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25 avril 2011

L'INNOVATION [2/2] : UNE DYNAMIQUE AU CŒUR DU MARKETING






Dans le précédent papier, nous avons vu que, tendanciellement, l'entreprise fait preuve d'imagination, crée de nouveaux marchés, propose des produits que le public cible n'est pas en mesure de réclamer, ni même d'envisager. Alors, la question immanquable se pose : le fabricant créatif qui affirme compter sur son feeling, ne court-il pas des risques considérables ?


Le marketing d'offre comporte des risques d'échec 

Se fier à son flair plus qu’au client, en effet, peut conduire à de mauvaises surprises et se révéler très dangereux. On ne peut jamais prévoir avec certitude le succès d’une idée. Ce n’est pas l’innovation à laquelle on croit le plus qui réussit le mieux, et vice versa. A ce titre, Colcombet écrit : «Une affirmation largement répandue stipule qu'un marketing performant met plus vite sur le marché des produits plus innovants. Encore faut-il que les innovations proposées, leur rythme d'introduction, correspondent à ce qu'attendent les clients et les intermédiaires. De graves échecs de produits nouveaux trouvent leurs racines dans une mauvaise compréhension de la performance de l'offre "vue du client", au moment du lancement ou même après». (1)

Il n'est pas facile, tant s'en faut, de trouver un marché pour un produit déjà conçu. Le couscous à base de riz, présenté en 1997 par une PME marocaine lors du Salon de l'Invention, a-t-il connu le succès convoité ? Le promoteur a cherché à gratifier la cuisine marocaine de nouveaux plats, beaucoup plus riches sur le plan diététique que les plats traditionnels à base de blé. Il a même projeté d'y introduire le goût de banane et d'ananas... Il reste à convaincre le consommateur marocain. Beaucoup d'efforts sont attendus de la part de l'industriel en termes de positionnement du produit et de promotion sur le marché interne. S'agissant de goûts et de désirs, rien ne va  de soi. […]
L'industrie génère beaucoup d'innovations techniques et de procédés nouveaux… Encore faut-il savoir si les utilisateurs sont prêts à utiliser les nouveautés et en payer le prix. Lorsque vous dotez un appareil d'une pléthore de fonctions, vous obligez les clients à acquérir des fonctions dont ils ne voient pas nécessairement l'utilité. Le rejet est toujours possible : soit le besoin n’existe pas, soit le produit n’est pas adapté. […]
Cela amène à se demander : les gens ont-ils besoin de machines qui communiquent entre elles, d'un réfrigérateur qui signale les marchandises en rupture ? Comment le marketing doit-il être situé par rapport au processus d’innovation ?

Le filtre du marketing est obligatoire

Il est vrai que le marketing ne mesure que l'état actuel des attentes et anticipe difficilement les réactions à long terme. Il est vrai aussi que, dans certains cas, des produits issus d'études de marché ont été des échecs. Ainsi des hamburgers diététiques, du New Coke et des gants de base-ball à pompe aux Etats-Unis. D'aucuns en ont déduit que les clients n'achètent pas les produits qu'ils réclament. Pourtant, il serait excessif d'en tirer prétexte pour ignorer les consommateurs potentiels.
Galbraith n'avait sans doute pas raison lorsqu'il écrivait il y a plus de vingt ans : «Si General Motors ou Ford consacrent un milliard de dollars et des années de recherches à dessiner, fabriquer et lancer une nouvelle automobile, ils ne peuvent pas être assez fous pour en laisser la vente aux hasards des goûts et des besoins du consommateur. [...] Dans le monde réel, le producteur doit [...] veiller à ce que le consommateur désire acheter ce qu'il a à lui offrir». (2)
Le marketing d'offre comporte de hauts risques. Il suppose des investissements considérables (matériel, Recherche/Développement, communication, référencement) sans que l'on puisse évaluer avec précision les chances de réussite. Il est vain de se laisser entraîner dans une surenchère d’améliorations techniques qui ne sont pas demandées par les consommateurs potentiels. Intellectualiser l’innovation : voilà le risque à éviter. «A l'évidence, la première cause de l'échec de l'innovation est une insuffisante investigation préalable du marché visé». (3)
C'est ici le point majeur : on ne saurait créer un produit sans l'existence d'une demande effective. Les consommateurs potentiels montrent bel et bien les directions du travail. Le responsable marketing oriente la recherche dans le sens du marché ; il regarde la technologie en termes de besoins.
La connaissance et la compréhension des attentes – de manière formelle ou non – le souci extrême de les satisfaire sont censés guider les recherches. Être poussé par les clients à innover et progresser est une chance qu'il faut exploiter activement. «Une stratégie d'innovation s'appuyant au départ sur l'analyse des besoins du marché pour passer ensuite par le laboratoire est plus efficace qu'une stratégie adoptant le trajet inverse». (4)
D’ordinaire, la fonction recherche/développement (R/D) est davantage chargée de mettre au point les produits demandés par le marché que d'imaginer des besoins nouveaux. L’important, ce sont les tendances d’évolution des consommateurs, non les tendances technologiques.
En toute rigueur, le terme innovation doit être compris dans un sens plus commercial que technique. Comme le note B. Prouvost avec raison, «l'innovation se juge à l'aune du client et non du producteur [...], c'est une offre réellement lancée sur le marché, ce qui la distingue de "l'idée géniale" restée dans les cartons». (5) Ce qui revient à dire que le besoin, est un élément constitutif de l'innovation. On ne saurait forcer le marché.

Les études de marché, loin d'être infaillibles, sont pourtant précieuses. Le marketing collecte l'information sur l'environnement global de l'entreprise et la diffuse auprès des décideurs. Il pousse chacun à réagir, à anticiper et stimule ainsi la créativité.
Il ne faut pas se méprendre : le marketing a une place précise dans le processus d'innovation. Il exprime le souhait final, mais n'avance pas de solutions. Il précise ce qu'il faut faire (attributs du produit jugés déterminants par les consommateurs), mais ne saurait dire comment il faut le faire. La R/D apporte des solutions et les propose en retour au marketing qui les évalue. Pourquoi ce retour au marketing ? Parce que le risque est grand d'obtenir un produit techniquement performant, au meilleur coût, mais qui ne correspond pas strictement au besoin analysé.
Ici, de nouveau, on se heurte à l'objection du départ : l'entreprise qui se focalise sur les besoins immédiats des consommateurs ne risque-t-elle pas de paralyser l'innovation ?

