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11 novembre 2017

L’EMPRISE IDÉOLOGIQUE DES MODÈLES MÉTROPOLITAINS


Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions   


"Les opprimés ressentent une attraction irrésistible envers l’oppresseur et sa manière de vivre. Ils désirent à n’importe quel prix lui ressembler". Paulo Freire


Les nations culturellement subjuguées croient en la possibilité d’une mutation par simple transposition de pratiques et de procédés importés. Elles sont par une conséquence logique entrainées à emboîter fidèlement le pas à l’instance dominante et mettent beaucoup de passion à l’imiter. Cette idée, soigneusement entretenue par ceux-là mêmes qui fournissent les procédés et moyens, est responsable de nombre d’orientations décalquées sans discernement. La grande ville est par excellence l’espace où se manifeste la soi-disant modernité : tours en verre, hôtels fastueux, publicités plagiées envahissantes… Le mimétisme s’étend quasiment à tous les domaines : de la littérature aux institutions, de la télévision à l’alphabet, de la vie familiale à l’économie.
Il y a six siècles, Ibn Khaldoun écrivait : «On voit toujours la perfection [réunie] dans la personne d’un vainqueur […] Le vaincu adopte alors tous les usages du vainqueur et s’assimile à lui. C’est au point qu’une nation dominée par sa voisine fera grand déploiement d’assimilation et d’imitation» (1) Le propos demeure aujourd’hui pertinent : le plus faible en effet est porté à accepter la loi du plus fort, s’inspirer de sa conduite, toujours tout rapporter à lui. Et c’est lorsque l’ordre du maitre est pleinement accepté par les subordonnés qu’il semble naturel ; c’est alors qu’il parait le plus rationnel et le plus évident.
Par-dessus tout, le désir d’adhérer à l’autre, de le prendre pour référentiel n’émane aucunement d’une volonté de s’élever à son niveau. Pour les opprimés, l’idée n’est pas d’être l’égal de l’oppresseur mais d’être en dessous de lui, dépendre de lui. Les nouveaux leaders marchent derrière l’instance dominante en s’attribuant ses archétypes. C’est le constat que fait H. Béji : «l’homme politique chez nous, tout en affirmant sa victoire, continue de se percevoir dans le déterminisme du magma colonial ; c’est comme s’il avait conquis sa liberté tout en la niant, en la laissant être happée par l’atavisme historique» (2)

La nation subordonnée en effet ne cherche pas à rompre avec l’hypothèque culturelle. Au contraire, elle fait montre d’une forte prédisposition à la reproduction des recettes stylisées allogènes. Peut-être n’est-il pas facile de résister à la supériorité matérielle acquise par la société-modèle sans devoir appliquer les mêmes pratiques. Il est vrai que «tout mode de développement qui parvient à se réaliser tend vers l’autovalorisation, non seulement en exaltant sa spécificité à l’encontre des autres, mais en sécrétant les critères qui justifient et consacrent son existence en lui fournissant une certaine rationalité». (3) C’est ainsi qu’on se laisse enfermer dans le piège du mimétisme. Piège ou cercle vicieux, en ce sens que le genre de vie introduit par les apports exogènes produit à son tour des dispositions d’esprit favorables à l’imitation.

