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7 juin 2019

MIMÉTISME A REBOURS : LES TRANSPOSITIONS SANS IMAGINATION



Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions   


L’ex-colonisé est, dans toute l’acception du terme, une victime du prototype occidental devenu un objet de culte, une sorte d’obligation morale. Il se satisfait d’utiliser comme des gadgets les "tout faits" de l’Occident, dans une démarche qui ne porte pratiquement jamais d’empreinte spécifique. Force est d’admettre que toute civilisation techniquement et économiquement plus avancée ne transmet pas autre chose que des aspirations pour son genre de vie et seulement accessoirement les attributs qui sont le secret de sa suprématie. Or les aspirations suscitées sont celles d’une société de consommation plutôt que celles d’une société de production ; elles se modèlent sur les particularités des pays propagateurs. Les conditions sont donc remplies pour asseoir une économie de commerce, non pour permettre l’émergence d’une économie industrielle dans un contexte propice à un changement global et autonome. On se complaît dans les secteurs de l’importation aux dépens d’une stratégie de développement de la production.

L’inclination mimétique ne saurait conduire, en aucune façon, à un effort endogène de créativité. Aux nations dominées, il va sans dire que l’Occident fournit plus aisément les outils techniques (et à haut prix) que les moyens d’initier une activité scientifique spécifique. L’internationalisation du système de la propriété industrielle tend à bloquer la diffusion de la connaissance et à refuser à ces nations l’accès aux nouvelles technologies ou l’émergence de capacités technologiques. De nos jours, la technique fait appel à un savoir très complexe dont l’assimilation directe reste malaisée. Nous sommes loin du temps où la simplicité relative des procédés s’accommodait d’une formation rapide et facilitait la transmission de l’innovation. Comme Bureau l’écrit, "le transfert industriel ne relève plus de la propagation par diffusion. Les sociétés qui adoptaient la faucille, déjà utilisée par leurs voisins, étaient relativement homogènes ; elles adoptaient en même temps la consommation et la production. Aujourd’hui, on adopte partout la voiture par exemple sans pour autant que le pays se mette à construire des automobiles". (1) Dans la plupart des cas en effet, le receveur est porté à faire usage des moyens techniques transmis, pas à accéder aux moyens eux-mêmes, à la logique qui les fonde. Le savoir-faire occidental est saisi au niveau de ses résultats, pas dans ses fondements conceptuels.

Il y a danger à vouloir se doter de moyens sans en connaitre les soubassements et les principes. Une chose est de se servir d’un appareillage importé, autre chose est de s’organiser pour le produire soi-même. Il est impératif de distinguer transmission de l’usage et celle de la conception. Entre les deux, de toute évidence, il y a un gouffre. Les moyens et procédés transplantés sans imagination créent des attitudes qui sont une pauvre réplique de celles du pays émetteur. Ils ne sauraient dans ces conditions livrer aux receveurs/utilisateurs les secrets précieux qu’ils recèlent. Les dispositifs et instruments ne sont pas synonymes de technologie, les uns et les autres n’étant que l’aboutissement d’une approche intellectuelle et une organisation données.


Les transferts de capacités techniques, en apportant des solutions toutes faites, vont à l’encontre d’une véritable éducation scientifique. Telle qu’elle est effectuée de nos jours, l’imitation des modèles exogènes tend à renforcer les facteurs d’inhibition en entravant le déploiement d’un élan de créativité nationale. Mécaniquement transplanté, en effet, l’appareillage étranger ne se voit guère intégré à un processus créatif ou adaptatif. Ainsi s’explique, dans les pays où sont créés des "îlots de modernité", l’absence de l’un des mécanismes essentiels de stimulation du progrès. Non seulement toute nouveauté technologique implique son achat à des coûts prohibitifs, mais on ne perçoit aucune possibilité de créer les conditions d’une autonomisation pouvant s’élargir dans le temps..

Contrairement à ce que certains laissent implicitement croire, le recours par exemple à l’informatique ne constitue une solution miracle à aucun problème. S’il est un outil hautement efficace, il ne se substitue ni à la lucidité économique, ni à la volonté politique, ni à l’imagination des hommes. En s’emparant d’outils conçus par l’autre avant de pouvoir en fabriquer, en adoptant des modèles de consommation avant ceux concernant la production et l’innovation, le monde sous-développé se place sans doute dans une situation sans issue… Les peuples du Sud n’auraient-ils comme seule tâche que d’opérer des greffes sur leur corps ? Ne peuvent-ils que se complaire dans le mimétisme appauvrissant ? Sont-ils affligés d’une profonde incapacité à penser le monde en termes neufs ? On ne peut éluder ces redoutables questions.

Il y a péril à se remettre toujours entre les mains de l’ex-métropole, à se résigner à être sa copie dépersonnalisée. C’est à l’ensemble des nations dominées qu’il faut appliquer cette réflexion que fit Rousseau à propos de Pierre Le Grand : "Pierre avait un génie imitatif, il n’avait pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien". (2) Entre le modèle universellement identique et l’alternative d’un autre modèle, il y a plus que le passage d’une vision des choses à une autre : il y a la recherche d’un style propre et la possibilité de donner vie à l’imagination. Se satisfaire de tout rapporter à l’autre, "c’est tuer l’esprit de création et retomber dans la vieille confusion de l’essence et de l’apparence, de l’authenticité et de son ombre". (3) Le potentiel scientifique et technique dont dispose le monde sous-développé devra non pas se figer dans un mimétisme passif mais plutôt s’inscrire autant que possible dans un processus de création original, visant à une utilisation judicieuse des énergies et des ressources au profit d’un changement autonome.

