Série : Assise culturelle de
l’exploitation néocoloniale
Le présent papier – à la suite des quatre
précédents – cherche à mettre en évidence les implications concrètes dans
l’ordre socioéconomique des divers aspects de l’extraversion des systèmes
éducatifs.
Le
phénomène de domination néocoloniale se nourrit de l’état de sujétion du
système éducatif national et de la formation des élites dans l’ex-métropole, comme
de l’autodépréciation du patrimoine culturel endogène. Tout concourt
à faire accepter le discours hégémonique de la puissance mère.
Un
système d’enseignement qui dispense un savoir éloigné de la réalité vécue tend
à consolider la subordination. (1) L’apprenant est constamment
tiraillé entre ses ancrages culturels et un champ de références auquel il ne
parvient pas à s’identifier ou cherche à s’identifier de manière factice et
affecté. Dans l’espace sous-développé en effet, l’école instaure une sorte de dichotomie
entre le langage du savoir dispensé et le langage de la vie quotidienne. Or
l’éducation ne peut assumer un rôle moteur dans l’économie que si son contenu,
largement entendu, est conçu à cet effet. Elle doit résulter d’une
évolution endogène, non emboîter le pas machinalement à des modèles importés.
Il faut non seulement acquérir des connaissances mais également apprendre à
s’insérer dans un microsystème social et culturel spécifique.
A
la réflexion, le problème n’est pas tant le manque d’écoles que leur
fonctionnement mystificateur. L’utilisation intensive et systématique d’une
langue autre que la langue maternelle constitue un handicap qui pèse en
particulier sur les catégories défavorisées (un péril mis en avant par l’UNESCO
il y a déjà trente ans). Les méfaits du mimétisme débridé et des modèles
d’éducation importés sont alors considérables, car l’écolier est coupé de son
milieu socioculturel et de son langage affectif.
Les
élites se sentent intellectuellement en dehors du groupe social qu’elles sont
censées servir et promouvoir. (2) Le plagiat contribue à les détourner
des véritables priorités nationales et approfondit la tutelle occidentale. Ce
problème est perçu depuis longtemps : «Ainsi, des hommes qui n’ont pas
résolu l’ensemble de leurs propres contradictions internes ont pour mission de
transformer les attitudes de leurs compatriotes, de libérer les énergies et de
provoquer le "décollage économique". On conçoit qu’ils éprouvent
quelques difficultés à y parvenir»… (3)
Un
enseignement mécaniquement transplanté conduit fatalement à l’impasse du divorce
avec les attaches culturelles. La reproduction de manuels étrangers, non seulement
elle heurte le bon sens mais immanquablement elle dévie des exigences de la
réalité vécue. En cherchant à assimiler les principes et significations
transmis, les ex-colonisés entendent prouver – par l’absurde – qu’ils peuvent
traiter d’égal à égal avec les nations dominantes. On sait que leurs vœux ne
sont pas exaucés, tant ces nations voient les choses différemment…
Etudier
le phénomène général de la déviance/extraversion revient là encore à
s’interroger sur les rapports entre le culturel et l’économique. Il apparaît
que la coupure particulièrement prononcée entre la masse et la minorité imitant
l’Occident se projette dans la vie sociale et économique. La structure
dualiste, qu’analyse volontiers l’économiste, n’est-elle pas liée
dialectiquement à ce clivage ? L’une et l’autre ne fonctionnent-ils
pas de concert ? Entre l’intelligentsia déracinée et la multitude, qui ont
chacune leurs règles de fonctionnement propres, les contacts sont à coup sûr
limités. Le bilinguisme – tel qu’il est adopté dans bien des cas – introduit et
entretient un séparatisme néfaste dans le tissu social. Si l’on conçoit que toute
dynamique de progrès dépend de façon décisive des hommes et de leurs
dispositions d’esprit, alors on doit concevoir à quel point une telle
dichotomie et pernicieuse.
Les
anciennes métropoles, en formant les cadres des pays décolonisés, maintiennent
largement leur influence et consacrent du même coup leurs intérêts politiques
et économiques. En Afrique, l’accession de dirigeants francophones et
francophiles aux postes de responsabilité a permis de mettre en œuvre une «coopération» particulièrement
prometteuse – ce qui constitue à coup sûr un atout maitre pour la France.