Valoriser l'effort créatif sous contrôle du marketing

«Se demander si le produit vient avant le besoin ou si c'est le besoin qui engendre le produit, c'est un peu se demander si la poule vient avant l’œuf ou l'inverse». (6)
Il y a lieu de garder un équilibre entre le développement par le marché et le développement par la technologie, savoir allier la rigueur du marketing avec la créativité des visionnaires. S'il est vrai que l'identification des besoins est la source la plus féconde du processus d'innovation, il est établi que «le vrai processus d'innovation est déclenché quand il y a une fusion entre la perception d'un besoin sur le marché et la démonstration de sa faisabilité technique». (7)
L'entreprise est tenue de passer les anticipations au filtre du marketing, pour éviter toute précipitation et tout engouement pour des désirs passagers. La plupart du temps, les tests sont indispensables et doivent être réalisés très tôt dans le processus de création. «C'est au laboratoire qu'on trouve des idées mais c'est le marketing qui les transforme en produits et il y a loin de l'invention à l'innovation». (8)

Nous parvenons là au cœur de la problématique : développer un produit, c'est coupler le marché et les opportunités technologiques. L'entreprise travaille en binôme marketing et R/D. Un professionnel l'a exprimé dans les termes suivants : «On ne marche bien qu'avec ses deux jambes : les vrais professionnels du marketing sont les gens qui ont une démarche rationnelle, mais qui y joignent un ressenti personnel du marché. Il faut joindre aux études beaucoup d'empirisme, et surtout, faire du ping-pong entre les projets et la réalité». (9)
En définitive, le marketing se révèle un organe essentiel de l'innovation ; il se met à son service. La gestion de l'innovation est indubitablement au cœur du marketing.

Thami BOUHMOUCH
Extraits de l'article paru dans Revue Marocaine de Droit et d'Economie, Faculté de Sciences juridiques, économiques et sociales, Aïn Chock - Casablanca, n° 47, 2002.
____________________________________________________

(1) Emmanuel Colcombet, Les indicateurs de performance du marketing, Revue Française du Marketing, n° 155 - 1995/5, p. 114.
(2) John K. Galbraith, Tout savoir ou presque sur l'économie, Seuil 1978, p. 180.
(3) Bernard Prouvost, Innover dans l'entreprise, les clés pour agir, Dunod 1990, p. 120. Souligné par l'auteur.
(4) J-J. Lambin, Le marketing stratégique, Mc Graw Hill 1991, p. 281.
(5) B. Prouvost, op. cit. p. 2.
(6) R. Boncey, Mind your business, éd. Techniplus 1991, p. 35. Je traduis.
(7) Eisenhower C. Etienne, Produit et procédé : quelle stratégie d'innovation pour l'entreprise ? Revue Française de Gestion, Juin-août 1983, p. 43.
(8) Philip Kotler et Bernard Dubois, Marketing management, Publi-Union 1992, p. XI.
(9) B. Vermersch, dirigeant de la société Phildar (France), cité par B. Prouvost, ouvrage op. cit., p. 63.







23 avril 2011

L'INNOVATION [1/2] : UNE RÉPONSE AUX BESOINS LATENTS



L'entreprise, comme chacun sait, est un centre d'innovation. C'est le support essentiel du progrès technique. L'innovation crée de nouveaux marchés, apporte des produits que le public n'est pas en mesure de réclamer, ni même d'imaginer.
Par contraste, tous les manuels répètent à l'envi que l'entreprise doit être centrée sur le client plutôt que sur la technologie. Ne s'agit-il pas là d'une vision idéale du marketing ? Le fait de focaliser l'attention sur la satisfaction des besoins immédiats des consommateurs, ne risque-t-il pas de figer l'innovation ?
Sur ce point, Lambin écrit : «Le risque que peut présenter une adoption trop enthousiaste de l'optique marketing est d'inciter l'entreprise à mettre exagérément l'accent  sur des produits demandés par le marché au détriment de produits inconnus du marché mais poussés par la technologie. Une stratégie marketing exclusivement guidée par les vœux du marché tend fatalement à favoriser les innovations mineures et moins révolutionnaires que celles proposées par le laboratoire». (1)
D'autres auteurs se rangent à cet avis : «Une entreprise orientée exclusivement vers le marketing risque de négliger des dimensions importantes de son avenir». (2)
De fait, le problème paraît se poser en ces termes : faut-il se conformer à l'investigation et aux directives du marketing ou emboîter le pas au chercheur comme force de proposition autonome ? Ne peut-on imaginer que l'entreprise puisse chercher un marché pour un produit qu'elle a déjà conçu ?

Les produits issus de l'imagination

Que la perception d'un besoin sur le marché soit un puissant facteur d'innovation technologique, qui peut le nier ? Cependant, il ne s'agit pas d'une règle absolue. En réalité, la source première de l'innovation diffère selon les industries considérées.
Dans les secteurs de haute technologie (informatique, biotechnologie...), il est manifeste que les facteurs techniques constituent les causes premières du déclenchement de l'innovation. L'entreprise est dominée par les scientifiques et ingénieurs ; elle se persuade qu'un produit supérieur se vendra tout seul et tend à se focaliser sur l'activité de production au détriment du marketing.

