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24 novembre 2016

ORDRE NEOCOLONIAL [3/3] : LE POIDS DU FACTEUR CULTUREL


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale

                                                                                                         
La prépondérance néocoloniale se manifeste non seulement par la mainmise sur l’économie des ex-colonies, par des termes de l’échange iniques, par l’aide alimentaire, mais aussi par la transculturation des élites et des gouvernants. Dans la perspective idéologique de l’univocité occidentale, les grands capitalismes imposent partout leurs intérêts et leurs modèles, érigés en valeurs universelles. L’ère du colonialisme informel – comme celle du colonialisme direct – illustre clairement l’ambivalence d’une telle conduite.

Il est indéniable que l’Europe a peu appris de ses colonies, lors même que celles-ci ont consenti à assimiler son éthique et ses formes de logique. Pourquoi n’y a-t-il pas d’ethnologues africains ou arabes venant étudier le mode de vie et les mœurs des populations européennes ? La question n’est pas vaine. Et si l’on enseigne Adam Smith, Newton ou Pascal au sud de la méditerranée, les universités du Nord font allégrement abstraction de grands savants comme Ibn Khaldoun (sociologie), Ibn Haytham (innovations), Ar-Razi (logique, médecine), Abou al-Qassim Zahraoui (chirurgie), al-Khawarizmi (algèbre), Ibn Nafis (yeux, vision), al-Hamadani (pesanteur), Nasredine al-Tossi (copieusement plagié par Copernic), etc.
L’économique conventionnelle, consciemment ou non, se prive d’étendre son horizon. L’importance accordée aux données quantifiables et aux changements de dimension tend à faire l’impasse sur les rivalités qui se déroulent sur le champ des références culturelles et des significations, à marginaliser ce faisant l’essence du sous-développement. L’analyse de Ziegler à cet égard est pertinente : « la production des biens symboliques revêt, dans chaque société, une importance théorique et pratique aussi considérables que la production des marchandises. Les images ne sont jamais innocentes. Elles sont destinées soit à libérer, soit à asservir les hommes. Elles forment pour toute sociologie de l’impérialisme un objet nécessaire ». (1)
Il est manifeste que l’idéologie coloniale continue de structurer les consciences, d’organiser le monde, de régenter les rapports avec l’ex-métropole. La remarque de Piettre mériterait d’être reprise ici sur un plan plus large : « c’est ici que s’inscrit le caractère le plus profond – et le moins exprimé – de l’impérialisme américain. Non plus politique, ni économique, ni technologique mais impérialisme psychologique. Il imprègne les consciences, infléchit les mœurs, pénètre les façons de vivre ». (2)

Tout processus de changement est conditionné pour une part par l’histoire des agents impliqués et par l’incidence qu’elle exerce sur leurs comportements. Le legs colonial, s’il constitue une entrave à l’émancipation des peuples, c’est dans la mesure surtout où il introduit des données qualitatives. Héritant d’une infrastructure spécifique et de liens de subordination politique, les pays formellement indépendants doivent au surplus subir une situation de domination culturelle, une juxtaposition destructrice de cultures. Regardée de la sorte, leur condition d’ex-colonie constitue une entrave sérieuse à une véritable mutation de ces pays. Le sous-développement, produit d’une évolution historique singulière, se traduit par une coexistence durable de deux systèmes de valeurs antagoniques…
L’emprise la plus virulente et la plus dangereuse est non pas celle qui porte sur la structure économique mais celle qui s’en prend à la culture, vise à la dépréciation intellectuelle et, partant, à attaquer l’être dans ses manières de sentir, de penser et d’agir. Au-delà des échanges commerciaux et des mécanismes d’exploitation, la domination se manifeste par les influences socioculturelles qui engendrent une traumatisation des nations subordonnées.
De là, lorsqu’il est question de « carcan du pacte colonial » (3) c’est essentiellement à l’handicap psychoculturel qu’il importe de penser. Pour risquer une formule rapide, disons que si la société assujettie est privée des ressorts intellectuels et culturels nécessaires à une dynamique autonome, c’est à bien des égards parce qu’elle existe trop exclusivement par et pour l’ex-métropole à laquelle elle continue d’être rattachée.
L’accent mis d’ordinaire sur les contraintes économiques imposées par le système international détourne l’attention des facteurs non-économiques.  Les obstacles dont pâtissent les pays dépendants ne sont pas seulement des blocages de nature économique, mais aussi, au niveau superstructurel, des blocages de type culturel qui affermissent les premiers. A l’échelle des nations, l’écueil est en profondeur lié à des systèmes de valeurs qui tendent à reproduire les liens de domination. C’est la conception qu’adopte El Mandjra : « Le problème le plus sérieux dans le dialogue Nord-Sud n’est pas de nature économique, il se situe au niveau des mentalités et d’un impérialisme culturel ethnocentrique et arrogant qui empêche toute communication véritable ». (4) 