La connaissance n’a de sens pour l’homme que par l’effort intellectuel dont elle émane. A ce titre Maheu écrit : "La science n’est pas un corps de formules ou de recettes qui, d’elles-mêmes, conféreraient à l’homme des pouvoirs gratuits sur les êtres". (4) L’idée que le savoir-faire et les techniques sont "déjà prêts" et qu’il faut seulement aller les prendre en Occident est une idée aussi vaine que dangereuse. Accepter le monologue de la technologie, c’est consacrer et maintenir la tutelle, c’est détruire les chances d’une communauté humaine vivante. Si des nations sont présentées comme des exemples à suivre, c’est précisément parce que leurs élites dirigeantes ont réussi à libérer les énergies, à s’adapter aux contingences, à concevoir un projet de société. Quelle que soit la voie choisie, elles ont dû faire preuve d’imagination et d’énergie morale. C’est le seul enseignement de poids que l’on puisse, que l’on doive tirer de leurs expériences. Une politique de caractère émancipateur a un contenu à la fois correcteur et volontariste : il s’agit de se débarrasser des fausses perspectives, de lutter contre un mimétisme qui s’en tient au vernis et qui consacrerait la structure inégalitaire ; en même temps, on se doit d’avantager l’esprit de création, d’engager à la découverte de l’authentique.

En tout état de cause, les nations du sud ne peuvent tourner le dos aux paramètres de l’âge moderne. Tout système culturel tend à se conformer aux impératifs universels du monde en devenir. La modernisation (à ne pas confondre avec occidentalisation) n’est pas seulement inévitable, elle est aussi désirable. Il est donc impératif de s’ouvrir sur l’autre et d’acquérir les techniques de l’ère industrielle. Cette ouverture nécessaire doit néanmoins être réglée par un souci constant : non pas subir le savoir exogène mais le critiquer et l’enrichir. Il ne suffit pas d’avoir un instrument ; il ne suffit même pas de savoir s’en servir ; il faut impérativement accéder aux principes qui en sont à l’origine, afin de pouvoir l’intégrer, l’adapter et le recréer. (5) Il se révèle que c’est la règle politique sur laquelle la Chine, après la mort de Mao, a assis son désir de modernisation. Et c’est exactement de cette manière que l’Europe du 13ème au 15ème siècles s’est approprié les avancées scientifiques et techniques du monde musulman.

Aujourd’hui, le monde arabo-musulman se révèle incapable de défier la puissance d’un Occident positiviste et technicien. (6) Il semble se cantonner dans une sorte de surenchère historique, rappelant ce que la civilisation occidentale doit à l’islam qui, sans cesse, a nourri sa philosophie, ses arts, son savoir-vivre, ses connaissances scientifiques et techniques. Il n’y a pas lieu ici de discuter ces faits dont la vérité a été maintes fois attestée. La question conséquente est la suivante : dans le fond, une civilisation ne prend son essor et ne s’affirme que si les individus qui en sont les membres sont disposés à changer, à innover, à progresser. Depuis près de cent cinquante ans, l’aire islamique est soumise aux influences multiples des modèles occidentaux, mais aucun ordre moderne véritable n’a pu y être édifié. Il est légitime de se demander pourquoi. On peut y répondre en s’appuyant sur la position adoptée par Toynbee : "Il est établi que le dépérissement des civilisations résulte de leur impuissance à répondre avec succès aux défis auxquels elles font face, et cette impuissance provient de la défaillance de la minorité dirigeante, de son incapacité à concevoir, à créer et à innover". (7)

Thami BOUHMOUCH    
Juin 2019                           
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(1) René Bureau, Transférer les techniques, in Carmel Camilleri & M. Cohen-Emerique (dirigé par), Chocs de cultures, concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, L’Harmattan 1989, p. 336. Je souligne.
(2) J. J. Rousseau, Du contrat social, Seuil 1977.
(3) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Les Nouvelles éditions Africaines 1975, p. 151.
(4) René Maheu, cité par Elmandjra, in Rétrospective des futurs, éd. Ouyoun 1992, p. 139.
(5) En 2013, les États arabes comptaient collectivement pour 1 % de la dépense mondiale en R&D bien que les plus riches d’entre eux n'aient joué qu'un rôle modeste dans cette progression… Ils semblent mettre en œuvre des initiatives conjointes afin que les programmes d'études des universités correspondent davantage aux besoins de l'économie. En 2014, l’ALECSO (Organisation de la Ligue arabe pour l'éducation, la culture et la science) et l'UNESCO ont mis en place un observatoire en ligne de la science et de la technologie, portant sur les projets de recherche, les universités et centres de recherche scientifique arabes… La Tunisie, avec 1.394 chercheurs par million d'habitants en 2013, est en tête des États arabes pour la densité de chercheurs. Le Maroc, à la pointe de la technologie, est également en tête pour ce qui concerne l'investissement en R&D du secteur privé… Extraits de : https://fr.unesco.org/Rapport_UNESCO_science/etats_arabes
(6) A cet égard, l’Irak d’avant 1990 s’avérait une exception remarquable. Fort de sa dimension historique et de son assise culturelle, ce pays était parvenu à déployer d’énormes capacités intellectuelles et scientifiques. La réaction criminelle de l’Occident fut à la mesure des dangers qu’une telle dynamique présentait pour ses desseins hégémoniques.
(7) Arnold Toynbee, reproduit in Iffat Mohamed Cherkaoui, Adab Attarikh Ind al arab, éd. Dar al-Aouda 1973, p. 103. Je traduis.

24 avril 2019

MIMETISME A REBOURS : LE SENS PERDU DES CAUSALITES PROFONDES


Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions  


Les pays du sud sont amenés à croire que leur développement sera la réplique du modèle occidental. Mais celui-ci est mal compris, comme il est mal transplanté : on ne recherche pas quelles qualités intrinsèques conduiront un peuple à réaliser sa propre mutation ; on se contente de supposer que l’adoption de recettes toutes faites suffit à reproduire les mêmes conditions, impliquant les mêmes effets.