Les faits montrent – sans pour cela préjuger des luttes contre l’occupant – que c’est par transfert formel de pouvoir que les indépendances furent généralement proclamées. Les signes extérieurs de la souveraineté (gouvernement, drapeau, hymne national…) sont bien visibles, mais les stigmates de la dépendance réelle transparaissent. Le caractère ambivalent de la décolonisation surgit sans équivoque : l’intention déclarée est de s’engager dans une voie autonome, mais la tendance générale est de se mettre à la remorque de l’ancien maitre, de se modeler sur lui. On pourrait dire, à l’instar de Ziegler, que la nation décolonisée ne vit «que par procuration ; [elle n’a] ni la volonté, ni la force de s’imposer sur l’échiquier de l’histoire». (4)
Les peuples extravertis s’hypnotisent sur les effets de démonstration au détriment des priorités. Un tel illogisme transparait d’abord au niveau du comportement individuel. Dans le Brésil des années quarante, ainsi que le rapportait Carneiro, les minorités privilégiées «singeaient jusqu’à l’absurde le mode de vie, les idées, les conduites, l’habillement des Parisiens. Les dames de la haute société de Rio portaient des manteaux de fourrure sous les tropiques». (5)
La tendance mimétique, en s’étendant aux comportements politiques, engage l’ensemble de la communauté. Il suffit de procéder à l’examen comparé de l’organisation administrative, économique ou sociale en Afrique, pour s’apercevoir à quel point le modelage s’est fait ici français, là anglais et ailleurs portugais. De l’appareil judiciaire à la fonction publique, des structures constitutionnelles aux textes de lois… tout est calqué, souvent in extenso, sur les archétypes de l’ex-métropole. Le budget le plus colossal, les réalisations les plus impressionnantes, s’ils visent à satisfaire le narcissisme national, ne font que donner une façade de progrès à des sociétés désarticulées. Il n’est pas jusqu’aux sigles et appellations qui n’échappent à la règle.
Il s’agit ici de souligner que des pratiques et schémas, nés en Europe de conditions historiques spécifiques, sont délibérément transposés dans des pays d’ancrages culturels différents. De fait, si les discours sur le progrès économique se révèlent peu crédibles, c’est parce qu’ils font l’impasse sur les ressorts propres des nations. La rationalité économique est étrangère aux projets prestigieux qui frappent l’imagination et tendent à accentuer la dépendance. Ici, vient à l’esprit la position adoptée (d’une façon imagée) par un physicien chinois à propos du développement de la science en Chine : «le moyen le plus rapide de rattraper la science moderne et d’impressionner les visiteurs étrangers est d’installer un grand laboratoire, d’acheter tous le équipements à l’étranger, puis de former rapidement des étudiants et des chercheurs aux problèmes étudiés ailleurs au même moment. La Chine rejette cette méthode parce que ce ne serait là qu’une vitrine sans lien avec le développement général du pays». (6)



Notons que la tendance au mimétisme n’est pas limitée à une époque ou peuple donnés. L’Inde, dès son indépendance, s’engagea dans les chemins tracés par l’ex-métropole au lieu de concevoir un processus spécifiquement hindou. L’Egypte, un moment, aspira à se transformer en un pays européen ; d’aucuns n’ont pas hésité à faire ressortir les «attaches européennes» de ce pays, à le détacher de l’univers oriental dans lequel il baigne. En Iran, le courant moderniste se présentait comme la redite en milieu musulman d’idéaux et de normes de conduite occidentaux. Mais c’est en Turquie kémaliste que ce processus était le plus extrême ; Mostafa Kemal, en abolissant le califat et en s’attaquant aux institutions traditionnelles s’employait (avec ostentation) à transformer le pays à l’image de l’Occident… «Occidentalisme de surface, écrivait S. Amin, qui recouvre désormais un réel vide culturel» (7)
Toutes ces métamorphoses avaient pour ambition de provoquer un processus de changement salutaire, lequel signifiait alors la reproduction de l’Occident moderne. Le problème serait en somme de faire «simplement» – avec retard – ce que les autres ont fait plus tôt. Cette manière de penser, on le sait, est à la base de la fameuse théorie de Rostow. L’évolution vers ce qui est considéré comme l’idéal tend à répandre une manière de vivre centrée sur le vécu des sociétés-modèles. L’«American way of life» en particulier est vite assimilé à un stade de progrès universel. C’est ce que Brzezinski tenait pour établi : «Plus le revenu par habitant d’un pays est élevé, plus il semble qu’on puisse lui appliquer le terme d’américanisation. Ce qui montre que les formes extérieures de comportement qui caractérisent l’Américain d’aujourd’hui sont moins déterminées par des facteurs culturels qu’ils ne sont l’expression d’un certain niveau de développement urbain, technique et économique». (8)

Le monde se laisse prendre dans l’engrenage d’un syllogisme redoutable : les peuples extra-occidentaux aspirent au développement économique – l’Occident est aujourd’hui développé – donc ces peuples doivent se régler sur l’Occident. Le sous-développement est ainsi défini d’une manière négative par rapport aux critères de l’instance dominante. C’est un état de «non-moi», une situation hors du monde normal. Ipso facto, la dynamique de développement implique toujours une intégration au système de références occidental. Certes, la dépendance économique en elle-même conduit involontairement à l’imitation plutôt qu’à la création de rapports nouveaux, mais il parait clair que tel ordre culturel tend à induire telles conditions économiques. Par exemple, le dualisme du système de production s’inscrit en toute logique dans un contexte de dualisme culturel. Le premier repose initialement sur le second. 