La complexité croissante de la technologie semble donc paradoxalement conduire à l'adoption de la conception centrée sur le produit. L'idée est que le consommateur n'est pas en mesure de préciser ses attentes et, de là, l'intérêt des études de marché serait fort limité.
C'est le point de vue adopté par un économiste : «A l'instar du politicien esclave de "l'opinion publique" et qui vit toujours dans le passé, les entreprises qui se tournent vers la demande créent rarement de nouveaux produits car il n'existe aucune demande mesurable pour des produits encore inconnus. La plupart des innovations échappent aux études de marché». (3)
Etre à l'écoute du consommateur ne suffit pas. Il est des cas – nombreux – où c'est l'imagination qui crée les produits. Il faut pressentir ce dont le public a besoin. Le télécopieur (fax), le micro-ordinateur, le Walkman, la fermeture centralisée des portes des voitures, le post-it, le laser, le four à micro-ondes, les lentilles de contact jetables, la messagerie rapide... sont le fait des inventeurs. On n'aurait vraisemblablement jamais pu concevoir ces produits sur la base d'une étude de marché.
Lorsque l'innovation porte sur les procédés de fabrication, le rôle de la fonction production est décisif, celui du marketing périphérique. D'aucuns semblent même convaincus de l'inanité d'un service marketing. Témoin ce dirigeant de Verreries Cristalleries d’Arques (France) : «Nos innovations ne sont pas issues de recherches marketing sur les consommateurs. Les consommateurs ne connaissent rien à l’innovation, ils ne jugent que par le passé. Il faut des visionnaires pour innover, et les visionnaires, on ne les trouve pas dans la rue». (4)
L'entreprise paraît ainsi adopter une démarche inversée lorsqu'elle suggère des produits avant de les soumettre au marché. Aux débuts, l'ordinateur était un phénomène totalement nouveau. Le fabricant, contrairement au client, avait une idée précise de son utilité et de ses usages possibles. Le fard à paupières : il fallait au début créer des stands de démonstration pour apprendre aux femmes comment l'utiliser. Autours de nous d’innombrables produits voient le jour. L'entreprise s'efforce de transformer les produits existants ou d'en créer de nouveaux. C'est à cette condition qu'elle maintient son dynamisme. Le moment venu, il faut aller très vite, sinon la place est prise.
Est-ce à dire pour cela que le créateur dans son laboratoire tourne le dos aux attentes du marché ? Une telle éventualité est-elle envisageable ?

Le chercheur répond à des besoins non exprimés

Il est souhaitable que soit levée l'équivoque : l'entreprise qui innove n'est pas déconnectée des tendances du marché ; elle prête attention aux besoins des consommateurs — lesquels ne sont pas toujours exprimés. Innover, aujourd'hui, c’est savoir répondre (le premier) aux attentes cachées des clients. Le savant dans son laboratoire ne travaille pas pour «passer le temps», pour la recherche pure et désintéressée. Loin d’être un «chercheur fou», il choisit sa voie : il répond à des besoins latents.
La réalité observée nous fournit quantité d'exemples.
Depuis sa création, l'entreprise 3M a basé sa culture d'entreprise sur l'innovation, ce qui en fait une des plus dynamiques du monde. Les idées nouvelles, suscitées par des discussions avec des clients, sont savamment étudiées et exploitées. Ce sont les besoins identifiés qui incitent l'entreprise à créer des produits novateurs dans des domaines divers : articles de bureau, signalisation routière, médecine, pharmacie, industrie automobile, électronique et télécommunication. La force de vente est à l'écoute permanente et attentive des clients pour découvrir les problèmes éventuels et les communiquer aux équipes de développement. Elle a pour mission de déceler les besoins exprimés et non exprimés. Grâce à cette approche, 3M trouve des solutions précieuses et novatrices. Les produits 3M sont les produits dont les clients ont besoin même s'ils ne peuvent l'expliquer. […]
On peut dire autant du matelas Beautyrest de Simmons. Celui-ci est adapté à chaque partie du corps en soutenant point par point la colonne vertébrale ; il favorise la circulation sanguine et la relaxation musculaire. De plus, le tissu traité antibactérien et le système d'aération anti-acariens protègent d'un grand nombre d'allergies.
Ainsi se dégage un point majeur : à la base de toute technologie réside un besoin réel, même s'il n'est pas formulé de manière explicite. Cela revient à dire non seulement que le besoin crée le moyen mais aussi et surtout qu'un moyen sans besoin est inutile.
De toute évidence, l’innovation n’est pas une fin en soi. Elle vise à assurer les objectifs de croissance et de rentabilité de l’entreprise, lesquels ne sont réalisés qu'à travers la satisfaction du marché-cible.
Lorsqu'un fabricant affirme qu'il n'effectue pas d'étude de marché, cela  ne veut pas dire qu'il méconnaît les besoins qu'il est censé satisfaire. Celui qui introduit une innovation est fortement imprégné de son marché et de son évolution. Il se fait une idée des attentes du marché (feeling, flair).
Les consommateurs, certes, n'ont jamais éprouvé le désir d'utiliser une télécommande de téléviseur avant sa mise sur le marché. Pour autant, l'ingénieur qui l'a conçue a cherché à répondre à un besoin. Le téléspectateur apprécierait beaucoup de pouvoir changer de chaîne, de modifier le son, etc. sans se déplacer. C'est un besoin de confort réel qui s'affirme avec la multiplication des chaînes. Répondre à un besoin est une donnée incontournable quelle que soit la façon de procéder.
Eclairons cela par d'autres exemples. 
Trarem Afrique, leader national dans le mobilier de bureau, apporte souvent des réponses nouvelles aux besoins de sa clientèle. Sur un marché fortement concurrentiel, l'entreprise anticipe les attentes et s'inscrit en avance par rapport au marché. Des concepts bureautiques originaux sont régulièrement proposés (comme l'ensemble Arela).
Que dire de la peinture Artilin 3A ? Ce produit nouveau se veut d'abord au service des asthmatiques. Il a été mis au point pour lutter contre les acariens, ces araignées microscopiques qui prolifèrent et émigrent en surnombre dans les murs, plafonds, draperies, rideaux... Des tests ont montré que les acariens, mis au contact de cette peinture, étaient détruits à 100 % au bout de 15 minutes. Les besoins, en l'espèce, n'ont pas été formulés explicitement par le public, mais n'en sont pas moins réels.

