapports font l’objet de disciplines distinctes. L’économique fait partie des sciences sociales qui toutes étudient l’activité humaine, tout en l’envisageant de points ce vue différents. Ce que nous appelons la « réalité » n’est qu’un amas d’observations inorganisées. Immanquablement, l’observateur est amené à entrer en contact avec les diverses branches du savoir qui s’intéressent à la même réalité. C’est ainsi, comme le note F. Braudel, que « ses propres explications ne cessent de l’entrainer trop loin, par un jeu insidieux, poursuivi même à son insu. L’économiste distingue les structures économiques et suppose les structures non économiques qui les entourent, les portent, les contraignent. Rien de plus anodin et apparemment de plus licite, mais du coup, il a reconstitué la réalité à sa façon ». (1)
La sociologie, la psychologie, la démographie, l’anthropologie… sont autant de disciplines dont les champs d’étude se chevauchent plus ou moins avec celui de l’économique. La réalité n’est pas seulement celle que perçoit l’un ou l’autre de ces observatoires ; c’est la combinaison de toutes ces vues particulières et partielles qui permet d’en rendre compte de la manière la moins imparfaite. Il existe forcément entre ces diverses représentations des points de contact nombreux, en raison de l’unité de leur objet : l’homme social.
Le découpage habituel des connaissances auquel on se conforme aujourd'hui, s’explique avant tout par un processus historique d’approfondissement et de concentration du savoir. Si jadis les hommes de culture touchaient à divers domaines à la fois, la connaissance est devenue limitative et de plus en plus complexe. C’est ainsi que les diverses sciences ont commencé à se désolidariser les unes des autres. Les sciences sociales se sont divisées en branches, chacune portant sur un secteur particulier de l’activité humaine. Or chacune s’efforce de tout expliquer par ses seuls critères, tend à présenter ses conclusions comme une vision globale de l’objet étudié.
Bien plus, chaque discipline est amenée à donner de la réalité sociale une représentation qui néglige toutes les autres. L’aspect appréhendé est expliqué comme s’il échappait aux relations dialectiques avec les autres. Or le fait social ne saurait être désarticulé sans dommage. Rien ne permet d’affirmer que les instances que l’économiste distingue relèvent d’une intelligibilité propre et autonome. L’action des variables appelées extra-économiques se situe à l’intérieur du système et fonctionne pour ainsi dire sur le même plan que les quantités économiques.
En revanche, si une collaboration entre deux ou plusieurs modes d’approche s’impose à l’esprit, chacun d’eux se rapporte à ses concepts propres, chacun garde son autonomie dans l’ordre d’explication qui lui est particulier. Dans ces conditions seulement, les diverses instances du fait social peuvent être saisies dans leurs rapports dialectiques. C’est ainsi qu’il faut entendre l’interdisciplinarité. (2)

Une causalité sociale circulaire
Sans renoncer donc à sa démarche particulière, l’économique est amenée peu à peu à élargir sa perspective, à collaborer avec d’autres branches du savoir. Car « sans le vouloir explicitement, les sciences sociales s’imposent les unes aux autres, chacune tend à saisir le social en son entier, dans sa totalité, chacune empiète sur ses voisines en croyant rester chez elle ». (3)
L’économiste n’hésite pas à faire appel à l’investigation sociologique, à expliquer les faits économiques à partir des institutions et de la structure sociale. Quant au sociologue, il s’aperçoit parfois qu’il ne peut cerner la réalité étudiée s’il ne dispose pas de quelques notions économiques. De même, l’économiste a recours à l’historien lorsqu’il a besoin de connaître le cadre et la dimension historiques de l’activité économique pour s’assurer, entre autres, du bien-fondé des lois économiques. En retour, l’historien se met à utiliser des matériaux économiques pour affiner son explication de la succession d'événements historiques.
La coopération entre disciplines ne s’arrête pas là : lors de l’examen approfondi des symptômes du sous-développement, l’économiste est conduit à faire ressortir les relations d’exploitation et d’iniquité, donc à mettre le doigt sur la dimension purement politique du problème. Il considère également les institutions juridiques et le réseau de droit qui enserre l’activité économique… Mais si l’économie agit sur le droit, celui-ci réagit sur l’économie. Les règles juridiques naissent parfois de la nécessité économique ; à leur tour, ces règles une fois promulguées influent sur la vie économique. L’économiste enfin consent à entrouvrir ses portes à la psychologie (sans pour cela que ce soit réciproque). Il y a longtemps déjà, les premiers auteurs estimaient que le comportement de l’individu est déterminé par son intérêt personnel et son désir de satisfaire ses besoins.
Pour expliquer la léthargie du sous-développement, quantité de facteurs imbriqués entrent en ligne de compte. Ces facteurs n’ont pas toujours et partout le même impact, le même poids, car tel obstacle peut être plus ou moins prépondérant en un lieu et un moment particuliers. En ce sens, comme le souligne A. Lewis, « il est parfois souhaitable de concentrer son attention sur un seul problème, à l’exclusion de la plupart des autres. Mais ce n’est qu’une tactique provisoire car, en éliminant un goulet d’étranglement, on en fait généralement apparaître d’autres ». (4)
L’immobilisme social est le résultat de causes qui se sont combinées ou relayées depuis des générations. Ces causes agissent simultanément et interagissent les unes sur les autres. Les modifications quantitatives n’influent sur le paysage économique, ne prennent un sens pratique que dans la mesure où elles se conjuguent avec d’autres facteurs, notamment d’ordre socioculturel. En revanche, les valeurs, l’éthique n’agissent pas isolément, ni de manière autonome.
Il importe de préciser : le fait économique et le fait socioculturel sont étroitement associés, « mais cette liaison n’a pas la force d’une loi, ni d’un rapport de causalité […]. La causalité sociale est presque toujours circulaire, les phénomène s’entraînent mutuellement ». (5)
Le sous-développement apparaît comme un phénomène social global justiciable d’une approche interdisciplinaire. Moins que tout autre champ d’analyse, ce phénomène peut être la chasse gardée de l’économique. Pour avoir la juste intelligence des faits, l’économiste doit être ouvert à toutes les prises de vue sur le phénomène humain. Il est amené à recourir notamment aux études des sociologues sur les structures sociales, à celle des anthropologues sur les traits caractéristiques des civilisations, à celles des psychologues sur les motivations et les types de conduite…

Il n’y a pas lieu en définitive de se laisser enfermer dans une quelconque « division académique du travail », d’entériner l’effritement et la dispersion dont a longtemps pâti l’étude de l’homme vivant en société… Si l’économiste entend rabaisser les barrières qui le séparent de ses voisins des sciences humaines et sociales, ce n’est pas affaire de mode et d’engouement. Au contact de celles-ci, le savoir économique peut s’enrichir, parvenir à une meilleure compréhension des phénomènes. Les divers modes d’approche finissent par se rencontrer, même s’ils ne parlent pas le même langage.


Thami BOUHMOUCH
Juillet 2016
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(1) F. Braudel, Ecrits sur l’histoire, Flammarion 1969, p. 86. Je souligne.
(2) Le terme interdisciplinaire indique explicitement la mise en relation de deux ou plusieurs disciplines. Je le préfère au terme pluridisciplinaire – qui suggère le mélange des concepts propres à chacune d’elles.
(3) F. Braudel, op. cit., p. 42.
(4) Arthur A. Lewis, La théorie de la croissance économique, Payot 1963, p. 24.
(5) Henri Mendras, Eléments de sociologie, A. Colin 1975, p.13. Je souligne.