Là où le mouvement de transformation obéit à des schémas exogènes, c’est dans la sujétion entretenue à l’égard d’intérêts étrangers que réside l’obstacle majeur à une véritable émancipation. Parce que nous en avons la possibilité matérielle et que nous refusons le repli sur soi, est-il naturel que les modèles surimposés deviennent l’axe essentiel de notre action ; est-il naturel de faire prévaloir le décalque de pratiques toutes faites sur l’assimilation des principes qui les fondent, de consacrer l’égocentrisme occidental ? Il ne s’agit pas ici de laisser entendre que toute référence à l’expérience de l’autre est en soi aliénante. L’occidentalisation en Turquie kémaliste a malgré tout permis la modernisation de l’agriculture, la restauration des voies ferrées et des routes, comme la rénovation de l’outillage industriel. A contrario, il ne faut pas se dissimuler que la Constitution aux Philippines, calquée sur le modèle américain, est regardée comme un moyen permettant de préserver la continuité des rapports avec l’ancienne métropole.

D’aucuns diront : l’Europe qui a adopté le self-service, les drugstores et le système universitaire américain est-elle inhibée pour autant ? Pour apprécier le sens d’une telle objection, il convient de souligner avec force que l’industrialisation de l’Europe aux 18-19èmes siècles était le fait d’une bourgeoisie liée organiquement à la problématique et champ de référence locaux. Il s’agissait bien de forces inhérentes au milieu d’appartenance… Au surplus, en remontant l’histoire, on s’aperçoit que les innombrables emprunts à l’Orient civilisé avaient permis à l’Europe d’évoluer à son tour selon ses propres voies et son propre génie. Comme le note Childe, «les Occidentaux n’étaient point de serviles imitateurs. Ils adoptaient les dons de l’Est et unissaient les acquisitions […] en un tout nouveau et organique capable de se développer sur ses propres lignes originales». (9) C’est cela l’enseignement capital qu’il importe de souligner.

Thami BOUHMOUCH
Novembre 2017
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(1) Ibn Khaldoun, Al Muqaddima, discours sur l’histoire universelle, trad. Vincent Monteil, éd. Sindbad 1978, pp. 291-292.
(2) Hélé Béji, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation, Maspéro 1982, p. 17.
(3) Jacque Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 199.
(4) J. Ziegler, Main basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil 1980, p. 234.
(5) Edson Carneiro, cite par Jean Ziegler, Retournez les fusils : Manuel de sociologie d’opposition, Seuil 1981, p. 27.
(6) Il s’agit de C. N. Yang (Prix Nobel de physique), cité par Harry Magdoff, L’impérialisme de l’époque coloniale à nos jours, Mapéro 1979, p. 259. Je souligne.
(7) Samir Amin, Le développement inégal, éd. de Minuit 1973, p. 269.
(8) Zbigniew Brzezinski, La révolution technétronique, Calmann-Levy 1971, p. 54. La théorie de la convergence, développée aux Etats-Unis par l’auteur, est adoptée en France par R. Aron. Bien d’autres approches donnent à penser que l’évolution est unilinéaire. T. Parsons notamment affirme que toutes les sociétés humaines tendent vers le même type de société, incarné par le modèle américain («the best in the world»).
(9) Gordon Childe, De la préhistoire à l’histoire, Gallimard 1961, pp. 9-10. Je souligne.


10 octobre 2017

CULTURE ET ECONOMIE : L’INTERPENETRATION



Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale 


Les valeurs et motivations propagées par les mass media et les firmes transnationales aboutissent à créer un modèle de consommation en quelque mesure unifié. Les techniques de marché concourent en effet à engendrer un monde qui mange, boit, utilise des produits identiques. On tend aujourd’hui à concevoir les mêmes annonces publicitaires à travers les continents, avec les mêmes thèmes et images, les mêmes références culturelles. Parce que le message publicitaire est le même aussi bien au Nord qu’au Sud, l’unification des motivations et des goûts permet en fin de compte de réduire le coût des campagnes publicitaires.