La prépondérance linguistique n’est-elle pas un moyen sûr de perpétuer la domination externe ? Le cas du Rwanda à cet égard mérite mention. Ce petit pays, où le français recule nettement depuis plusieurs années, vient de décider de faire du swahili sa quatrième langue officielle et ainsi de donner le coup de grâce à ce vestige de la colonisation. Les dirigeants du pays entendent tourner la page des sujétions passées, renouer avec leur histoire et leur culture. Mais l’ex-colonisateur belge et surtout les autorités françaises ne peuvent accepter une telle tentative d’émancipation qui risque de faire tâche d'huile. « Puissance impérialiste de premier plan en Afrique, la France ne saurait tolérer aucune forme de remise en cause de sa domination dans ce qu'elle considère toujours comme son "pré carré" africain. Les Rwandais s'attendent d'ailleurs à ce que la France cherche à déstabiliser les autorités de Kigali ». (5)
Ici, de nouveau, il convient de mettre l’accent sur le caractère dangereusement illusoire de l’indépendance nominale : il apparaît que pratiquement tous les pays décolonisés ont remis « à plus tard » leur émancipation culturelle – si tant est qu’ils aient pris conscience véritablement de son influence décisive. Seules les questions politiques et économiques (stricto sensu) retiennent l’attention, focalisent l’intérêt. Vulnérables aux pressions externes, les nouveaux Etats se trouvent démunis et impuissants, sinon « complices » du fait de l’implication inavouable de tant de leurs dirigeants. Ceux-ci s’estiment affranchis et maîtres de leurs choix, mais les esprits demeurent durablement hypothéquésDans toute relation avec l’ex-métropole, les termes du dialogue correspondent obligatoirement aux catégories et normes admises. Dans les pays du Maghreb, la langue de l’ancien colonisateur s'incruste dans les sphères financières et commerciales, comme au cœur même de l’État ; elle garde une position culminante bien que l’arabe et le berbère soient les langues officielles… 

Cela étant, quel que puisse être l’intérêt intellectuel à mettre en lumière les fondements historiques de la domination culturelle actuelle, les condamnations ne peuvent plus rien contre des faits écoulés. En revanche, il y a avantage à tenter de comprendre ce qui est en train de se passer au niveau mondial sur le terrain de la culture. C’est à quoi sont consacrés les prochains papiers.

