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27 mars 2017

FORMATION DES ELITES DE L’APRES-COLONISATION : DISSONANCE ET SUJETION


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient…
Jean-Paul Sartre



L’éducation et l’économique, dans leurs relations multiformes, ont pendant longtemps focalisé l’attention… Il convient d’emblée de préciser le sens dans lequel le terme éducation est entendu ici. Au-delà des objectifs d’apprentissage proprement dits, ce terme couvre des activités relevant du développement culturel. Il a trait aussi bien aux outils d’apprentissage essentiels (lecture, écriture, calcul) qu’aux contenus fondamentaux (connaissances, aptitudes, valeurs, attitudes) dont l’homme social a besoin pour concourir pleinement à un développement organique. L’éducation doit en effet assumer sa responsabilité dans la transmission et l’enrichissement du fond culturel commun, dans la formation des dispositions d’esprit génératrices de progrès.
Sous ce rapport, comment se présente la situation dans les pays décolonisés ? L’homme subjugué baigne dans un environnement général de dépréciation et de totalitarisme culturels. Au cours de sa vie, il apprend et intériorise des significations et des motivations étrangères à son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité. De façon décisive, ce processus de socialisation dénaturée se fait sous l’influence de l’ensemble des acquisitions intellectuelles, morales et culturelles. Le système éducatif reste à la remorque de l’instance externe, affermit les mécanismes d’exploitation et de dépendance.
La maîtrise des savoir-faire modernes est indéniablement une étape obligée de la dynamique de développement. Cela suppose, dans bien des cas, l’envoi d’étudiants à l’étranger (1) et l’importation de méthodes d’enseignement et de recherche… Mais force est de constater que les meilleures intentions peuvent aboutir aux pires résultats et que des problèmes de dissonance et d’assujettissement se posent. Ainsi, alors qu’on attend avec confiance des jeunes formés à l’étranger qu’ils pourvoient aux besoins de leur pays d’origine, nombre d’entre eux finissent par renoncer à y retourner. Quant au diplômé rentré chez lui, il adopte un langage et un système de références différents de ceux de la collectivité qu’il est censé servir. Il est radicalement transformé ; il a visiblement subi «une mue définitive, absolue» (F. Fanon). Le malentendu est dès lors instauré, un clivage grave se crée.
Cette altération de la personnalité aux multiples implications s’inscrit dans le prolongement de la dislocation coloniale. Sartre l’a exprimé d’une manière saisissante : «on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front au fer rouge les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents : après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués». (2)

Les connaissances acquises, le plus souvent, ne répondent pas de manière tangible aux impératifs du pays. Qui plus est, les conditions locales n’engagent pas les cadres formés à fournir l’effort d’adaptation requis. «Petit à petit, ils calquent leur façon de penser et leur mode de vie sur ceux du pays où ils ont fait leurs études. Cela peut être considéré comme une forme de colonisation scientifique qui portera préjudice au développement national». A son insu, le diplômé d’éducation occidentale œuvre résolument au profit des pays dont il répand les significations.
La formation acquise reste alimentée et dirigée par ces pays, en accord avec leur système de valeurs comme avec leurs intérêts. On comprend pourquoi les migrations d’étudiants du Sud sont vues d’un bon œil et même encouragées par les nations bénéficiaires. Il y eut une époque pas lointaine où ces nations se faisaient concurrence pour attirer lesdits étudiants. Dans un rapport publié en 1965 aux Etats-Unis, on peut lire : «Chaque année, des centaines d’Africains sont invités à effectuer des études dans les pays communistes. Il semblerait donc de l’intérêt des Etats-Unis d’offrir des possibilités semblables pour prouver les avantages de leur mode de vie». (4)
Il est manifeste que les grands capitalismes, en modelant et implantant des «cerveaux» dans les sociétés dominées, visent à faire de celles-ci des marchés de consommation culturelle comme ils en ont fait des marchés de consommation économique. C’est ainsi que s’instaure la dépendance intellectuelle des pays de retour – dépendance qui se manifeste par une prédilection pour des normes de conduite propres à l’univers occidental. Une influence directe est exercée sur l’intelligentsia et l’élite technocratique. Loin d’atténuer les liens de dépendance, la formation délivrée dans l’ex-métropole tend ainsi bel et bien à les accentuer. (5)
Il se révèle que l’effort consenti par les grandes nations pour former l’homme du Sud constitue un investissement profitable à long terme. Car, de retour dans son pays, «il commence à rembourser indirectement par l’acquisition des produits et machines qu’il connaît le mieux, par la constitution (avec ses pairs) de Corps qui défendent des intérêts communs, etc. Si en outre ce cadre participe à la formation de jeunes concitoyens, il aura alors procuré de nouveaux fidèles au système et ainsi de suite». (6) Il est vrai que tel type de formation va obligatoirement avec tel type de technologie et il n’est pas toujours possible d’opter pour une alternative. Parfois, seule l’affinité culturelle peut expliquer certains choix de consommation. Ipso facto, les bourses d’études offertes par les ex-métropoles aux jeunes du Sud font partie des mécanismes d’incorporation socioculturelle à l’instance dominante.