La confusion de l'essence et de l'apparence
Inversant l'ordre des choses tel qu'il a été vécu par les sociétés-modèles, les nations subjuguées tendent à faire prévaloir l’avoir sur l’être, à confondre l'essence et l'apparence des phénomènes. "Entre l'être et l'avoir, [ces nations] donnent volontiers la priorité à l'avoir, suivant une logique implacable, et c'est pourquoi le vouloir-être précède le vouloir faire". (1) Invariablement, elles aspirent au prestige que l'appareillage du monde moderne est censé conférer. Le processus de développement est perçu comme une série de transformations éparses, devant être accomplies "sans coup férir", suivant des pratiques conçues par d'autres. "Mais, on voudrait les effets sans les causes, faute de très bien comprendre que ces acquis enviables sont le fruit d'un processus complexe combinant des vertus sociales précises, des institutions et des attitudes profondément ancrées dans la culture et l'histoire de l'Occident". (2)
On ne saurait souscrire à l'idée selon laquelle, dans l'espace sous-développé, l'Occident a agi favorablement sur "quelque chose de non-mesurable mais d'essentiel, à savoir la spiritualité, en suscitant ou en stimulant un état d'éveil, de vigilance et d'exigence". (3) Il s'avère au contraire que ce contact a surtout facilité des imitations au niveau du vernis et des signes extérieurs. Derrière les apparences du savoir, la manière de penser demeure souvent inconsistante, tant les caractéristiques du sous-développement sont ancrées dans les esprits et dans le tissu social. Les changements de prestige ne peuvent suffire. Il faut, dans un effort opiniâtre, aux niveaux individuel et social, s'en prendre aux racines du mal qui agissent de manière souterraine. A ce titre, Mahmoud écrit : "par un paradoxe étonnant, […] nous adoptons à l'égard de la culture nouvelle une attitude qui adopte ses appellations abstraites tout en refusant son contenu, en ce sens que nous sommes prêts à admettre le fait scientifique et technique […] à condition que cette acceptation s'arrête à ces appellations". (4)
Les nations dominées vivent les dehors de la contemporanéité sans pouvoir en saisir la teneur véritable. Tout se passe comme si le seul souci de "l'élite" transculturée était de paraitre ce qu'elle n'est pas : une élite d'avant-garde, novatrice, rationnelle. Ce qui fait dire à Hijazi que l'homme subjugué "n'adopte pas, dans ce qu'il imite, les valeurs de création, d'innovation et de l'effort de longue haleine, mais plutôt les résultats, les effets et les apparences". (5) Les allures de modernité et les rigidités sociales se juxtaposent, impliquant une situation conflictuelle permanente.
La minorité agissante s'obstine donc à transplanter les dehors de la civilisation industrielle au détriment de l'éthique qui y est foncièrement liée. Elle qui est censée être l'avant-garde du progrès – pas le progrès en trompe-l'œil – pourrait être l'initiatrice de nouvelles dispositions d'esprit, et ce d'autant plus que les pouvoirs publics ne montrent aucune volonté d'agir dans ce sens. La minorité en question, au contraire, s'emploie à emprunter à l'Occident, non pas son sens du rationnel, mais seulement ses oripeaux et autres appellations abstraites. Dans les quartiers huppés de Casablanca, de nombreux magasins prennent une allure résolument occidentalisée. Mais il y a un grand absent : l'affichage des prix. Un des principes de la culture industrielle, qui est la transparence au niveau des transactions commerciales, est ainsi écarté. Ce qui rend fastidieuses et l'appréciation des produits exposés et les comparaisons entre les magasins concurrents. L'affichage des prix présente l'avantage appréciable de donner confiance au consommateur, de le mettre à l'abri d'un abus éventuel.
Les moyens d'ordre intellectuel et matériel résultent de dynamismes ne s'improvisant pas. Ceux qui s'emploient à prendre pour référentiel la société industrielle ne semblent pas s'apercevoir qu'elle est avant tout fille de la technique et de la science. C'est une société cinétique, où les changements sont la loi, où le volontarisme l'emporte sur le fatalisme. Tournée vers l'avenir, elle fait grand cas de la volonté de réussite, du goût de la progression, du mérite des hommes. Son pouvoir et sa puissance ne lui ont pas été accordés comme un dû. Ils n'étaient pas inscrits fatalement dans son destin. C'est par sa vitalité créatrice – d'où l'importance de l'assise culturelle – qu'elle les a arrachés à la nature.
L'Occident actuel a fait naitre un type de logique et de conduite qui va s'étendre à tous les secteurs de la vie sociale… Il a suscité une volonté novatrice, une éthique utilitaire dont pourraient s'inspirer par-dessus tout ceux qui tentent de réaliser leur propre mutation. (6) Vouloir la carte bancaire et le numérique, c'est aussi faire siens de nouvelles motivations et habitudes mentales. Avancer au diapason de notre temps, écrit Al-Jabiri, "suppose d'une part une adhésion consciente et critique à la pensée mondiale contemporaine, d'autre part, l'édification d'institutions démocratiques, le choix d'un développement autonome, l'enracinement de la science et de la technologie". (7)
Au surplus, il se révèle que les peuples mystifiés partagent avec les pays propagateurs les conséquences négatives de leur progrès matériel sans tirer parti des cotés positifs de celui-ci. Ici ou là, les résultats électoraux sont traités par ordinateur, mais le parti unique nomme le chef "Président à vie", dans un contexte où les recensements sont erronés, où les fichiers électoraux font défaut, où le trucage est monnaie courante. La jeunesse pourrait se porter sur bien d'autres moyens d'expression que le disco-punk ou la drogue, si on lui offre la possibilité de réaliser un processus tourné résolument vers la problématique endogène. Rangel note à juste titre que la collision de l'Occident avec les autres civilisations a entrainé "leur fragmentation en caricatures d'Etats-nations reproduisant presque tous les défauts et très peu les qualités de leurs modèles occidentaux". (8)