L’Occident véhicule ses modes vestimentaires et alimentaires mais aussi ses rêves et ses fantasmes, «en espérant que le marché s’agrandira et l’american ou le french way of life seront adoptés parce qu’ils sont les meilleurs». (1) Il faut convenir que créer dans tel pays une High Business School ou une Ecole française de gestion c’est proposer un modèle, c’est orienter en dernière instance les échanges économiques. L’imprégnation culturelle des peuples conforte le sens unique de l’échange international et favorise l’écoulement des produits élaborés pour la prospérité des nations opulentes.
La culture devient bel et bien un lieu de lutte entre nations. L’élargissement de la connaissance des langues joue un rôle fort concret dans le jeu complexe de la domination. C’est en effet au travers de la compréhension de la langue que sont reçus et agréés les messages de toutes sortes (pas seulement culturels). Du point de vue strictement économique, l’hypothèque culturelle et linguistique est largement rentable pour le pays propagateur. L’impact de la langue sur l’économie est manifeste, même si l’on ne saurait faire abstraction de la contrainte politique. Les possibilités de collaboration supposent avant tout l’adhésion à une langue de travail commune.
Il tombe sous le sens que le choix de partenaires, d’équipements et de produits est fonction des facilités de communication et de négociation. Il est de fait naturel qu’un chef d’entreprise, un responsable commercial ou un décideur administratif se prononce pour les produits qui lui sont les plus familiers, pour les partenaires avec lesquels il sent des «affinités» intellectuelles. «On pense par exemple qu’un ingénieur africain francophone, formé en France, connaissant le matériel français, préférera celui-ci à du matériel allemand». (2) Les propositions de marchandises et de services, comme les modalités de règlement des transactions et des contrats commerciaux sont soumises à l’influence décisive de la langue et des facilités de dialogue. Les nations industrielles savent que leurs langues sont le meilleur représentant de commerce possible. Les échanges intellectuels et culturels concourent largement à créer dans les pays du Sud des zones d’influence privilégiées pour l’un ou l’autre des centres métropolitains.


Economie et culture s’interpénètrent. S’il est vrai que les grands capitalismes s’attachent à poursuivre leur hégémonie économique, le problème – sur le plan culturel – consiste à mettre en œuvre, dans le pays ex-colonisé, des mécanismes de persuasion idéologique en vue d’affermir cette hégémonie. A ce titre, tout en sachant que des conditions économiques autant que politiques et pratiques participent à la pénétration et l’extraversion culturelles, il faut convenir que la langue dominante sert de courroie de transmission.
Dans les pays subjugués, traumatisés par les sujétions passées, les attitudes à l’égard de la puissance mère échappent d’ordinaire à la raison parce qu’elles se forment au niveau du complexe. Ces pays sont ravis d’importer et d’utiliser les nouvelles machines, bien qu’ils n’accèdent pas aux secrets cruciaux qu’elles recèlent. L’illusion est totale puisque la pensée scientifique qui engendre le moyen ne fait pas partie intégrante de la société. Il y a bien une confusion entre les causes et les effets – confusion inconséquente, doublée d’une fascination irrésistible face à la chose nouvelle, ignorant que celle-ci ne se substitue nullement au savoir. L’instrumentalité en elle-même ne constitue certainement pas un signe de progrès. L’important est que les traits sociaux et culturels puissent évoluer avec le fait technique dans une interaction harmonieuse.
Le fait est que la civilisation industrielle entend garder l’apanage de la connaissance scientifique, même si elle cède ici ou là quelques technologies parcellaires. Il est clair que «la volonté de se réserver un instrument de puissance domine toute sa démarche et étouffe toute velléité d’échanges réciproquement enrichissants». (3) Il ne faut pas se dissimuler que la science moderne évolue en se compliquant, le langage opératoire devient de plus en plus ardu. Plus s’écoule le temps, plus le savoir technique prend de l’ampleur et devient hermétique pour de nouveaux prétendants ayant à faire l’effort laborieux de rattrapage.
De ces observations se dégage une vérité d’évidence : la technologie ne s’enracinera jamais dans une société tant qu’elle restera sous la tutelle étrangère. L’allégeance à des modèles non autonomes donne lieu ipso facto à une importation de technologies, tant il est vrai que les recherches liées aux processus transposés s’effectuent dans le pays fournisseur. Prendre à son compte et consacrer l’égocentrisme occidental, c’est perpétuer la structure de domination économique. La sujétion psychoculturelle ne doit pas être considérée comme un simple «reflet idéologique» de la réalité « objective». Il ne suffit pas de dire que l’évolution des rapports marchands donne assise et reproduit l’état de dépendance ; celui-ci est également alimenté et entretenu par les caractéristiques psychologiques du pays dépendant.