Dans le prochain papier, par un retour du balancier, il faudra se poser cette question inévitable : le producteur qui se fie à son imagination, ne court-il pas des risques de rejet élevés ?

Thami BOUHMOUCH
Extraits de l'article paru dans Revue Marocaine de Droit et d'Economie, Faculté de Sciences juridiques, économiques et sociales, Aïn Chock - Casablanca, n° 47, 2002.
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(1) J-J. Lambin, Le marketing stratégique, Mc Graw Hill 1991, p. 22. Souligné par l'auteur. 
(2) Kotler, Di Maulo, McDougall, Amstrong, Le Marketing de la théorie à la pratique, Gaëtan Morin 1991, p. 13.
(3) George Gilder, Richesse et pauvreté, Albin Michel 1981, p. 53.
(4) Ph. Durand, cité par Bernard Prouvost, Innover dans l'entreprise, les clés pour agir, Dunod 1990, p. 59.




19 avril 2011

ATTENTATS ET INJUSTICES





L'attentat incroyable [11 septembre 2001] contre les Etats-Unis amène à se poser deux questions : s'agit-il du premier acte du "choc des civilisations" ? Au-delà du désir de laver l'affront, ne convient-il pas de réfléchir avec lucidité sur les causes de la tragédie ?

1. Une précipitation symptomatique

Dans les médias européens, d'aucuns ont dit et répété que « nous sommes tous américains, car nous avons les mêmes valeurs ». Le périodique français l'Express annonce dare-dare sur sa couverture que « les islamistes déclarent la guerre à l'Occident ». Alors que l'enquête sur les auteurs du drame n'est pas achevée (le FBI étudie des milliers de pistes), les nations du Nord sont persuadées que l'ennemi vient d'ailleurs. Dans les débats télévisés, les adjectifs « islamiste », « islamique » et « musulman » sont utilisés sans scrupule l'un pour l'autre. L'amalgame est de mauvais augure.
Le communiqué désignant « officiellement » Ben Laden comme « suspect n° 1 » est destiné au subconscient : le terme « suspect » a spontanément pris le sens de « coupable ». Les médias semblent avoir un compte à régler et donnent libre cours à des propos haineux. Très rapidement, on s'est mis à parler du « Bien » contre le « Mal ». Sharon, habitué à l'instar de tous ceux qui l'entourent aux fourberies les plus répugnantes, s'est rangé comme il se doit du côté du « Bien ». Voila la brute sanguinaire qui se hâte d'enfiler un habit blanc, qui croit pouvoir faire oublier ses crimes abjects.
La diabolisation du monde arabo-musulman est menée tambour battant. Un peu partout, les ressortissants de pays arabes sont soupçonnés, menacés par la population, interpellés sans ménagement par la police (à New York, en Belgique, en Allemagne...). Sur le plateau d'une chaîne de télévision suisse, un rabbin et un représentant de la communauté musulmane étaient invités. Le premier était serein, affichait un air hautain et un sourire narquois ; le second paraissait inquiet, déprimé et constamment sur la défensive. C'est une scène pénible qui en dit long sur la portée de la propagande sioniste et sur la tension qui doit régner en ce moment en Europe.
Focaliser l'attention sur les images d'une poignée de gosses palestiniens exprimant leur joie trahit une intention malveillante. Ce chahut, dépourvu de signification réelle, a servi de pâture à des commentateurs très sérieux. En tout état de cause, peut-on s'attendre à voir la victime pleurer à chaudes larmes sur les malheurs de son bourreau ?
C'est ici le premier point majeur : il est manifeste qu'il y avait, en Amérique et en Europe (surtout), une prédisposition générale pour le lynchage médiatique des Arabes et des Musulmans. L'attitude des médias et de l'homme de la rue met au jour un sentiment profond et plus ou moins larvé. Elle remet en mémoire les analyses de Mahdi Elmandjra. Selon lui, la crise entre le Nord et le Sud est, en profondeur, liée à des systèmes de valeurs. Il y a plus de vingt ans, il affirmait : « le problème le plus sérieux dans le dialogue Nord-Sud n'est pas de nature économique, il se situe au niveau des mentalités et d'un impérialisme culturel ethnocentrique et arrogant qui empêche toute communication véritable » [revue Futuribles, Paris, n° 34, juin 1980]. De là, il soutenait que les conflits à l'avenir seront des conflits de civilisation et résulteront davantage de problèmes de communication culturelle que de problèmes économiques et politiques [cf. son ouvrage "Al harb al hadariya al oula", éd. Oyoun 1991].

2. Le terreau de la violence

Tous les médias et hauts responsables ont naturellement exprimé leur compassion et leur solidarité avec la nation américaine (un tel élan, hélas, n'a pas fonctionné ailleurs dans des circonstances comparables). Il importe à présent – c'est le second point majeur – de s'interroger sur le pourquoi des actes perpétrés. S'interroger ne veut pas dire approuver, blanchir.