C’est dans cette perspective que des milliers de lycées et d’institutions d’enseignement sont mis en place à travers le monde. S’agissant de la France par exemple, l’entretien de ce réseau et l’importance considérable accordée à la question linguistique et culturelle ne seraient-ils qu’une simple question de prestige ? En fait, au-delà du souci de grandeur, il s’agit d’affermir les ex-colonies dans leur condition de subordination, de renforcer les liens de tutelle intellectuelle et morale. Cette finalité primordiale transparait dans cet euphémisme conventionnel : «En poursuivant leurs études jusqu’au baccalauréat, ces jeunes gens acquièrent une bonne connaissance de la langue et de la civilisation française et représentent un capital potentiel de dialogue et une garantie pour la pérennité de l’amitié entre les deux pays». (7)
Une société où un système d’éducation exogène se surimpose artificiellement au système local ne produit qu’une élite déracinée. C’est une société profondément déséquilibrée qui se laisse miner par un séparatisme corrosif, accentuant l’inhibition ambiante. Elle est de fait foncièrement démunie des motivations collectives nécessaires à un changement économique autonome. Le clivage en groupes antagoniques n’est pas de nature à favoriser l’action collective indispensable à un tel changement.
L’expérience du Japon est significative à cet égard. Voici un pays qui a su mettre en œuvre de manière habile le savoir-faire occidental. Loin de chercher une transposition factice de principes techniques empruntés à l’extérieur, il a réussi à les assimiler et en développer par lui-même les applications. Le peuple japonais a eu la ferme volonté d’assurer la synthèse entre le savoir technique fondamental et les spécificités socioculturelles. Sa force réside sans doute dans sa résistance tenace à toute action d’appropriation culturelle durable, dans sa détermination à préserver sa cohésion sociale.
Il est clair que si les nations du Sud doivent absolument acquérir les paramètres des temps présents, elles sont tenues de les assumer selon la problématique endogène authentique. La civilisation industrielle a pris une telle puissance d’évidence qu’il est insensé de prétendre s’y opposer. Mais la transmission des savoirs, si on n’y prend garde, peut aboutir à des résultats fâcheux. C’est le constat que fait Garaudy : «Les techniques européennes de labours profonds imposées à certaines terres du tiers-monde enfouissent les trop minces couches d’humus. […] Que l’Occident améliore ses techniques de coupe des forêts et perfectionne la monoculture et c’est le déboisement des pentes de l’Himalaya, les inondations du Bangladesh ou les famines du Sahel». (8)
Le savoir, en un mot, n’est qu’illusion et démesure s’il est acquis pour lui-même et s’il est séparé de la vie réelle et des besoins à satisfaire.

Thami BOUHMOUCH
Mars 2017
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(1) En 2014-2015, la France a accueilli 298.902 étudiants étrangers, dont 68.051 Maghrébins. Le Maroc, à lui seul, y a envoyé 35.199 étudiants. Cf. Campus France, les chiffres clés, Janvier 2016. http://ressources.campusfrance.org/publi_institu/etude_prospect/chiffres_cles/fr/chiffres_cles_n10_essentiel.pdf
(2) Jean Paul Sartre, Préface à Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro 1961, p. 9.
(3) Ahmad Y. al-Hassan, La science et le monde islamique, in Ch. Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 226.
(4) Cité in Vernon McKay, L’Afrique et les Américains, éd. Nouveaux Horizons 1973, p. 80. Je souligne.
(5) Cf. à ce sujet O. Pobokova & A. Smirnov, Le cheval de Trois des néo-colonisateurs, La Vie internationale n° 12, déc. 1984, pp. 148 à 151.
(6) Mostapha Benyakhlef, Pour une arabisation de niveau (édition et année non mentionnées), p. 33.
(7) Le Monde du 26/12/79 (article relatif à la fermeture du lycée Carnot en Tunisie). Je souligne.
(8) Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, pp. 74-75.

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