A mon sens, le réel n’est accessible à la connaissance que par la saisie du système de référence culturel qui, en quelque mesure, le règle et le conditionne. Plutôt que de se méprendre à l’idée de saisir immédiatement des faits qui «parlent d’eux-mêmes», il y a avantage à tenter de rendre compte de l’ordre culturel qui trop souvent est tenu pour négligeable. S’agissant des pays ex-colonisés, cet ordre culturel c’est d’abord l’acculturation, la mystification de l’homme, l’accoutumance à la sujétion. Ce sont des éléments «extra-économiques» qu’il importe d’intégrer dans l’explication du fonctionnement économique de la structure inégalitaire.
Le processus de changement économique est certes conditionné par des modifications quantitatives, mais il est réglé d’avance par certaines qualités humaines, par une image de l’homme idéal. Il n’est pas seulement une réalité objective, mais aussi le résultat de conditions subjectives, de certaines options de valeurs. En un mot, il suppose la valorisation des comportements et des motivations. (4) Le problème du choix d’un modèle de développement – qui est posé sur le plan économique – est en son fond un problème culturel. Même le problème de l’endettement a une dimension culturelle : pourquoi s’endette-t-on ? Pour quel modèle de société et de consommation ? Pour quels peuples à promouvoir ?... Graves interrogations qui éloignent du champ économique conventionnel, mais qui sont au cœur de la problématique du sous-développement.
On s'aperçoit que les choix économiques sont commandés par des valeurs qui ne sont pas seulement économiques. Ainsi l’attachement d’une nation aux symboles peut engendrer l’intervention de l’Etat. La fierté nationale par exemple peut être à l’origine d’une subvention à un domaine d’activité, lorsque celui-ci est l’objet de fierté ; un tel sentiment peut susciter l’instauration de barrières douanières s’il consiste à ne pas importer (5). Il convient de ne pas oublier par ailleurs que les révolutions naissent non seulement de conditions «objectives», c'est-à-dire de rapports de force économiques, mais de conditions «subjectives», c'est-à-dire de la conscience des hommes, de leur culture ou de leur foi. Ainsi la révolution iranienne a été dirigée contre un modèle de croissance, au nom d’une vision religieuse du monde.
Il est indéniable en revanche que l’instance économique peut influer sur la diffusion de modèles culturels et de là sur les attitudes morales et les aspirations collectives. L’économique, avec sa propension à l’intégration à l’échelle mondiale, à l’uniformisation des produits et des significations, n’est pas en effet étrangère au phénomène de l’imprégnation culturelle.

En définitive, s’il y a lieu de montrer l’impact du culturel dans divers secteurs de la vie humaine, on se doit de dénier toute validité aux raisonnements organisés en termes de causalité simple. Les situations concrètes ne dépendent exclusivement ni des données structurelles (ressources naturelles, technologie…), ni du contexte culturel (valeurs, attitudes morales, aspirations…). C’est le fruit d’une action conjuguée, d’une pluralité de facteurs représentant diverses faces de la réalité et de leur impact réciproque.
Le primat de la base économique doit donc être nuancé. L’observateur de la vie économique est amené à saisir les faits sous l’angle d’une causalité complexe et multiple. Il peut prétendre à une certaine rectitude intellectuelle s’il se fonde sur le principe de corrélation entre les facteurs impliqués. Loin d’être un mouvement purement technique, le changement social est et sera toujours l’aboutissement d’une interaction de facteurs structurels et culturels.


Thami BOUHMOUCH
Octobre 2017
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(1) J.- Y. Carfantan & C. Condamines, Qui a peur du Tiers-Monde ? Rapports Nord-Sud : les faits, Seuil 1980, p. 160.
(2) M. Bialès & R. Goffin, Economie générale, tome 2, éd. Foucher 1987, p. 57.
(3) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Les Nouvelles éditions Africaines 1975, p. 120.
(4) Cf. article précédent : Préserver et consolider les liens de subordination culturelle : quel est l’enjeu ? https://bouhmouch.blogspot.com/2017/06/preserver-et-consolider-les-liens-de.html
(5) Cf. sur ce point Charles Kindleberger, P. Lindert, Economie internationale, éd. Economica 1981, pp. 176-177.