Adoptons l'hypothèse que la responsabilité de Ben Laden ait été démontrée. Il serait judicieux de chercher à comprendre les raisons de la haine que cet homme voue à l'Etat américain. D'abord, il y a la présence outrageuse des soldats américains sur le sol saoudien. Ensuite, on sait que l'implantation de l'Etat d'Israël en terre de Palestine n'a apporté que les malheurs et la dévastation. Les accords signés sont systématiquement foulés aux pieds. Des enfants sont tués et des maisons détruites quotidiennement avec l'arsenal et le soutien insolent des Américains. Que dire du génocide insupportable perpétré sous nos yeux en Irak depuis 1990 ? Que faut-il penser des bombardements arrogants et irresponsables des objectifs civils en Libye (1986), d'une fabrique de médicaments au Soudan, etc. ?
Le fait est que l'Amérique n'a jamais eu une attitude humaine à l'égard des peuples qu'elle a décidé de vouer aux gémonies, ni la moindre idée de l'ampleur de leurs souffrances et de leur ressentiment. Des actes criminels à grande échelle sont commis sans aucun scrupule et dans l'indifférence générale des nations. Le terrorisme d'Etat est invariablement justifié et ne soulève aucune condamnation.
Les jeunes qui se font exploser dans les rues de Tel-Aviv et ceux qui se font écraser contre des tours de 110 étages auraient sans doute bien aimé continuer à vivre. Se préparer pour une mort violente n'est certainement pas une distraction. […] Il ne suffit pas de maudire les auteurs des attentats, il importe de comprendre la cause pour laquelle ils ont accepté de sacrifier leur vie.
Maintenant que la colère s'est décantée, les Américains vont peut-être comprendre qu'on récolte toujours ce qu'on a semé. Eradiquer les causes du drame ne se limite pas à démanteler un réseau ou à supprimer physiquement des individus. Au risque peut-être de choquer le lecteur (vu l'aspect tragique des évènements), je dirais ceci : si les attentats pouvaient réellement faire prendre conscience des souffrances et des profondes injustices qui persistent dans le monde, notamment mettre fin à l'agonie des enfants irakiens, arrêter la folie meurtrière des hordes sionistes, rendre au peuple palestinien sa dignité et tout ce qui lui a été dérobé, bannir l'infamie du précepte du deux-poids deux-mesures, amener les nations dominantes à ne plus cautionner les dirigeants rétrogrades et oppresseurs (qu’elles ont elles-mêmes mis en selle), etc. à ce moment là, on pourra dire que « à quelque chose malheur est bon ». Peut-être le monde sera-t-il alors plus vivable.

Thami BOUHMOUCH         
Publié dans La Nouvelle Tribune - Casablanca, le 27 septembre 2001.








16 avril 2011

LA CULTURE AU PAYS DE L'ENTREPRISE Pour une gestion qualitative du capital humain


   
Résumé de la communication
L'entreprise est une société d'hommes, un construit humain où les interactions ne sont pas seulement rationnelles mais aussi affectives.
Une entreprise doit sa puissance moins à ses capacités organisationnelles qu'à sa philosophie fondamentale, à la force de ses croyances et à l'impact de celles-ci sur la mobilisation de son capital humain.
Les DRH sont irrésistiblement portés à gérer le qualitatif, à compter avec les représentations, les façons de penser et d'agir. Gérer les ressources humaines, c'est gérer la culture de l'entreprise. Gérer la culture consiste à engager l'ensemble des acteurs à se rallier à la vision stratégique adoptée et à atteindre les résultats escomptés.
La gestion des ressources humaines ne saurait être abordée dans une perspective mécaniste. Le milieu culturel d'appartenance influe nécessairement sur la culture d'entreprise. On s'aperçoit vite qu'il y a à l'œuvre simultanément un principe de spécificité et un principe d'uniformisation des modes d'organisation des entreprises.


L'entreprise, aujourd'hui très présente sur la scène médiatique, est analogue à une montagne : elle comporte plusieurs versants qui sont plus ou moins visités, selon le champ de réflexion et d'action de chacun. Si l'on cherche à en faire le tour, la vision de l'ensemble se modifie, bien qu'il s'agisse toujours de la même montagne.
Cette comparaison me permet, d'entrée de jeu, de faire remarquer que l'analyste est dans l'incapacité de rassembler en un tout assimilable (par l'esprit) tous les facteurs qui conditionnent la vie en entreprise. S'il décide de privilégier une dimension particulière, il gagne peut-être en profondeur mais se heurte à l'objection de méconnaissance de telle ou telle force en jeu. S'il entreprend d'aborder plusieurs variables à la fois, le voilà en face d'un faisceau compliqué de connexions et de liaisons entrecroisées.
Mon propos est articulé autour de 4 points. Je les examinerai l'un après l'autre sans perdre de vue qu'ils sont étroitement corrélatifs.

1. L'entreprise, un construit humain


L'entreprise est perçue, au premier abord, comme une unité économique, un lieu de production, une organisation de vente. Qu'elle soit un microcosme humain semble moins s'imposer à l'esprit. Le mot "société", notons-le, renvoie d'ordinaire à une association de capitaux. « Or, une entreprise, c'est d'abord une société d'hommes. [...] Une entreprise est toujours une société à entreprendre, un groupe à constituer » 1.
Il ne suffit pas d'acquiescer à cette vérité première. Il faut désormais ajouter que les sujets impliqués sont des êtres concrets, dotés d'une psyché et d'un esprit. Ils sont mus par des intérêts, des passions, des préjugés. Ce sont eux qui règlent le cours de l'entreprise et façonnent son destin. La valeur de leur travail dépend de leurs qualités intrinsèques et de la formation qu'ils ont reçue ; elle dépend aussi de leurs habitudes mentales, de leur engagement vis-à-vis de l'entreprise, du genre de rapports qu'ils entretiennent avec elle. Leur prédisposition au travail et les efforts fournis sont concrètement marqués par leur vision même de l'existence.
Retenons donc ce premier point : l'entreprise est une société d'hommes, un construit humain où les interactions ne sont pas seulement rationnelles mais aussi affectives.

2. La philosophie de l'entreprise


Face à une entreprise en déclin, la tentation est grande d'incriminer l'environnement, d'invoquer sa rigueur et ses volte-face... Nul doute que tous les agents économiques sont soumis, plus ou moins directement, à l'influence des facteurs externes. Ce n'est pas à dire pour cela qu'une telle influence soit par elle-même décisive. Le rôle des hommes est essentiel. Les faits donnent à penser que, par dessus tout, la réussite ou l'échec d'une entreprise découle de la façon dont celle-ci met en valeur le génie et les prédispositions de son personnel.