Thami BOUHMOUCH
Nov. 2016 – Fév. 2017
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(1) Jean Ziegler, Main basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil 1980, p. 26. Je souligne.
(2) André Piettre, Impérialisme et culture. Le Monde du 3 mai 1975, p. 4.
(3) Selon le mot d’Albert Meister, L’Afrique peut-elle partir ?, Seuil 1966, p. 77.
(4) Mahdi ElMandjra, A propos du Rapport de la commission Brandt sur les problèmes du développement, in Rétrospective des futurs, éd. Ouyoun 1992, p. 15.
(5) Youssef Girard, La libération culturelle : l’exemple rwandais [février 2017] http://www.ism-france.org/analyses/La-liberation-culturelle-l-exemple-rwandais-article-20221?ml=true

15 novembre 2016

ORDRE NEOCOLONIAL [2/3] : LE NOUVEAU VISAGE DE L’HEGEMONIE


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Le néocolonialisme est un travestissement des formes classiques de la sujétion. Il traduit la volonté d’assujettir l’autre par des moyens différents, plus subtils. L'ex-métropole, qui consent à la dissolution des colonies, développe une stratégie de la dépendance en la camouflant. L’indépendance formelle, célébrée tapageusement, joue le rôle d’un écran : chargé d’une positivité absolue par le discours conventionnel, ce terme dissimule la duperie fondamentale qu’il instaure pour les peuples décolonisés. Le nouveau statut inaugure de nouvelles formes de tutelle aussi meurtrières que le colonialisme direct, mais beaucoup moins visibles.

L’hégémonie pouvant être ainsi exercée par des moyens autres que la possession coloniale directe, la notion de « coopération » devient le leitmotiv saillant, substitué à l’ancien paradigme fondé sur la dissymétrie. Le pacte colonial classique, à la faveur du déterminisme historique, fait place à une emprise d’une tout autre nature, celle des significations et du conditionnement organisé. La puissance-mère règne à présent par une instrumentalité conforme à la nouvelle vision, fondée sur l’univocité occidentale et le totalitarisme culturel. C’est à travers le logos des dominateurs que les dominés comprennent désormais le monde.
Nul doute que le discours du colonialisme maquillé ne puisse être détourné au profit des peuples assujettis ; c’est un discours qui institue le pouvoir absolu de l’ex-métropole. Les nouveaux Etats sont gouvernés par des hommes culturellement dévoués aux intérêts de celle-ci. Ce sont des entités dont la fonction essentielle est de garantir les conditions optima du maintien de la structure inégalitaire. Le néocolonialisme désigne un haut degré d’influence sur les orientations économiques et politiques – ce qui à la fois implique et exige la suprématie des modèles culturels de l’ancien colonisateur. Phénomène global, en effet, il se manifeste dans les domaines économique, politique, idéologique et culturel… C’est dire qu’ « aucun aspect de la vie du nouvel Etat ne semble pouvoir échapper au danger du néocolonialisme ». (1)
En règle générale, l’économique conventionnelle évite de faire état de l’impérialisme culturel. La raison de cette négligence tient à ce qu’on estime qu’il s’agit d’un simple épiphénomène – un épiphénomène qui de plus déborderait les « limites » du champ économique. A mon sens, au contraire, le mécanisme d’exploitation internationale ne serait pas pleinement élucidé sans la saisie de la dimension culturelle de l’hégémonie. L’impérialisme culturel (français en particulier), qui s’accentue dans les temps modernes, est porté par l’impérialisme économique et politique comme il le porte lui-même.