25 mai 2017

SYSTÈME ÉDUCATIF EXTRAVERTI ET SOCIALISATION A LA DÉPENDANCE


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Le présent papier – à la suite des quatre précédents – cherche à mettre en évidence les implications concrètes dans l’ordre socioéconomique des divers aspects de l’extraversion des systèmes éducatifs. Le phénomène de domination néocoloniale se nourrit de l’état de sujétion du système éducatif national et de la formation des élites dans l’ex-métropole, comme de l’autodépréciation du patrimoine culturel endogène. Tout concourt à faire accepter le discours hégémonique de la puissance mère.

Un système d’enseignement qui dispense un savoir éloigné de la réalité vécue tend à consolider la subordination. (1) L’apprenant est constamment tiraillé entre ses ancrages culturels et un champ de références auquel il ne parvient pas à s’identifier ou cherche à s’identifier de manière factice et affecté. Dans l’espace sous-développé en effet, l’école instaure une sorte de dichotomie entre le langage du savoir dispensé et le langage de la vie quotidienne. Or l’éducation ne peut assumer un rôle moteur dans l’économie que si son contenu, largement entendu, est conçu à cet effet. Elle doit résulter d’une évolution endogène, non emboîter le pas machinalement à des modèles importés. Il faut non seulement acquérir des connaissances mais également apprendre à s’insérer dans un microsystème social et culturel spécifique.
A la réflexion, le problème n’est pas tant le manque d’écoles que leur fonctionnement mystificateur. L’utilisation intensive et systématique d’une langue autre que la langue maternelle constitue un handicap qui pèse en particulier sur les catégories défavorisées (un péril mis en avant par l’UNESCO il y a déjà trente ans). Les méfaits du mimétisme débridé et des modèles d’éducation importés sont alors considérables, car l’écolier est coupé de son milieu socioculturel et de son langage affectif.
Les élites se sentent intellectuellement en dehors du groupe social qu’elles sont censées servir et promouvoir. (2) Le plagiat contribue à les détourner des véritables priorités nationales et approfondit la tutelle occidentale. Ce problème est perçu depuis longtemps : «Ainsi, des hommes qui n’ont pas résolu l’ensemble de leurs propres contradictions internes ont pour mission de transformer les attitudes de leurs compatriotes, de libérer les énergies et de provoquer le "décollage économique". On conçoit qu’ils éprouvent quelques difficultés à y parvenir»… (3)
Un enseignement mécaniquement transplanté conduit fatalement à l’impasse du divorce avec les attaches culturelles. La reproduction de manuels étrangers, non seulement elle heurte le bon sens mais immanquablement elle dévie des exigences de la réalité vécue. En cherchant à assimiler les principes et significations transmis, les ex-colonisés entendent prouver – par l’absurde – qu’ils peuvent traiter d’égal à égal avec les nations dominantes. On sait que leurs vœux ne sont pas exaucés, tant ces nations voient les choses différemment…

Etudier le phénomène général de la déviance/extraversion revient là encore à s’interroger sur les rapports entre le culturel et l’économique. Il apparaît que la coupure particulièrement prononcée entre la masse et la minorité imitant l’Occident se projette dans la vie sociale et économique. La structure dualiste, qu’analyse volontiers l’économiste, n’est-elle pas liée dialectiquement à ce clivage ? L’une et l’autre ne fonctionnent-ils pas de concert ? Entre l’intelligentsia déracinée et la multitude, qui ont chacune leurs règles de fonctionnement propres, les contacts sont à coup sûr limités. Le bilinguisme – tel qu’il est adopté dans bien des cas – introduit et entretient un séparatisme néfaste dans le tissu social. Si l’on conçoit que toute dynamique de progrès dépend de façon décisive des hommes et de leurs dispositions d’esprit, alors on doit concevoir à quel point une telle dichotomie et pernicieuse.
Les anciennes métropoles, en formant les cadres des pays décolonisés, maintiennent largement leur influence et consacrent du même coup leurs intérêts politiques et économiques. En Afrique, l’accession de dirigeants francophones et francophiles aux postes de responsabilité a permis de mettre en œuvre  une «coopération» particulièrement prometteuse – ce qui constitue à coup sûr un atout maitre pour la France.
C’est souligner combien il est impératif d’agir globalement sur tous les freins qui s’opposent à une véritable émancipation, dont l’un des plus sérieux tient au caractère peu représentatif des dirigeants. Il n’y a pas lieu de parler d’entité nationale, ni d’économie nationale lorsque le groupe social n’est pas articulé, autocentré. De même, «un développement économique d’ensemble n’est pas possible dans un espace où deux groupes ont des caractères, des comportements et des objectifs profondément différents, sinon contradictoires». (4)
Ainsi se dégage un enseignement majeur : le système éducatif, tel qu’il est conçu dans les nations subordonnées, maintient celles-ci dans l’orbite de l’exploitation et de la dépendance. Certains contenus et supports pédagogiques font partie bel et bien d’un immense mécanisme ethnocidaire. L’idée est de faire admettre la toute puissance de l’Europe et le bien-fondé de son action, de perpétuer les modes de pensée inégalitaires. L’efficacité du discours de persuasion tient au fait qu’il est véhiculé sous couvert «scientifique», donc prétendument objectif. L’économiste, qui entend cerner l’action de domination, ne doit pas exclure ces éléments de l’analyse.