Sur le terrain, le discours s'appuie sans relâche sur des grandeurs mesurables : part de marché, marge brute, retour sur investissement, etc. Bien entendu, la nécessité du repérage chiffré ne prête pas à discussion et nul ne prétendra être gêné de travailler pour une part de marché. Toutefois, si l'on considère la vérité ultime des choses, on s'aperçoit que les hommes ne se battent pas, ne s'engagent pas pleinement pour un chiffre d'affaires ou un ratio financier. « La réussite économique [...] ne sera obtenue qu'au prix d'une grande motivation et d'une grande implication. Elle sera donc fondée sur des sentiments humains forts » 2. Ce qui compte en profondeur pour l'individu, c'est le sentiment de participer à une œuvre commune, de créer un produit de qualité, de trouver dans l'accomplissement de son travail une légitime fierté professionnelle, une fierté qui donne un sens à sa vie...

On objectera avec raison que les sentiments, les aspirations, les dispositions d'esprit ne font pas partie de « l'ossature » comme les systèmes de gestion, les méthodes de travail et les budgets. D'où la question latente et inévitable : à l'heure où, au Maroc, des efforts sont déployés pour consolider la viabilité macro-économique, il est question de mise à niveau et de restructuration, à l'heure des pragmatismes et des quantifications, y a-t-il place pour un tel débat ?...
Entendons-nous bien : il ne s'agit ici en aucune façon de faire l'impasse sur les principes de rationalité développés dans les manuels de gestion, de s'hypnotiser de manière dogmatique sur les conduites humaines. Il n'est pas douteux que pour aller au-devant de la pratique matérielle il faut disposer d'une puissance matérielle. Mais les valeurs, les idéaux et les croyances deviennent une puissance matérielle dès qu'ils s'emparent de l'ensemble des acteurs et déterminent leur comportement. Que les capacités techniques, les structures et modes d'organisation aient un rôle crucial, qui peut le nier ? Peters et Waterman affirment cependant qu'ils sont « dépassés par la force de l'adhésion du personnel aux principes de base de l'entreprise et par la fidélité avec laquelle chacun les applique » 3.
Si les employés sont convaincus de la prééminence du client et en font leur credo, s'ils croient aux vertus d'une qualité sans cesse renouvelée, s'ils ont le respect de la fonction accomplie, si les dirigeants tiennent un langage de vérité, s'ils admettent que des cadres debout valent mieux que des cadres courbés, alors l'entreprise est en état de faire face aux vicissitudes de l'environnement.
De là, un second point vaut d'être souligné : une entreprise doit sa puissance autant, sinon moins, à ses capacités organisationnelles ou à sa surface financière qu'à sa philosophie fondamentale, à la force de ses croyances et à l'impact de celles-ci sur la mobilisation de son capital humain.

3. Gestion qualitative des RH


Les ressources humaines, après avoir été tenues longtemps pour une « variable molle » ou une variable d'ajustement, entrent en ligne de compte comme un paramètre stratégique. L'attention est encore accaparée par les problèmes de gestion administrative, de réduction des effectifs et de maîtrise de la masse salariale. Néanmoins, des voix s'élèvent pour affirmer que les hommes doivent être regardés non pas comme une charge au compte d'exploitation mais comme une ressource au bilan. Ce qui semble être une formule incantatoire véhicule une vérité qui est en train de s'imposer.
Il est clair que la mise à niveau du tissu productif national est, en partie, une affaire de ressources humaines. Pour autant, il ne convient pas de se focaliser sur le quantitatif. Les DRH sont irrésistiblement portés à gérer le qualitatif, à compter avec les dispositions d'esprit, les façons de penser et d'agir. La culture de l'entreprise n'est aucunement un épiphénomène. C'est un patrimoine de références communes ; c'est le ciment qui relie l'ensemble des membres du groupe.

Gérer les ressources humaines, c'est gérer la culture de l'entreprise. Gérer la culture consiste à engager l'ensemble des acteurs à se rallier à la vision stratégique adoptée, à s'y attacher vivement et à atteindre les résultats escomptés. Ces résultats feront eux-mêmes partie de la culture. Il s'agit d'inventer de nouveaux liens entre l'individu et son entreprise, des liens fondés sur la coopération et l'intelligence de tous.
A cet égard, il se révèle que l'investissement dans la qualité exige un changement radical des états d'esprit. A commencer par celui du manager en personne : dans sa quête de l'efficacité, plutôt que de s'entourer d'employés accommodants et maniables, il est porté à instaurer un management participatif. Les objectifs gagnent à être définis, autant qu'il est possible, en concertation avec toutes les personnes concernées.
Quant à l'innovation, elle n'est pas l'apanage d'une cellule isolée et omnipotente. Chacun dans l'entreprise doit se sentir investi du pouvoir et du devoir de contribuer à l'innovation. L'idéal serait que les solutions adoptées soient intégrées par le groupe en un tout acceptable par toutes ses composantes. C'est ainsi que la créativité devient un élément de sa culture.
 Ici, il y a lieu d'insister sur la nécessité d'un système de communication interpersonnelle efficace. C'est dans les ateliers, dans les bureaux, dans les réseaux commerciaux que les résistances au changement apparaissent. Lorsque l'information passe mal, le changement se fera contre le système et non pas en harmonie avec lui. L'employé a besoin de savoir pourquoi l'entreprise est contrainte de modifier son orientation ; le changement met en cause sa manière de travailler, voire sa fonction.
Ainsi se dégage la troisième proposition : la GRH n'est pas seulement une affaire de quantités. Il s'agit de bâtir et de propager un ensemble cohérent de codes et de significations que tout membre du groupe doit posséder pour être intégré.