Le progrès n'est ni facile, ni gratuit
Il ne faut pas se dissimuler que ce qui sépare le Nord du Sud, l'Europe de l'Afrique ou de l'Asie, c'est un abîme qui ne se résume pas aux différences de PNB, de niveaux de vie ou de systèmes politiques, mais où interviennent inéluctablement des données socioculturelles. L'accumulation de moyens matériels n'a pas de signification réelle si elle n'est pas fécondée et servie par la qualité des hommes. Au Maroc, comme le notent Moati et Rainaut, la mise en œuvre d'un processus de changement véritable "implique que les dirigeants et les groupes sociaux et professionnels remportent sur eux-mêmes une victoire totale, et que les élites spirituelles et intellectuelles approfondissent une réflexion abandonnée depuis plus de cinq siècles, les uns et les autres unissant leurs efforts pour parvenir à la transformation des attitudes d'un peuple tout entier". (9) C'est donc au niveau de l'homme, de ses dispositions d'esprit que se situe le vrai champ de bataille. Les moyens et procédés n'ont d'autre efficacité que celle que leur conféreront les qualités des hommes chargés de les mettre en action. Si le plan Marshall a été efficace dans toute l'Europe occidentale, c'est parce qu'il touchait une population apte à produire et à s'organiser.
Ceci doit être souligné : les outils techniques, les recettes politiques, les institutions les plus diverses ne portent pas en eux-mêmes leurs vertus. Leur efficience, leur valeur dépendent des situations concrètes où ils fonctionnent. L'histoire nous apprend qu'à chaque complexe technologique correspond un type de société et plus largement une véritable civilisation. Chaque phase fait apparaitre un type particulier d'hommes, développe certaines motivations, certains traits sociaux et culturels. Ainsi, les secteurs d'activité tels qu'ils sont développés dans les sociétés industrielles sont le fruit d'un tissu complexe d'habitudes et d'attitudes morales caractéristiques de ces sociétés. "Il ne suffit pas d'introduire des machines ou des fabriques pour qu'une société se développe. Une société n'est authentiquement industrialisée que le jour où les hommes agissent et les institutions fonctionnent de manière conforme à l'esprit de l'industrie". (10)
S'attribuer les "tout-faits" occidentaux parait tellement naturel que l'on en vient à oublier "l'infrastructure" socioculturelle qui seule les rend possibles, à savoir une société imprégnée d'une pensée et d'une éthique accordée au développement. Les transferts ne sont véritablement efficients que dans un milieu où les sujets économiques adoptent une attitude entreprenante et critique, où les nouvelles données sont assimilées et deviennent partie intégrante du corps social. Le changement économique sera d'autant plus effectif que les acteurs sociaux seront animés par la volonté d'avancer au diapason des temps présents. L'âge industriel exige que la technique et le travail productif soient valorisés, que la rationalité soit étendue à l'ensemble des rapports économiques et sociaux. Ce qui est décisif, c'est la manière dont les sujets économiques pensent leurs rapports au travail. Dans le processus de développement, le soubassement intellectuel a beaucoup plus de poids que le l'infrastructure matérielle.
C'est dire que la redécouverte du qualitatif doit être une des préoccupations primordiales de l'économiste qui cherche à saisir, non pas des modifications quantitatives sans portée économique, mais les moyens de mettre l'homme en prise sur l'évolution. La civilisation industrielle s'explique en fin de compte par la volonté des agents impliqués de réaliser simultanément le progrès quantitatif et le progrès qualitatif.
La modernité suppose une transformation globale : on n'adopte pas ses aspects séduisants en gardant les attitudes qui en sont le contre-pied. C'est "un processus systémique. Les transformations qui interviennent à un niveau sont reliées à celles qui interviennent ailleurs et les influencent". (11) Aucune amélioration n'est donc à prévoir lorsque l'adoption de pratiques et d'institutions importées fait abstraction des dispositions qui les ont prédéterminées, lorsque les corrélations accessoires accaparent l'attention au détriment des causalités profondes. S'attribuer les moyens du nouvel âge, c'est accepter leur rythme et l'impérieuse logique qui préside à leur réalisation. Une société industrielle se constitue fondamentalement sur un processus interne de création et d'organisation.
Dans de nombreux cas observables, une part considérable de l'équipement technique est laissée de côté faute d'une maintenance adéquate. Ici, tel système d'irrigation est abandonné par manque d'entretien ; là, des centaines de véhicules gouvernementaux, auxquels manque une pièce de rechange sont délaissés sur un terrain vague ; ailleurs, des locomotives pourrissent sur des voies de garage à cause d'une panne du système hydraulique. On conçoit à quel point la question de la maintenance est capitale pour des pays aux moyens limités. Avant d'être un savoir technique, la maintenance est une culture, un type de conduite à l'égard du bien collectif. C'est un état d'esprit qu'il est impératif de générer et d'entretenir au sein de la famille, à l'école, comme dans les lieux de travail. Il s'agit de susciter un changement de comportement vis-à-vis de l'outillage et des équipements. Par ce biais, la modernisation apparait comme un problème complexe dans lequel l'homme, en introduisant les moyens et pratiques nouveaux, transforme le milieu ambiant et se transforme lui-même.
Si les aspirations se portent, d'une manière ou d'une autre, sur la société industrielle, il faut d'abord, comme le souligne Perroux, "en réunir les conditions : la scrupuleuse discipline de travail, le respect de la fonction accomplie, […] le dévouement à l'œuvre collective, la réduction au minimum de la vanité loquace et du goût pour le loisir dans le travail même. Ce sont les structures mentales et sociales dans la nation qui sont en jeu". (12) Le progrès n'est jamais facile ; il n'est pas non plus gratuit. Les manifestations extérieures du modernisme cachent les rigueurs que comporte le passage des équilibres traditionnels à la société économiquement avancée. L'organisation du culturel doit aller de pair avec l'outillage ou, à tout le moins, le suivre rapidement.

