Série : Assise
culturelle de l’exploitation néocoloniale
Après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez
eux truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs
frères ; ils résonnaient…
Jean-Paul Sartre
L’éducation
et l’économique, dans leurs relations multiformes, ont pendant longtemps
focalisé l’attention… Il convient d’emblée de préciser le sens dans lequel le
terme éducation est entendu ici. Au-delà des objectifs d’apprentissage
proprement dits, ce terme couvre des activités relevant du développement
culturel. Il a trait aussi bien aux outils d’apprentissage essentiels (lecture,
écriture, calcul) qu’aux contenus fondamentaux (connaissances,
aptitudes, valeurs, attitudes) dont l’homme social a besoin pour concourir
pleinement à un développement organique. L’éducation doit en effet assumer
sa responsabilité dans la transmission et l’enrichissement du fond culturel
commun, dans la formation des dispositions d’esprit génératrices de progrès.
Sous
ce rapport, comment se présente la situation dans les pays décolonisés ? L’homme
subjugué baigne dans un environnement général de dépréciation et de
totalitarisme culturels. Au cours de sa vie, il apprend et intériorise des
significations et des motivations étrangères à son milieu, les intègre à la
structure de sa personnalité. De façon décisive, ce processus de
socialisation dénaturée se fait sous l’influence de l’ensemble des
acquisitions intellectuelles, morales et culturelles. Le système éducatif reste
à la remorque de l’instance externe, affermit les mécanismes d’exploitation
et de dépendance.
La maîtrise des savoir-faire modernes est indéniablement une étape obligée de la
dynamique de développement. Cela suppose, dans bien des cas, l’envoi
d’étudiants à l’étranger (1) et l’importation de méthodes
d’enseignement et de recherche… Mais force est de constater que les meilleures
intentions peuvent aboutir aux pires résultats et que des problèmes de
dissonance et d’assujettissement se posent. Ainsi, alors qu’on attend avec
confiance des jeunes formés à l’étranger qu’ils pourvoient aux besoins de leur pays
d’origine, nombre d’entre eux finissent par renoncer à y retourner. Quant au
diplômé rentré chez lui, il adopte un langage et un système de références
différents de ceux de la collectivité qu’il est censé servir. Il est radicalement
transformé ; il a visiblement subi «une mue définitive, absolue»
(F. Fanon). Le malentendu est dès lors instauré, un clivage grave se crée.
Cette
altération de la personnalité aux multiples implications s’inscrit dans le
prolongement de la dislocation coloniale. Sartre l’a exprimé d’une manière
saisissante : «on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur
le front au fer rouge les principes de la culture occidentale, on leur fourrait
dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux
dents : après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux,
truqués». (2)
Les
connaissances acquises, le plus souvent, ne répondent pas de manière tangible
aux impératifs du pays. Qui plus est, les conditions locales n’engagent pas les
cadres formés à fournir l’effort d’adaptation requis. «Petit à petit, ils
calquent leur façon de penser et leur mode de vie sur ceux du pays où ils ont
fait leurs études. Cela peut être considéré comme une forme de colonisation
scientifique qui portera préjudice au développement national». A son insu, le
diplômé d’éducation occidentale œuvre résolument au profit des pays dont il
répand les significations.
La
formation acquise reste alimentée et dirigée par ces pays, en accord avec leur
système de valeurs comme avec leurs intérêts. On comprend pourquoi les
migrations d’étudiants du Sud sont vues d’un bon œil et même encouragées par
les nations bénéficiaires. Il y eut une époque pas lointaine où ces nations se
faisaient concurrence pour attirer lesdits étudiants. Dans un rapport publié en
1965 aux Etats-Unis, on peut lire : «Chaque année, des centaines
d’Africains sont invités à effectuer des études dans les pays communistes. Il
semblerait donc de l’intérêt des Etats-Unis d’offrir des possibilités
semblables pour prouver les avantages de leur mode de vie». (4)
Il
est manifeste que les grands capitalismes, en modelant et implantant des
«cerveaux» dans les sociétés dominées, visent à faire de celles-ci des marchés
de consommation culturelle comme ils en ont fait des marchés de consommation
économique. C’est ainsi que s’instaure la dépendance intellectuelle des pays de
retour – dépendance qui se manifeste par une prédilection pour des normes de
conduite propres à l’univers occidental. Une influence directe est exercée sur
l’intelligentsia et l’élite technocratique. Loin d’atténuer les liens de
dépendance, la formation délivrée dans l’ex-métropole tend ainsi bel et bien à
les accentuer. (5)
Il
se révèle que l’effort consenti par les grandes nations pour former l’homme du
Sud constitue un investissement profitable à long terme. Car, de retour dans
son pays, «il commence à rembourser indirectement par l’acquisition des
produits et machines qu’il connaît le mieux, par la constitution (avec ses
pairs) de Corps qui défendent des intérêts communs, etc. Si en outre ce cadre
participe à la formation de jeunes concitoyens, il aura alors procuré de
nouveaux fidèles au système et ainsi de suite». (6) Il est vrai que
tel type de formation va obligatoirement avec tel type de technologie et il
n’est pas toujours possible d’opter pour une alternative. Parfois, seule
l’affinité culturelle peut expliquer certains choix de consommation. Ipso
facto, les bourses d’études offertes par les ex-métropoles aux jeunes du
Sud font partie des mécanismes d’incorporation socioculturelle à l’instance
dominante.