L’impérialisme culturel, dont on parle peu, serait-il sans fondement rationnel, un simple cri de guerre ? Il est vrai que cette expression a trop longtemps été dénaturée par des élans passionnels. Il est vrai également que bien des faits peuvent être placés sous cette étiquette. Il faut dès lors plaider pour une utilisation stricte  de ce mot.
L’analyse du sous-développement ne saurait mettre sous le boisseau ce fait majeur : les pays qui détiennent le pouvoir économique – et le pouvoir politique qui en découle – ont indubitablement intérêt à créer et à renforcer les conditions psychoculturelles propres à perpétuer ce pouvoir. Il est clair que les formes de logique des pays dominants sont les formes de logique dominantes. L’instance qui dispose des instruments de domination matérielle dispose du même coup des instruments de domination intellectuelle. A l’échelle des nations, les groupes humains qui dominent  en tant que puissances économiques ont une position dominante comme entités pensantes. La même volonté de prépondérance qui conduit l’Occident à l’hégémonie économique exige de lui qu’il impose son système de valeurs, son éthique et ses modèles de consommation à travers le monde. La tutelle économique se trouve inévitablement doublée d’un impérialisme culturel à l’égard des autres.
On en arrive à se poser la question de savoir comment et pourquoi les sociétés décolonisées continuent de céder à la sujétion. Il est vain de montrer du doigt les seules méthodes de pénétration impérialiste, de faire de l’autre le seul acteur… Certes, ces sociétés continuent de céder devant la force matérielle de l’impérialisme, mais il est indispensable qu’elles soient pour une large part consentantes. La gravité du phénomène néocolonial engage à chercher – à l’intérieur même de la société dominée – les forces qui permettent d’entretenir l’emprise externe. Il s’agit de comprendre cette atmosphère de renonciation qui fait que les individus comme la collectivité acceptent de fait les rapports de domination.
Les efforts pour préserver la mainmise occidentale, rompant avec les formes directes du colonialisme, s’appuient bel et bien sur des relais sociaux au sein des nations décolonisées. Sans doute ce problème est-il perçu depuis longtemps… Hélé Béji écrit à ce propos : « Dire que l’oppression n’a pas cessé, ce n’est pas dire qu’elle se répète, mais qu’elle se réinvente. Mais il faut alors admettre que c’est dans la représentation nationale elle-même, et en dépit de sa thématique antioccidentale, que s’organisent de nouvelles aliénations ». (2) L’ex-colonisateur s’appuie sur des supports locaux qui ont le plus de sympathie pour lui et à qui il fournit l’assistance nécessaire. La décolonisation, tout en dérivant des prémisses du passé, introduit un ordre particulier. « Elle apporte un nouveau langage, une nouvelle humanité. La décolonisation est création d’hommes nouveaux ». (3)


Il est à noter avec quelle habileté le dominateur continue de répandre ses normes de conduite parmi les peuples subordonnés et d’accréditer en eux des représentations préjudiciables à leur émancipation. La domination informelle reproduit des générations aussi fragiles que complexées vis-à-vis de l’ancien maître, ouvrant ainsi la voie à la prolongation de l’assujettissement culturel, économique et politique. A ce titre, Tévoédjré écrit : « Il semble que nous ayons accepté comme une fatalité de nous classer dans ces rôles déjà déterminés d’avance par les plus forts en reléguant nos cultures dans la marginalité et le folklore. Nous avons ainsi donné une légitimation à une division du travail qui nous refuse le droit de participer de façon spécifique au développement global d’un monde solidaire, par une autonome régionale nettement affirmée ». (4)
Il convient de souligner que si les pays formellement indépendants semblent accepter les nouvelles aliénations, c’est parce que des forces internes profitent de cette situation et tiennent par là même la collectivité dans un rapport d’acceptation et de renonciation. Il ne suffit pas de mesurer le néocolonialisme culturel par les actions de domestication et les divers produits culturels importés (livres, magazines, films, spectacles…). Non seulement les gouvernements-relais adoptent volontiers les modèles culturels occidentaux en consentant à l’introduction de ces produits, ils tendent même à créer l’atmosphère adéquate et les conditions sociales et intellectuelles propices à la pénétration de ces modèles.

Somme toute, dans cette vaste entreprise de conditionnement et de persuasion, le rôle des supports locaux est fondamental. Le dominé reste attaché au dominateur, préserve son action… et vice-versa. Il y a là un couple dialectique qui ne peut se comprendre que par l’appréciation des deux termes.


Thami BOUHMOUCH
Novembre 2016
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(1) Maurice-Pierre Roy, Les régimes politiques du Tiers-monde, LGDJ 1977, p. 198.
(2) Hélé Béji, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation, Maspéro 1982, p. 17.
(3) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro 1961, p. 30.
(4) Albert Tévoédjré, La pauvreté richesse des peuples, Les éd. Ouvrières 1978, p. 50. Je souligne.