Thami BOUHMOUCH
Avril 2019
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(1) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Les Nouvelles éditions Africaines 1975, p. 146.
(2) Carlos Rangel, L’Occident et le Tiers-monde, éd. Robert Laffont 1982, p. 170. Je souligne.
(3) Carlos Rangel, ibid., p. 103.
(4) Zaki Najib Mahmoud, Taqafatouna fi mouwajahati al'asr, Dar Choroq 1982, p. 204. Je traduis et souligne.
(5) Mostapha hijazi, At-takhallouf al-ijtima’i, Sikologia al-issane al-maq’hor, éd. Maahad al-inma’e al-arabi, 1984, p.138. Je traduis.
(6) Ce n'est pas à dire pour cela que ce soit la seule instance à détenir le sens du rationnel, ni que le règne de celui-ci exclut, ici et là, toutes manifestations contraires à la raison. On sait que dans l'héritage arabe/musulman un courant important mettait en évidence la portée de la raison et du rationalisme (Ibn Rochd, Ibn al-Haytham, Al Biruni, Ibn Hayyan, Khawarizmi…). Par ailleurs, à propos de l'Occident contemporain, J. Poirier écrit : "En ville, les voyantes, les fakirs et les guérisseurs, en zone rurale, les rebouteux et localement les sorcières, canalisent commercialement la superstition", in Archaïsmes et progrès technique, Cahiers de l'ISEA n°110, série M, p. 197… Ces aspects sont importants mais débordent le cadre de la présente étude.
(7) Mohamed, Abid El Jabiri, At'tourat wa'l hadatha. Dirassat wa mounaqachat, éd. Al markaz at'taqafi al-arabi 1991, p. 11. Je traduis.
(8) Carlos Rangel, op. cit. p. 193.
(9) P. Moati & P. Rainaut, La réforme agricole, clé pour le développement du Maghreb, Dunod 1970, p. 305. Je souligne.
(10) Raymond Aron, Trois essais sur l'âge industriel, Plon 1966, p. 80. Je souligne.
(11) Samuel Huntington, Le concept de modernisation, in Mattéi Dogan & D. Pellassy, La comparaison internationale en sociologie politique (ouvrage collectif), Lites 1980, p. 41.
(12) François Perroux, Indépendance de la nation, Aubier 10-18 1969, p. 210. L'auteur parlait de l'attrait exercé par le modèle américain en France, en Europe.



4 février 2019

LES SIGNES EXTERIEURS DE LA MODERNITE : LE MIROIR AUX ALOUETTES


Série : La voie de l'imitation, fétichisme et illusions


"Les hommes riches fument des cigares coûteux mais l’achat d’un cigare coûteux n’enrichit pas"
Dicton américain


Lorsque les nations du sud se regardent, c’est d’ordinaire à travers les canons des nations parvenues qu’elles le font. Certes, celles-ci appartiennent à une civilisation matérielle supérieure, mais cette supériorité ne saurait justifier l’engrenage des mimétismes et des démissions. Il faut convenir que les unes, en tant qu’elles représentent des structures spécifiques, ne sont pas comparables aux autres.

En situation néocoloniale, les groupes dirigeants aspirent à "épouser le siècle" et c'est la voie facile de l'imitation qui est suivie. Ils tendent à saisir de la modernité que les résultats et les dehors ; ils ne prennent pas toute la mesure de sa signification profonde. L'enthousiasme pour les recettes stylisées et les éléments subsidiaires est parfois poussé jusqu'à la caricature. Ceux qui sont censés mettre en train un processus de changement économique vouent un culte sans réserve aux apparences du pouvoir, aux palais démesurés, médailles flamboyantes, huissiers habillés "à la française"… On s'attribue les signes extérieurs de la culture technicienne : les édifices fastueux, les hôtels ultra-climatisés, les gratte-ciel surdimensionnés, le plus grand jet d'eau, etc.
Dans le même temps que des pressions multiformes s'exercent sur les sociétés subordonnées pour la reproduction du prototype occidental, diverses barrières s'opposent objectivement à sa réalisation. Dès lors, "à défaut d'une modernisation réelle, il en est résulté la déstructuration plus ou moins poussée de ces sociétés et sur les ruines s'est édifiée une modernité aliénante, caricaturale, parcellaire et inégalitaire". (1) La modernité qui se surimpose artificiellement à ces sociétés n'y prend pas vraiment racine. Les minorités dirigeantes réclament les symboles du nouvel âge, non pas parce qu'elles en ont "besoin", au sens rationnel de ce terme, mais parce que l'acquisition de tels symboles correspond à un souci de prestige, au désir de "parvenir". On vise à s'identifier à l'instance dominante, à gagner son estime – en somme, à satisfaire des aspirations d'ordre émotif.
Les faits montrent qu'il est relativement facile pour un pays d'obtenir un crédit extérieur et, de là, importer pièce par pièce une usine modèle représentant le dernier cri de la technologie occidentale. Mais quels que soient notre admiration pour la technique moderne et notre sentiment de contentement pour ses bienfaits, force est d'admettre que l'instrumentalité n'est pas une fin en soi. La technique, à n'en pas douter, est bien un moyen en vue d'un but, le but d'élever le niveau de vie de l'homme social. La modernisation est un processus systémique ; il est vain de chercher à s’affirmer avant de réaliser, de faire prévaloir la forme sur le fond. Avec leur propension à se satisfaire de signes extérieurs de la civilisation matérielle, les nations décolonisées sont "mal parties" (R. Dumont). En divinisant les capacités techniques importées, ou même seulement en en faisant une fin alors qu'elles ne sont que les "serviteurs de fins" (A. Piatier), ces nations se placent dans un monde illusoire. Elles imitent pour imiter, pas pour dépasser.
Tout tend à persuader les acteurs sociaux d'être ce qu'ils ne sont pas. "Adopter les choses dont l'Européen fait usage, ses formes extérieures de civilité, fleurir le langage indigène d'expressions européennes […] tout cela est mis en œuvre pour tenter de parvenir à un sentiment d'égalité avec l'Européen et son mode d'existence". (2) Dans cette perspective, les moyens et pratiques venues d'ailleurs semblent avoir valeur de talisman et presque revêtir des facultés magiques : il suffirait de les transposer dans telle économie pauvre et le bien-être matériel suivra. C'est ainsi qu'une telle croyance conduit à la contrefaçon et donc à une destinée artificielle. Le processus d'"occidentalisation", tel qu'il est perçu dans une grande partie du monde, est manifestement une des plus grandes mythifications de notre temps. C'est le miroir aux alouettes des peuples culturellement déracinés, qui se remettent entre les mains des autres, ces peuples qui en font aujourd'hui la douloureuse expérience.
Un observateur aura du mal à ne pas remarquer qu'en milieu sous-développé les cités modernes, qui évoluent sur le plan de la consommation ostentatoire au détriment d'une dynamique de production, ne sont que des îlots de notabilité dans un océan d'indigence. L'homme mystifié se met à penser et à se conduire comme un riche, tandis qu'il vit comme un pauvre. Il faut alors se demander : que pouvait signifier véritablement l'exhibition du "métro le plus moderne du monde", comme au Chili naguère, lorsque les masses se déplacent à pied ou à dos de mulets ?
En Iran, avant la révolution de 1979, les bâtiments et bureaux, malgré leur coût élevé de construction, manquaient de téléphones fiables, d'employés efficaces et d'une direction compétente. Ces édifices ressemblaient davantage à des monuments qu'à un véritable dispositif industriel. En Amérique du Sud, les tours s'élèvent à l'écart d'une multitude de paysans penchés sur des charrues en bois ou des charrettes à bœufs… "Ce qui donne à l'Amérique Latine son caractère pittoresque et nous rappelle peut-être l'Angleterre du XVIIème siècle et son économie de marché en gestation… Mais il y a une différence essentielle : au XVIIème siècle, l'Angleterre dirigeait le monde ; au XXème siècle les nations précapitalistes luttent désespérément pour le rattraper". (3)
Il n'est pas douteux que si le but est de tirer un avantage effectif et viable des pratiques modernes, il est indispensable que la collectivité, prise en bloc et pas seulement quelques secteurs isolés, soit empreinte d'un certain sens du rationnel, de l'esprit et du goût de la progression. Tenter de soumettre la réalité du sous-développement à des recettes stylisées, transposer servilement des modèles en perdant de vue les situations concrètes qu'ils sont censés traduire, c'est faire du processus du développement un jeu de l'esprit. Le manque d'imagination des leaders des jeunes Etats, comme de leurs conseillers étrangers, a conduit à la reproduction inconsidérée de systèmes nés ailleurs, jugés techniquement parfaits.
Le processus d'imitation, parce qu'il tend à mouler une société sur une autre et parce qu'il focalise l'attention sur des expériences cultuellement déterminées, s'avère en effet aussi oiseux que déraisonnable. Comme le note Morazé, "aucune amélioration n'est à prévoir dans un processus au bout duquel la densité des automobiles devrait, pour égaliser celle des Etats-Unis, être multipliée par 250 en Inde et par 500 au Bangladesh". (4) Ce truisme vaut d'être formulé pour faire toucher du doigt l'inconséquence du décalquage à l'échelle des nations.