C’est
souligner combien il est impératif d’agir globalement sur tous les freins qui
s’opposent à une véritable émancipation, dont l’un des plus sérieux tient au caractère
peu représentatif des dirigeants. Il n’y a pas lieu de parler
d’entité nationale, ni d’économie nationale lorsque le groupe social n’est pas
articulé, autocentré. De même, «un développement économique d’ensemble n’est
pas possible dans un espace où deux groupes ont des caractères, des
comportements et des objectifs profondément différents, sinon contradictoires».
(4)
Ainsi
se dégage un enseignement majeur : le système éducatif, tel qu’il est
conçu dans les nations subordonnées, maintient celles-ci dans l’orbite de
l’exploitation et de la dépendance. Certains contenus et supports pédagogiques
font partie bel et bien d’un immense mécanisme ethnocidaire. L’idée est de
faire admettre la toute puissance de l’Europe et le bien-fondé de son action,
de perpétuer les modes de pensée inégalitaires. L’efficacité du discours de
persuasion tient au fait qu’il est véhiculé sous couvert «scientifique», donc
prétendument objectif. L’économiste, qui entend cerner l’action de domination,
ne doit pas exclure ces éléments de l’analyse.
Les
normes et idéaux que les manuels mettent en jeu, le mimétisme appauvrissant et sans
nuances qu’ils véhiculent sont inculqués aux enfants dès leur jeune âge. Dès
l’école en effet, la structure inégalitaire est instituée et intériorisée
dans les esprits. Introduire dans les écoles marocaines des contes et des
comptines destinés aux enfants français ne constitue-t-il pas une grave erreur
d’éducation ? On sait que la petite enfance est la période la plus intense
de socialisation ; c’est celle où l’individu est le plus «plastique», le
plus perméable au conditionnement socioculturel. On sait également que les
perceptions mentales de l’enfance réapparaissent à l’âge adulte dans le
comportement quotidien, à tous les niveaux.
Peu
à peu, on voit se former et se cristalliser chez le futur citoyen un sentiment
à la fois de reconnaissance et d’auto-réduction. (5) De façon
explicite ou implicite, il apprend qu’aux yeux du monde riche toute société ex-colonisée
est affligée de déficiences immanentes et qu’en conséquence elle ne peut que
s’adonner aux activités les moins sophistiquées. Il apprend qu’une
infranchissable distance le sépare de l’ex-colonisateur, que celui-ci a le
pouvoir de le diriger et de l’assujettir. Voilà pourquoi les leaders des
nouveaux Etats trouvent «normal» de faire appel, encore et toujours, aux
experts et techniciens de l’ex-métropole, de se tenir à l’écart de nombre de
productions élaborées. Peut-être pourrait-on, sous cet angle inhabituel,
aborder le phénomène – foncièrement assumé –
de la division internationale du travail. A mon sens, le partage des
rôles à l’échelle mondiale a nécessairement des soubassements
psycho-intellectuels qui le favorisent, le justifient et le perpétuent.
L’impact
sur l’ordre établi de systèmes éducatifs dénaturés et aliénants apparaît donc
clairement dans les relations entre pays. En empruntant à la puissance mère ses
représentations et ses prototypes, les ex-colonisés lui empruntent également sa
vision des choses, c'est-à-dire une vision inégalitaire, consacrant le
mécanisme d’exploitation internationale.
Thami
BOUHMOUCH
Mai
2017
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(1) Cf. à cet
égard : Système
éducatif et conceptions importées en situation néocoloniale https://bouhmouch.blogspot.com/2017/04/systeme-educatif-et-conceptions.html
(2) Voir sur ce point : Formation des
élites de l’après-colonisation : dissonance et sujétion https://bouhmouch.blogspot.com/2017/03/formation-des-elites-de-lapres.html
(3) P. Moati et P. Rainaut, La réforme agricole,
clé pour le développement du Maghreb, Dunod 1970, p.123.
(4) Maurice-Pierre Roy, Les régimes politiques du
Tiers-monde, LGDJ 1977, p. 146.
(5) Cf. à ce
propos : Inclination
autoréductrice en situation néocoloniale https://bouhmouch.blogspot.com/2017/05/inclination-autoreductrice-en-situation.html
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