5 novembre 2016

ORDRE NEOCOLONIAL [1/3] : LA CONFIRMATION/RECONDUCTION DE LA TUTELLE


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


"La libération de l'être colonisé, qui passe nécessairement par le recouvrement de la langue nationale, est l'une des dimensions prioritaires des luttes de décolonisation".
Youssef Girard


Après avoir examiné la dimension culturelle de l’action coloniale – au long des 9 articles de la série précédente – le moment est venu à présent de rendre compte de l’après-colonisation et des formes de conditionnement qui la caractérisent.
Dans le jeu de l’exploitation impérialiste, on ne saurait perdre de vue l’impact de la prépondérance culturelle. Par les mécanismes subtils de modelage et de persuasion, par la domestication intellectuelle des peuples, l’Occident réalise les conditions essentielles d’une tutelle/exploitation au moindre effort et au moindre coût.

Après donc l’expansion coloniale est venu le temps de la décolonisation. Bien que ces deux moments procèdent fondamentalement des mêmes desseins, convergent vers les mêmes résultats, cette distinction se révèle analytiquement nécessaire et justifiée.
Dans les années de l’après-guerre, les sociétés occidentales ne voulaient plus assumer la charge des conquêtes territoriales. L’opinion publique aspirait à la prospérité, au bien-être et, du reste, ne trouvait plus dans la possession d’empires coloniaux une source de prestige national. L’observation de la situation de l’époque semble révéler en effet une atmosphère et une conjoncture défavorables à la poursuite de l’aventure coloniale. Au demeurant, la fin des colonisations tend à se réaliser de multiples manières, marquant le début d’un processus insidieux de néo-colonialisme.
Maintenant que le colonialisme de jure n’est plus de mise, les pays décolonisés sont officiellement indépendants. Pour autant, dans ces pays subsistent de graves symptômes d’une dépendance chronique à l’égard de l’ancienne métropole. Cette dépendance, essentiellement de nature psychoculturelle, conditionne et entretient des formes durables de subordination économique. « On peut dès lors circonscrire la dépendance : de l’argent, des experts, des machines viennent investir les nations qui font acte d’allégeance ». (1) Le transfert de souveraineté proclamé, s’il implique une certaine rupture, comporte indubitablement la persistance d’une multitude de pratiques et l’inertie des liens fondamentaux. Les rapports de subordination sont visiblement maintenus par d’autres voies moins brutales et moins visibles.

Pour les pouvoirs néocoloniaux, il fallait absolument garder la plus grande partie possible du monde décolonisé culturellement réceptive au maintien de la structure inégalitaire. Dès lors, il était primordial de reconduire l’emprise sur les consciences, de persister à empêcher tout élan d’émancipation culturelle pouvant mettre en péril les avantages acquis.
Les centres métropolitains étaient amenés naturellement à renforcer les moyens et procédés permettant de garder les ex-colonies dans le réseau impérialiste. En d’autres termes, pour conserver la mainmise sur les ressources, le commerce et l’investissement, il fallait poursuivre l’action de domestication culturelle et, par là-même, peser sur les prédispositions politiques – nécessaires à toute amorce de changement économique.
Les grandes puissances propagent aujourd’hui dans le monde non seulement des objets manufacturés mais aussi des idéaux et des normes de conduite. Elles exercent l’attraction la plus grande sur les autres sociétés, les incitant à changer cumulativement leurs comportements. On notera au passage que diverses cultures, dans le passé, ont joué le rôle de catalyseur du changement en amenant les autres à les prendre pour référentiel. Il en est ainsi d’Athènes et de Rome autour de la Méditerranée, de la Chine en Asie, de l’Islam en Espagne…
Aussi, le processus de décolonisation n’avait-il en vue que de préserver et de consolider les assises psychoculturelles de la dépendance, comme il ne visait – de manière concomitante – qu’à sauvegarder au mieux les acquis. Les nouveaux rapports comportent une coopération économique et financière, des programmes d’assistance technique, des engagements politiques et militaires, parallèlement à un ensemble d’actions culturelles asymétriques.
Autant dire que le nouveau statut des nations décolonisées est entériné seulement pour la forme, car il n’est pas de nature à affecter le modèle fondamental des relations établies jusque-là avec la puissance-mère. L’approche adoptée par P. Freire de la relation sociale oppresseur-opprimé me semble s’appliquer également aux nations : conditionné par l’habitude de faire peser sa volonté sur l’Autre, le dominateur s’emploie à préserver les acquis – et toute restriction, toute situation autre que l’ancienne lui paraissent comme une profonde violation de ses droits. (3) En conséquence, les positions ne peuvent s’inverser : les Occidentaux se perçoivent toujours comme les seuls sujets de l’histoire ; les autres sont à leur service et se mettent à leur remorque.