Ces considérations conduisent au cœur du problème : les codes et normes importés qui accaparent tant l'attention sont originellement le fruit d'un processus de création et d'organisation. Comme Galbraith l'avait souligné, "souvent, et même en général, l'organisation et les services existant dans les pays avancés ne sont pas la cause de leur développement, mais son résultat". (5) Les sociétés dominées, où seules les manifestations extérieures de l'âge industriel sont volontiers admises et adoptées sont visiblement victimes d'une tragique méprise, d'une confusion grossière entre la cause et l'effet. L'hypothèse que les mêmes circonstances peuvent produire les mêmes effets parait soutenable ; elle se révèle très vite aussi bancale qu'oiseuse, dès lors que les transpositions s'en tiennent aux simulacres de la prospérité. "Le drame provient du fait que ce n'est pas l'essentiel, mais certains aspects subsidiaires de la situation qui ont été retenus par la conceptualisation inadéquate de ces sociétés [traditionnelles]. Et en fait, on a confondu une corrélation accessoire avec une causalité profonde". (6)
On conçoit dans cette optique à quel point il peut être désastreux de reproduire sans nuance, sans réserve dans un milieu sous-développé les pratiques et les institutions nées en Occident. Les outils techniques ou institutionnels mécaniquement transplantés, loin parfois d'avantager le pays imitateur, peuvent exercer une action de désarticulation culturelle, en empêchant de saisir le sens des causalités profondes… C'est à ce point que le prochain papier sera consacré.

Thami BOUHMOUCH
Février 2019
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(1) Riccardo Lucchini, Charles Ridoré, Culture et société. Introduction à la sociologie générale, Ed. Univ. Fribourg, 1983, p. 152.
(2) Wastermann, The African today, cité par Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Seuil 1975, p. 20.
(3) Robert L. Heilbroner, Les grands économistes, Seuil 1971, p. 308.    
(4) Charles Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 15.
(5) John K. Galbraith, Les conditions actuelles du développement économique, Denoël 1962, p. 40. Je souligne.
(6) Jacques Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 70.

10 janvier 2019

MODELES DE SOCIETE : VANITE DES DECALQUES MALAVISES



Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions   


Dans le papier précédent, on a vu que la polarisation des goûts et des aspirations sur l’extérieur est à l'origine de la désarticulation caractérisant les économies sous-développées.