4.  Le spécifique et l'universel


Cela étant, le contexte socioculturel global - une donnée inexorable - interdit d'aborder la question des ressources humaines dans une perspective mécaniste.
Au Maroc, on notera avant tout que le tissu économique est composé pour l'essentiel de petites entreprises. Nombre d'entre elles sont très vulnérables, acculées à vivre au jour le jour. Dans bien des cas, elles ont un caractère résolument « militariste ». Les méthodes et principes, quelque rationnel que soit leur contenu, ne sauraient tourner le dos au substrat socioculturel. N'est-il pas vain de vouloir rassembler Orient et Occident, le Sud et le Nord sous la bannière de valeurs identiques ? On est ainsi tenté d'affirmer que l'entreprise, ses modes d'organisation et de fonctionnement ne sont que l'émanation du milieu d'appartenance. Faut-il alors renoncer à la « boite à outils » conventionnelle ? Doit-on rejeter l'idée de l'entreprise dépositaire de la rationalité universelle ?
La réponse s'impose à notre esprit : sur le marché international se trouvent confrontées des entreprises appartenant à des ensembles culturels très divers et c'est en fonction de leurs résultats que les économies nationales sont comparées les unes aux autres. La mondialisation de la concurrence, c'est la fin de l'insularité des économies protégées (ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les pays du Sud). Face à une globalisation croissante, les entreprises sont partout appelées à relever des défis semblables : la difficulté de se situer dans l'environnement, la volonté de s'assurer de la participation de tous...
On s'aperçoit, en définitive, qu'il y a à l'œuvre simultanément un principe de spécificité et un principe d'uniformisation des modes d'organisation. L'entreprise au Maroc participe de deux mondes : celui de l'ordre culturel local, celui des normes et modèles exogènes. L'objectif est de concilier des valeurs contradictoires. Tel est le quatrième point qu'il convient de retenir.
Je vous remercie de votre attention.

Thami BOUHMOUCH
Communication au Colloque international Capital humain et croissance économique, Ecole EDHEC – Casablanca, 10-11 avril 1997.  

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1 Alain Etchégoyen, Les entreprises ont-elles une âme ? éd. François Bourin 1990, p. 121.
2 Jean-Philippe Pecoul & Michel Santi, Fortune faite, l'expérience des grands créateurs   d'entreprises français du XXè siècle, Dunod 1991, p. 49.
3 Thomas Peters & Robert Waterman, Le prix de l'excellence, InterEditions 1983, p. 279.

15 avril 2011

L'ENTREPRISE DANS SON ENVIRONNEMENT SOCIOCULTUREL Culture et marketing management



L'entreprise - unité économique  - évolue dans un macro-environnement dont le contexte socioculturel constitue une composante de poids. Tout individu fait partie d'une communauté humaine ; il baigne dans un ensemble complexe de valeurs, de croyances, et de traditions qui façonnent ses relations avec le monde qui l'entoure... Aussi bien, un responsable de marketing se préoccupe normalement des styles de vie, du niveau d'éducation, des pratiques religieuses, de l'éthique, des mouvements de mode, etc.
Les décisions de l'acheteur sont largement influencées par sa culture et c'est toujours à travers celle-ci que la définition de ses besoins s'effectue. Simple autant que crucial, ce fait d'expérience a donné matière à une abondante littérature. Pour F. Colbert,  « les valeurs d'une  société jouent un rôle de premier  plan dans la mise en marché d'un produit car lorsqu'elles évoluent, elles entraînent un changement d'habitudes chez les citoyens » 1. Dans le même sens, Helfer et Orsoni soulignent que « les valeurs culturelles dont hérite chacun constituent de puissants facteurs explicatifs de l'achat ou du non-achat : individualisme, importance de la mère, matérialisme, convictions morales ou religieuses sont autant de traits culturels qui orientent la consommation » 2.
On conçoit dès lors que la promotion de l'entreprise, au travers notamment de l'action publicitaire, soit à un degré ou à un autre, affectée par le substrat culturel. C'est l'un des principes majeurs sur lesquels reposent particulièrement les stratégies visant des marchés extérieurs, donc des cultures dissemblables. L'entreprise exportatrice, en effet, ne saurait perdre de vue le champ de référence culturel. Elle « devra étudier les caractères distinctifs d'une culture et ses conséquences d'un point de vue marketing. A cet égard, l'adaptation du marketing (sa différenciation par culture) ou sa globalisation est un enjeu stratégique majeur » 3.
L'impact des différences culturelles sur la politique de marketing s'impose à l'esprit. Une mésaventure de Général Motors, dans un temps passé, faisait bien sourire : si la firme transnationale ne parvenait pas à diffuser son modèle de voiture « Nova » en Amérique Latine, c'est tout simplement parce que les décideurs avaient perdu de vue, qu'en espagnol « no va » signifie « ne marche pas » ! Cet exemple d'apparence anecdotique, vise à faire sentir une vérité fondamentale : la réalisation des études de marché, la conception des produits et les politiques de communication exigent certes la maîtrise des techniques de marketing, mais aussi la connaissance profonde des singularités culturelles du milieu considéré.


Au Maroc, tout porte à penser que dans les écoles supérieures privées l'enseignement du marketing ne met pas suffisamment l'accent sur ce fait décisif. Au surplus, bon nombre d'agences publicitaires, en transposant in extenso les significations et les idéaux occidentaux, ne semblent pas réaliser que certains messages, thèmes ou slogans ne riment en rien avec les spécificités culturelles endogènes. De fait, plutôt que de reproduire les arguments éprouvés ailleurs, il importe de se référer à l'imaginaire et aux sensibilités locales du groupe social visé. Faut-il s'attendre, par exemple, à ce que le consommateur africain s'identifie à l'Européen et réagisse comme lui ? Comme le note avec raison J. Séguéla, « la publicité est le reflet des peuples. [...] A chaque pays sa culture publicitaire. Nous avons déjà vingt ans d'audiovisuel dans la tête, l'Afrique découvre à peine le petit écran » 5.
La culture, si elle influe sur les transactions entre un détaillant et son client, elle agit de même sur les négociations en milieu  industriel.  « Elle affecte tout autant les antécédents de la négociation (les caractéristiques des négociateurs) que les conditions dans lesquelles s'effectue la négociation ou le processus de négociation. Ainsi, elle influence la durée de la négociation et les stratégies de négociation utilisées » 6. Si bien que les négociations sont relativement courtes dans les sociétés où l'on fait grand cas de la loi et des textes.