Les nations du Sud, que l’on proclame indépendantes, vont en effet continuer à former la périphérie apathique et soumise qu’elles ont longtemps formée. Dans l’ordre néocolonial, les faits montrent visiblement que leur position subordonnée est tout simplement réaffirmée.
Il y a lieu de se demander dans quelle mesure l’ascendant de l’Occident et les stigmates de son action inhibitrice commandent encore les relations internationales. Il s’agit bel et bien de s’assurer des marchés, de garder les clients traditionnels, de prolonger la supériorité intellectuelle et le privilège exorbitant du savoir-faire. L’oppression culturelle, qui a duré un siècle, dure encore et de la façon la plus « légale » qui soit. Il est manifeste que le changement formel survenu dans la situation des colonisés n’a pas permis de résorber leur aliénation culturelle. Ce que d’aucuns appellent le progrès n’est souvent que la manifestation de cette aliénation profondément ancrée dans l’esprit des générations que le dominateur a formées.
Si le colonialisme comme institution est aboli, un colonialisme de facto subsiste. L’empire informel, comme substitut de l’ancien ordre colonial, prend la relève. Outre la consolidation de structures économiques et financières spécifiques, il repose de façon décisive sur la satellisation culturelle des minorités agissantes. Avant tout, les ex-colonies héritent de traditions culturelles et idéologiques, de systèmes d’éducation et d’administration. Le néocolonialisme perpétue la structure inégalitaire en vertu d’avantages injustement conférés par l’histoire. L’indépendance nationale est célébrée sans que soient mis en péril les intérêts qui ont, à l’origine, suscité l’expansion coloniale.

Le seul but de ces remarques et de montrer en quoi la domination actuelle dérive des prémisses du passé. Si l’Afrique par exemple souffre aujourd’hui, c’est en partie à cause de la colonisation française, remplacée astucieusement par la « Françafrique ». Les liens de sujétion se perpétuent par le biais de dirigeants laquais et du franc CFA, mais en toile de fond nous retrouvons l’hypothèque psychoculturelle. Tant que l’on peut maintenir une telle hypothèque, il y a toutes les chances pour que rien d’essentiel ne soit changé… Somme toute, l’effort des impérialismes pour maintenir leur hégémonie a pris un nouveau visage. C’est l’objet du prochain papier.


Thami BOUHMOUCH
Novembre 2016
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(1) Georges Châtillon, Science politique du Tiers-Monde ou néo-colonialisme culturel, Annuaire du Tiers-monde, tome II, 1975-1976, Berger-Levrault, p. 126.
(2) Alain Lipietz, Mirages et miracles, problèmes de l’industrialisation dans le Tiers-Monde, éd. La découverte, 1986, p. 19.
(3) Cf. Paulo Freire, Pedagogy of the oppressed, Sheed & Ward edit., London, 1979, p. 43.