Il n’y a pas de progrès économique sans un effort d’auto-développement, sans une implication organique des énergies endogènes. L’exemple de la bureaucratie soviétique dans la Chine des années 1950 montre la fragilité et l’inanité du mimétisme institutionnel. Les méthodes et modèles transplantés ne saisissent guère les problèmes spécifiques du pays imitateur, ne peuvent répondre à sa propre vision des choses. Y a-t-il une raison pour qu’une pratique ou une institution conçue en Europe soit ipso facto une solution en Afrique ou en Asie ? Trop de particularités – géographiques, historiques, économiques, psychologiques – donnent à l’Europe des couleurs originales. L’énergie dépensée par l’homme subjugué à se mouler sur l’Autre peut créer des tensions irréversibles. "Un idéal que l’on construit en prenant le contrepied de l’état de choses existant n’est pas réalisable puisqu’il n’a pas de racines dans la réalité". (1)
Si le "retour aux sources" à connotation passéiste apparaît comme n’étant pas en prise avec les temps présents, la reproduction de recettes extrinsèques – culturellement et historiquement déterminées – demeure inadéquate autant qu’infructueuse. Lors des "indépendances", l’Afrique s’est retrouvée avec un archétype de société et des charges qui sont ceux des sociétés occidentales. Aujourd’hui, le désastre saute aux yeux : tous les schémas plaqués sur ce continent comme autant de prothèses ont échoué. On en vient à penser que les peuples africains avaient peut-être besoin de conserver encore les valeurs qui avaient permis, au fil des millénaires, d’assurer leur survie dans des conditions ardues.
La diffusion ici et là des méthodes éducatives en vigueur dans les ex-métropoles crée des problèmes tangibles en contribuant au déracinement culturel et social. En Afrique, on a voulu faire de l’enseignement une fin en soi. Mais les transpositions in extenso ne résolvent rien : les choses s’assimilent, se conçoivent avec le temps. On s’aperçoit que les individus formés par l’Europe sont des individus formés pour l’Europe. Pas pour l’Afrique ! Il n’est pas rare en effet que la formation hautement qualifiante de techniciens et cadres entre en conflit avec les intérêts du pays concerné. Les médecins de très haut niveau, par exemple, sont (naturellement) attirés par les centres hospitaliers occidentaux ultramodernes, plutôt que par les hôpitaux ou dispensaires ruraux de leur pays.
Les transpositions dépersonnalisées de procédés et réalisations techniques ne sauraient avoir de portée économique ni de choc en retour social si elles restent sans prise sur l’univers culturel endogène. Comment peuvent-elles prétendre constituer des créations économiques si elles sont totalement étrangères à l'initiative locale ? En fait, lorsqu’un secteur de la société "se modernise" à l’écart des autres secteurs, cela implique de sérieuses dissonances ou même des contradictions. Le syndrome de la pseudo-modernité a souvent des conséquences directement opposées à celles escomptées au départ. Les transferts sans échange ni réciprocité favorisent indubitablement le phénomène de domination-dépendance. De même, l’esprit d’imitation – expression directe de la structure inégalitaire – empêche que des sources d’inspiration jaillissent ailleurs que dans les centres émetteurs.
Si les exclus du système entendent agir réellement sur le déterminisme de la tutelle externe ils sont tenus de créer par eux-mêmes, non laisser les autres créer pour eux, de penser par eux-mêmes, non attendre que d'autres pensent pour eux. Il ne s'agit nullement ici de ramener une problématique complexe à quelques vœux pieux, d'avoir une vue trop idéaliste de la réalité vécue. Mais le fait demeure que "si la capacité de résoudre les problèmes ne se développe pas à l'intérieur d'un pays, sa dépendance vis-à-vis d'industries importées et de spécialistes étrangers sera continuellement reproduite et perpétuée". (2) A la réflexion, s'il est impératif de se porter sur les besoins essentiels et les ressources internes, ce n'est pas seulement dans une optique de stricte économie, c'est aussi pour favoriser la participation des peuples à leur propre projet de société.
Non seulement le mimétisme accentue la désarticulation de la structure endogène, mais il approfondit les différences qui séparent les catégories sociales ; celles-ci ne se définissent plus que par rapport à l’instance exogène. Sous l’impact triomphant de cette dernière, le phénomène s’extériorise, se diversifie et s’aggrave. C’est ainsi que les nations dominées perçoivent leur existence à travers la spirale sans fin des besoins transmis, dont la satisfaction est aussi astreignante qu’injustifiée. Elles sont entrainées dans un processus dramatique qui ne cesse de s’amplifier au fur et à mesure qu’elles sont pénétrées par les oripeaux de la "vie moderne". On assiste alors à une sorte de télescopage de besoins divers, qui contribue à accroître les contradictions, eu égard aux moyens d’existence effectifs dont dispose la grande majorité de la population. Combien de centaines de milliards de dollars l’Afrique a-t-elle englouti dans l’achat de biens de consommation fabriqués par d’autres ? La demande ostentatoire pourrait-elle constituer un stimulant pour le processus interne ?