C’est
dans cette perspective que des milliers de lycées et d’institutions
d’enseignement sont mis en place à travers le monde. S’agissant de la France
par exemple, l’entretien de ce réseau et l’importance considérable accordée à
la question linguistique et culturelle ne seraient-ils qu’une simple question
de prestige ? En fait, au-delà du souci de grandeur, il s’agit d’affermir
les ex-colonies dans leur condition de subordination, de renforcer les liens de
tutelle intellectuelle et morale. Cette finalité primordiale transparait dans
cet euphémisme conventionnel : «En poursuivant leurs études jusqu’au
baccalauréat, ces jeunes gens acquièrent une bonne connaissance de la langue et
de la civilisation française et représentent un capital potentiel de dialogue
et une garantie pour la pérennité de l’amitié entre les deux pays». (7)
Une
société où un système d’éducation exogène se surimpose artificiellement au
système local ne produit qu’une élite déracinée. C’est une société profondément
déséquilibrée qui se laisse miner par un séparatisme corrosif, accentuant
l’inhibition ambiante. Elle est de fait foncièrement démunie des
motivations collectives nécessaires à un changement économique autonome. Le
clivage en groupes antagoniques n’est pas de nature à favoriser l’action
collective indispensable à un tel changement.
L’expérience
du Japon est significative à cet égard. Voici un pays qui a su mettre en œuvre
de manière habile le savoir-faire occidental. Loin de chercher une transposition
factice de principes techniques empruntés à l’extérieur, il a réussi à les
assimiler et en développer par lui-même les applications. Le peuple
japonais a eu la ferme volonté d’assurer la synthèse entre le savoir technique
fondamental et les spécificités socioculturelles. Sa force réside sans doute
dans sa résistance tenace à toute action d’appropriation culturelle durable, dans
sa détermination à préserver sa cohésion sociale.
Il
est clair que si les nations du Sud doivent absolument acquérir les paramètres
des temps présents, elles sont tenues de les assumer selon la problématique
endogène authentique. La civilisation industrielle a pris une telle puissance
d’évidence qu’il est insensé de prétendre s’y opposer. Mais la transmission des
savoirs, si on n’y prend garde, peut aboutir à des résultats fâcheux. C’est le
constat que fait Garaudy : «Les techniques européennes de labours
profonds imposées à certaines terres du tiers-monde enfouissent les trop minces
couches d’humus. […] Que l’Occident améliore ses techniques de coupe des
forêts et perfectionne la monoculture et c’est le déboisement des pentes de
l’Himalaya, les inondations du Bangladesh ou les famines du Sahel». (8)
Le
savoir, en un mot, n’est qu’illusion et démesure s’il est acquis pour
lui-même et s’il est séparé de la vie réelle et des besoins à satisfaire.
Thami
BOUHMOUCH
Mars
2017
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(1) En 2014-2015, la France a accueilli 298.902
étudiants étrangers, dont 68.051 Maghrébins. Le Maroc, à lui seul, y a envoyé 35.199 étudiants. Cf. Campus France, les
chiffres clés, Janvier 2016. http://ressources.campusfrance.org/publi_institu/etude_prospect/chiffres_cles/fr/chiffres_cles_n10_essentiel.pdf
(2) Jean
Paul Sartre, Préface à Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro
1961, p. 9.
(3) Ahmad Y. al-Hassan, La science et le monde
islamique, in Ch. Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité
(ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 226.
(4) Cité in Vernon McKay, L’Afrique et les
Américains, éd. Nouveaux Horizons 1973, p. 80. Je souligne.
(5) Cf. à ce sujet O. Pobokova &
A. Smirnov, Le cheval de Trois des néo-colonisateurs, La Vie
internationale n° 12, déc. 1984, pp. 148 à 151.
(6) Mostapha Benyakhlef, Pour une arabisation de
niveau (édition et année non mentionnées), p. 33.
(7) Le Monde du 26/12/79 (article relatif à la
fermeture du lycée Carnot en Tunisie). Je souligne.
(8) Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil
1981, pp. 74-75.
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