L'entreprise, comme chacun sait, est un centre
d'innovation. C'est le support essentiel du progrès technique. L'innovation
crée de nouveaux marchés, apporte des produits que le public n'est pas en
mesure de réclamer, ni même d'imaginer.
Par
contraste, tous les manuels répètent à l'envi que l'entreprise doit être
centrée sur le client plutôt que sur la technologie. Ne s'agit-il pas là d'une
vision idéale du marketing ? Le fait de focaliser l'attention sur la
satisfaction des besoins immédiats des consommateurs, ne risque-t-il pas de
figer l'innovation ?
Sur ce point, Lambin écrit : «Le
risque que peut présenter une adoption trop enthousiaste de l'optique marketing
est d'inciter l'entreprise à mettre exagérément l'accent sur des produits demandés par le marché au détriment de produits inconnus du
marché mais poussés par la
technologie. Une stratégie marketing exclusivement guidée par les vœux du
marché tend fatalement à favoriser les innovations mineures et moins
révolutionnaires que celles proposées par le laboratoire». (1)
D'autres auteurs se
rangent à cet avis : «Une entreprise orientée exclusivement vers le
marketing risque de négliger des dimensions importantes de son avenir». (2)
De fait, le problème paraît se poser en ces termes :
faut-il se
conformer à l'investigation et aux directives du marketing ou emboîter le pas
au chercheur comme force de proposition autonome ? Ne peut-on imaginer que
l'entreprise puisse chercher un marché pour un produit qu'elle a déjà conçu ?
Les produits issus
de l'imagination
Que
la perception d'un besoin sur le marché soit un puissant facteur d'innovation
technologique, qui peut le nier ? Cependant, il ne s'agit pas d'une règle
absolue. En réalité, la source première de l'innovation diffère selon les
industries considérées.
Dans
les secteurs de haute technologie (informatique, biotechnologie...), il est
manifeste que les facteurs techniques constituent les causes premières du
déclenchement de l'innovation. L'entreprise est dominée par les scientifiques
et ingénieurs ; elle se persuade qu'un produit supérieur se vendra tout seul et
tend à se focaliser sur l'activité de production au détriment du marketing.
La complexité croissante de la technologie semble donc paradoxalement conduire à l'adoption de la conception centrée sur le produit. L'idée est que le consommateur n'est pas en mesure de préciser ses attentes et, de là, l'intérêt des études de marché serait fort limité.
C'est le point de vue adopté par un
économiste : «A l'instar du politicien
esclave de "l'opinion publique" et qui vit toujours dans le passé,
les entreprises qui se tournent vers la demande créent rarement de nouveaux
produits car il n'existe aucune demande mesurable pour des produits encore
inconnus. La plupart des innovations échappent aux études de marché». (3)
Etre à l'écoute du
consommateur ne suffit pas. Il est des cas – nombreux – où c'est
l'imagination qui crée les produits. Il faut pressentir ce dont le public a
besoin. Le télécopieur (fax), le micro-ordinateur, le Walkman, la fermeture
centralisée des portes des voitures, le post-it, le laser, le four à
micro-ondes, les lentilles de contact jetables, la messagerie rapide... sont le
fait des inventeurs. On n'aurait vraisemblablement jamais pu concevoir ces
produits sur la base d'une étude de marché.
Lorsque l'innovation
porte sur les procédés de fabrication, le rôle de la fonction production est
décisif, celui du marketing périphérique. D'aucuns semblent même convaincus de
l'inanité d'un service marketing. Témoin ce dirigeant de Verreries
Cristalleries d’Arques (France) : «Nos innovations ne sont pas issues de
recherches marketing sur les consommateurs. Les consommateurs ne connaissent
rien à l’innovation, ils ne jugent que par le passé. Il faut des visionnaires
pour innover, et les visionnaires, on ne les trouve pas dans la rue». (4)
L'entreprise paraît ainsi adopter
une démarche inversée lorsqu'elle suggère des produits avant de les soumettre
au marché. Aux débuts, l'ordinateur était un phénomène totalement nouveau. Le
fabricant, contrairement au client, avait une idée précise de son utilité et de
ses usages possibles. Le fard à paupières : il fallait au début créer des
stands de démonstration pour apprendre aux femmes comment l'utiliser. Autours
de nous d’innombrables produits voient le jour. L'entreprise s'efforce de
transformer les produits existants ou d'en créer de nouveaux. C'est à cette
condition qu'elle maintient son dynamisme. Le moment venu, il faut aller très
vite, sinon la place est prise.
Est-ce
à dire pour cela que le créateur dans son laboratoire tourne le dos aux
attentes du marché ? Une telle éventualité est-elle envisageable ?