Un des facteurs de résistance les plus décisifs que les nations se doivent d’affermir, dans le climat de défi actuel, est la vigueur de leurs traits sociaux et culturels propres. C’est le rempart qui défend leur entité et leur individualité. Or la tendance collective au mimétisme sans nuances altère les particularismes, affaiblie leur effet de protection. L’homme vivant en société sous-développée est manifestement désemparé ; son attitude à l’égard de l’instance occidentale est sans issue favorable : il ne parvient ni à s’y intégrer pleinement et à s’identifier à elle, ni à adhérer au caractère essentiel de son milieu d’appartenance en le mettant à profit. On ne distingue guère ce qui est positif dans le fonds culturel endogène et pourrait être adapté au nouvel âge, de ce qui doit être rejeté ; ni ce qui est bénéfique dans les schémas transmis, de ce qui est superflu ou pernicieux.
Visiblement, les peuples subjugués sont dans un état d’attente permanente d’assistance ; ils quémandent les moyens matériels, les méthodes, mais aussi les significations et les types de conduite. Dès le moment où un pays se saisit des catégories convoitées, il se met à intégrer des attitudes et des idéaux qui agissent tendanciellement sur l’ensemble du corps social. Dans la Russie tsariste (règne de Pierre Le Grand), les goûts, la mode vestimentaire, les plaisirs européens sont copiés sans originalité. Cette propension à emboîter le pas à l'Europe n'est sans doute pas sans rapport avec la mainmise du capital étranger sur l'économie russe jusqu'à 1917. A peu près à la même époque, la Chine s'engage elle aussi dans l'imitation de l'Europe. Parallèlement à la reproduction des codes et des mœurs occidentaux, on a entrepris une remise en cause du fondement de la société chinoise : le confucianisme. Là encore, à la faveur de la pénétration culturelle, les secteurs occidentalisés sont entre les mains du capital étranger et la dépendance économique s'insinue.
Si l'Inde, lors de son indépendance, n'a pas été aussi combative quant à son développement économique qu'elle l'a été vis-à-vis de l'occupant colonial, c'est que les nouveaux dirigeants "au lieu de s'inspirer dans leur politique intérieure des principes et des méthodes de Ghandi, si profondément enracinés dans le peuple de l'Inde et sa culture millénaire qu'ils avaient permis la victoire contre l'occupant en se plaçant sur un autre plan que lui, reprirent les modèles occidentaux qui les avaient déracinés de leur peuple et de leur culture". (3) On conçoit alors pourquoi ce pays a dû pâtir de la coupure entre les minorités agissantes et les masses, pourquoi il a dû endurer des discours politiques sans rapport avec ses ressorts propres, pourquoi enfin il s'est laissé soumettre aux mécanismes subtils du conditionnement néocolonial.
A contrario, le Japon n'a jamais prêté le flanc à ce "contre-développement" caractéristique des pays dominés actuels, piégés par les déterminismes du passé colonial. Les Japonais durant l’occupation américaine (1945-1951) ont montré leur exceptionnelle capacité à absorber les différences et à orienter leur destin par des emprunts sélectifs préservant leur identité nationale. De leur côté, les vainqueurs ont eu la sagesse de respecter la mentalité et les usages locaux, d'épargner les Japonais la perte d’identité liée au rejet massif des valeurs de référence qui structurent la société.
La tendance à tout rapporter à l'élément dominateur, à n'en pas douter, constitue un des facteurs déterminants de résistance au changement, de neutralisation de toute dynamique de caractère émancipateur. S'est-on interrogé sur les causes de l'échec de nombre de pays à s'arracher à l'immobilisme social et à réaliser un processus de développement organique ? Une des causes fondamentales ne réside-t-elle pas dans la propension à s'identifier au dominateur, marquant l'âme de la plupart des dirigeants et le gros de la population ?
Acceptant la mystification, l'homme subjugué  se transforme graduellement, tournant le dos au genre de changement qui peut véritablement sauvegarder ses intérêts. L'entreprise de conditionnement culturel tend à réifier sa conscience ; il devient, selon le mot de Hijazi, "un être factice, prisonnier des apparences, cherchant toutes sortes de masques de notabilité dans l'imitation du genre de vie du dominateur et de ses idéaux. Ainsi, la victime devient l'allié le plus proche et le plus attaché au bourreau". (4) C'est un fait d'expérience crucial qu'on ne peut se dispenser d'examiner : l'hégémonie culturelle "n'est pas imposée mais hélas désirée. Les hommes sont enclins à aimer ce qui les détruit […] Nous attendons d'une culture qu'elle apporte une libération, une autonomie ; mais entre une culture et un homme peut s'établir un rapport inverse : un rapport d'intoxication et d'asservissement…" (5) Destinée à l'emprise de la culture américaine en France, cette réflexion s'applique pleinement – et sans doute avec plus de pertinence – aux sociétés ex-colonisées.
Dans le même sens, Ziegler écrit : "les ravages qu'opèrent les significations imposées par le système de violence symbolique à l'individu sont tels que l'homme colonisé devient, dans un premier temps du moins, son propre ennemi. Ou encore : le gestionnaire de sa propre soumission". (6) C'est également le point de vue que soutient Horkheimer : "les esclaves forgent continuellement leurs propres chaines". (7) Peut-être est-il superflu d'ajouter qu'une telle propension à trouver satisfaction dans sa propre subordination est entretenue et confortée par l'égocentrisme occidental et le conditionnement culturel.
Les économistes n'ont pas coutume de rendre compte des mécanismes subtils de la persuasion et du modelage culturels… Il n'en reste pas moins que le processus de mystification des hommes et de clientélisation des élites, l'action de désarticulation culturelle, ces phénomènes que nous éprouvons, vivons et que l'on désigne habituellement par l'expression néocolonialisme culturel, sont des faits tangibles dont l'influence est lourdement négative sur le développement des sociétés transculturées. Ces sociétés souffrent d'une crise de civilisation, une crise des valeurs. Elles sont victimes des modèles fondés sur le mimétisme sans réserve.
En définitive, si l'on veut qu'une appréciation du sous-développement soit un moyen de mieux comprendre la structure inégalitaire, c'est à mon sens au plan de la culture et des superstructures mentales qu'elle doit être menée. Briser le miroir aux alouettes des normes et catégories calquées n'est pas une vaine prétention, c'est l'un des impératifs d'un mouvement organique. Il y a lieu de mesurer les avantages et les coûts socioculturels de ce qui est présenté comme "le progrès", d'en finir avec les conceptions et les déterminismes responsables de la sujétion sempiternelle.

Thami BOUHMOUCH    
Janvier 2019                           
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(1) Emile Durkheim, Education et sociologie, PUF 1980, p. 87.
(2) Harry Magdoff, L’impérialisme de l’époque coloniale à nos jours, Mapéro 1979, p. 257. Je souligne.
(3) Roger Garaudy, Appel aux vivants, seuil 1979, p. 373. Je souligne… Il est vrai que la philosophie de Ghandi, pour ce qui est du rouet, se traduisait par un refus inconséquent de l'esprit technologique et scientifique.
(4) Mostapha Hijazi, At-takhallouf al-ijtima’i, Sikologia al-issane al-maq’hor, éd. Maahad al-inma’e al-arabi, 1984, p. 137. Je traduis et souligne.
(5) Jean-Marie Domenach, Culture et pouvoir, Projet n°128, sept. 1978, p. 969. Je souligne.
(6) Jean Ziegler, Main basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil 1980, p. 27. Je souligne.
(7) Cité par J. Ziegler, Retournez les fusils : Manuel de sociologie d’opposition, Seuil 1981, p. 83.