Bien plus, d'un pays à l'autre, le milieu culturel d'appartenance influe sur la façon dont les individus s'insèrent dans l'entreprise et vivent leurs relations de travail. Il exerce une action directe sur la dynamique interne de l'entreprise, sur l'action collective de ses membres, sur leur perception de l'entité elle-même, bref sur la culture de l'entreprise. S'agissant des pratiques managériales, il n'y a pas à proprement parler de typologie universelle. L'entreprise est un construit humain et social où les interactions ne sont pas seulement rationnelles  mais aussi affectives. Les comportements sont pluridéterminés : rationalités diverses, intérêts immédiats, passions, dispositions d'esprit, références culturelles se combinent de manière continue. Les processus décisionnels sont concrètement marqués par les représentations que se font les acteurs des rapports hiérarchiques, par leur conception du temps, leur vision des choses et des hommes.
L'entreprise africaine ne ressemble pas à l'entreprise européenne, laquelle diffère sensiblement de l'entreprise américaine, qui à son tour se distingue de l'entreprise japonaise. Cette dernière se fonde sur un ensemble de normes et de valeurs particulières, elle fonctionne  selon un mode de gestion propre. Nulle part ailleurs qu'au Japon on n'est prêt à se conformer à la gymnastique matinale, aux chants collectifs à la gloire de l'entreprise. Farouchement individualiste, le cadre français, par  exemple, ne peut consentir à s'effacer devant le groupe, à s'assujettir à ses exigences.

Les attitudes à l'égard de l'entreprise diffèrent d'un ensemble culturel à un autre parce que chacun d'eux a sa vision des choses, ses significations, ses idéaux propres. « Le Japonais est voué corps et âme à son entreprise, c'est par elle que passe l'essentiel de sa vie, et son attachement est de type féodal. Pour l'Américain, l'entreprise est le lieu où l'on peut se réaliser, exprimer ses capacités, entrer en compétition avec les autres membres de l'organisation, et finalement réussir ou échouer [...] Pour le Latin, l'entreprise est surtout un gagne pain. L'essentiel de sa réalisation personnelle est ailleurs... » 7.
L'analyse de H. Bourgoin sur le management en Afrique est significative à cet égard 8. Selon lui, l'entreprise africaine doit être regardée comme un village, afin de lui donner une dimension affective et communautaire propre à l'environnement culturel local. Il importe alors d' « adopter » l'employé dans la « famille » de l'employeur, d'assurer la cohésion du personnel et de le motiver par des performances envisagées comme des succès collectifs. Ici, les motivations sociales, les besoins de relations et d'amitié passent avant le besoin d'accomplissement individuel, comme c'est le cas notamment aux Etats-Unis.
B. Ponson, examinant lui aussi l'impact des ancrages culturels sur le management en Afrique, adopte un point de vue semblable9. Un sentiment d'appartenance communautaire particulièrement fort imprègne le corps social dans sa totalité. C'est ce sentiment qui, au sein de l'entreprise, explique le rôle joué par la famille élargie et les liens de solidarité (d'où utilisation collective des revenus), la portée de l'âge en tant que symbole de la sagesse et de l'autorité, la position du patron, considéré comme un chef de village ou de clan, etc. De là l'idée de recréer l'entreprise africaine en y reproduisant l'atmosphère et la solidarité du village : « des entreprises homogènes ethniquement sont ainsi tout à fait efficaces et performantes, par exemple des entreprises Bamileké au Cameroun. Le manager sera tout naturellement un chef de type paternaliste à l'écoute de ses salariés en lequel ceux-ci ont confiance (du fait de la communauté qui les unit) » 10.

C'est un fait avéré qu'en Afrique les transferts de pratiques managériales échouent dans la plupart des cas. La question de l'adéquation de telles pratiques au milieu d'application se pose donc avec acuité. Certes, il faut bien en l'occurrence que des règles soient applicables dans des circonstances les plus larges possibles. Et il tombe sous le sens que toute entreprise, où qu'elle soit, a en vue de parfaire son efficacité et sa compétitivité... Il n'en demeure pas moins que les méthodes et principes, quelque rationnel que soit leur contenu, ne saurait tourner le dos aux singularités culturelles du milieu dans lequel opère l'entreprise. Les pays africains sont donc portés à concevoir un style de management propre, intégrant certaines valeurs mobilisatrices, certains traits originaux de leur génie social.
On s'aperçoit de nouveau qu'il y a une spécificité africaine dans l'approche du management, ce qui amène à contester l'universalité des théories américaines. Celles-ci, en effet, reposent sur des valeurs culturelles qui sont loin d'être universelles, comme par exemple la compétition entre individus, l'acceptation du risque ou la recherche du succès individuel. Les managers africains -  de même d'ailleurs que leurs confrères d'Europe du sud et d'Amérique Latine - qui cherchent à s'attribuer des notions comme the self achievement (accomplissement de soi) ou the commitment (responsabilité, devoir, engagement personnel) se plient inéluctablement à un effort d'acculturation.

Thami Bouhmouch, professeur de Marketing
Article paru in le périodique L'Economiste du 20/02/1997. Texte retouché.

F. Colbert, in M. Filion et F. Colbert, Gestion du marketing, Gaëtan Morin Ed. 1990, p.11.
J. P. Helfer et J. Orsoni, Marketing, Librairie Vuibert, 1981, p. 100.
P.-L. Dubois et A. Jolibert, Le marketing, fondements et pratique, Economica 1989, pp. 637.
Cf. P. Kotler et B. Dubois, Marketing management, Publi-Union Ed. 1992, pp. 167, 168.
5 J. Séguéla, Fils de pub, éd. Flammarion 1986, p. 86.
P. L. Dubois et A. Jolibert, op. cit., p. 455.
STRATEGOR (collectif d'auteurs), Stratégie, structure, décision, identité. Politique générale d'entreprise, Inter Editions 1991, p. 235.
H. Bourgoin, L'Afrique malade du management, éd. J. Picollec 1984.
Cf. B. Ponson, Individualisme ou communauté... in G. Henault et R. M'Rabet, L'entrepreneuriat en Afrique francophone... éd. John Libbey 1990, pp. 18 à 20.
10  B. Ponson, ibid, p. 24.