Le chercheur répond à des besoins non exprimés
Il est souhaitable que soit levée
l'équivoque : l'entreprise qui innove n'est pas déconnectée des tendances du
marché ; elle prête attention aux besoins des consommateurs — lesquels ne sont
pas toujours exprimés. Innover, aujourd'hui, c’est savoir répondre (le premier) aux attentes cachées
des clients. Le savant dans son laboratoire ne travaille pas pour «passer
le temps», pour la recherche pure et désintéressée. Loin d’être un «chercheur
fou», il choisit sa voie : il répond à des besoins latents.
La réalité observée nous fournit
quantité d'exemples.
Depuis
sa création, l'entreprise 3M a basé sa culture d'entreprise sur l'innovation,
ce qui en fait une des plus dynamiques du monde. Les idées nouvelles, suscitées
par des discussions avec des clients, sont savamment étudiées et exploitées. Ce
sont les besoins identifiés qui incitent l'entreprise à créer des produits novateurs
dans des domaines divers : articles de bureau, signalisation routière,
médecine, pharmacie, industrie automobile, électronique et télécommunication.
La force de vente est à l'écoute permanente et attentive des clients pour
découvrir les problèmes éventuels et les communiquer aux équipes de
développement. Elle a pour mission de déceler les besoins exprimés et non
exprimés. Grâce à cette approche, 3M trouve des solutions précieuses et
novatrices. Les produits 3M sont les produits dont les clients ont besoin même
s'ils ne peuvent l'expliquer. […]
On peut dire autant du
matelas Beautyrest de Simmons.
Celui-ci est adapté à chaque partie du corps en soutenant point par point la
colonne vertébrale ; il favorise la circulation sanguine et la relaxation
musculaire. De plus, le tissu traité antibactérien et le système d'aération
anti-acariens protègent d'un grand nombre d'allergies.
Ainsi se dégage un point majeur : à
la base de toute technologie réside un besoin réel, même s'il n'est pas formulé
de manière explicite. Cela revient à dire non seulement que le besoin crée
le moyen mais aussi et surtout qu'un moyen sans besoin est inutile.
De toute évidence, l’innovation
n’est pas une fin en soi. Elle vise à assurer les objectifs de croissance et de
rentabilité de l’entreprise, lesquels ne sont réalisés qu'à travers la
satisfaction du marché-cible.
Lorsqu'un fabricant
affirme qu'il n'effectue pas d'étude de marché, cela ne veut pas dire qu'il méconnaît les besoins
qu'il est censé satisfaire. Celui qui introduit une innovation est fortement
imprégné de son marché et de son évolution. Il se fait une idée des attentes du
marché (feeling, flair).
Les consommateurs, certes, n'ont
jamais éprouvé le désir d'utiliser une télécommande de téléviseur avant sa mise
sur le marché. Pour autant, l'ingénieur qui l'a conçue a cherché à répondre à
un besoin. Le téléspectateur apprécierait beaucoup de pouvoir changer de
chaîne, de modifier le son, etc. sans se déplacer. C'est un besoin de confort
réel qui s'affirme avec la multiplication des chaînes. Répondre à un besoin est
une donnée incontournable quelle que soit la façon de procéder.
Eclairons cela par
d'autres exemples.
Trarem Afrique, leader
national dans le mobilier de bureau, apporte souvent des réponses nouvelles aux
besoins de sa clientèle. Sur un marché fortement concurrentiel, l'entreprise
anticipe les attentes et s'inscrit en avance par rapport au marché. Des
concepts bureautiques originaux sont régulièrement proposés (comme l'ensemble Arela).
Que dire de la
peinture Artilin 3A ? Ce produit nouveau se veut d'abord au service des
asthmatiques. Il a été mis au point pour lutter contre les acariens, ces
araignées microscopiques qui prolifèrent et émigrent en surnombre dans les
murs, plafonds, draperies, rideaux... Des tests ont montré que les acariens,
mis au contact de cette peinture, étaient détruits à 100 % au bout de 15
minutes. Les besoins, en l'espèce, n'ont pas été formulés explicitement par le
public, mais n'en sont pas moins réels.
Dans le prochain
papier, par un retour du balancier, il faudra se poser cette question inévitable
: le producteur qui se fie à son imagination, ne court-il pas des risques de
rejet élevés ?
Thami BOUHMOUCH
Extraits de l'article paru dans Revue Marocaine de Droit et d'Economie, Faculté de Sciences juridiques, économiques et sociales, Aïn Chock - Casablanca, n° 47, 2002.
____________________________________________
(1) J-J. Lambin, Le marketing
stratégique, Mc Graw Hill 1991,
p. 22. Souligné par l'auteur.
(2) Kotler,
Di Maulo, McDougall, Amstrong, Le Marketing de la théorie à la pratique,
Gaëtan Morin 1991, p. 13.
(3) George
Gilder, Richesse et pauvreté, Albin
Michel 1981, p. 53.
(4) Ph.
Durand, cité par Bernard Prouvost, Innover dans l'entreprise, les clés pour
agir, Dunod 1990, p. 59.
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