Les normes et idéaux que les manuels mettent en jeu, le mimétisme appauvrissant et sans nuances qu’ils véhiculent sont inculqués aux enfants dès leur jeune âge. Dès l’école en effet, la structure inégalitaire est instituée et intériorisée dans les esprits. Introduire dans les écoles marocaines des contes et des comptines destinés aux enfants français ne constitue-t-il pas une grave erreur d’éducation ? On sait que la petite enfance est la période la plus intense de socialisation ; c’est celle où l’individu est le plus «plastique», le plus perméable au conditionnement socioculturel. On sait également que les perceptions mentales de l’enfance réapparaissent à l’âge adulte dans le comportement quotidien, à tous les niveaux.
Peu à peu, on voit se former et se cristalliser chez le futur citoyen un sentiment à la fois de reconnaissance et d’auto-réduction. (5) De façon explicite ou implicite, il apprend qu’aux yeux du monde riche toute société ex-colonisée est affligée de déficiences immanentes et qu’en conséquence elle ne peut que s’adonner aux activités les moins sophistiquées. Il apprend qu’une infranchissable distance le sépare de l’ex-colonisateur, que celui-ci a le pouvoir de le diriger et de l’assujettir. Voilà pourquoi les leaders des nouveaux Etats trouvent «normal» de faire appel, encore et toujours, aux experts et techniciens de l’ex-métropole, de se tenir à l’écart de nombre de productions élaborées. Peut-être pourrait-on, sous cet angle inhabituel, aborder le phénomène – foncièrement assumé –  de la division internationale du travail. A mon sens, le partage des rôles à l’échelle mondiale a nécessairement des soubassements psycho-intellectuels qui le favorisent, le justifient et le perpétuent.
L’impact sur l’ordre établi de systèmes éducatifs dénaturés et aliénants apparaît donc clairement dans les relations entre pays. En empruntant à la puissance mère ses représentations et ses prototypes, les ex-colonisés lui empruntent également sa vision des choses, c'est-à-dire une vision inégalitaire, consacrant le mécanisme d’exploitation internationale.


Thami BOUHMOUCH
Mai 2017
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(1) Cf. à cet égard : Système éducatif et conceptions importées en situation néocoloniale https://bouhmouch.blogspot.com/2017/04/systeme-educatif-et-conceptions.html
(2) Voir sur ce point : Formation des élites de l’après-colonisation : dissonance et sujétion https://bouhmouch.blogspot.com/2017/03/formation-des-elites-de-lapres.html
(3) P. Moati et P. Rainaut, La réforme agricole, clé pour le développement du Maghreb, Dunod 1970, p.123.
(4) Maurice-Pierre Roy, Les régimes politiques du Tiers-monde, LGDJ 1977, p. 146.
(5) Cf. à ce propos : Inclination autoréductrice en situation néocoloniale https://bouhmouch.blogspot.com/2017/05/inclination-autoreductrice-en-situation.html

8 mai 2017

LE PATRIMOINE CULTUREL COMME MOYEN D’ENRACINEMENT ET D’EMULATION COLLECTIVE


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Le papier précédent a cherché à montrer que le changement économique est le fait de sujets pleinement conscients de leur individualité historique et ayant la ferme volonté de prendre part à la civilisation industrielle. L’individu subjugué, marqué par une inclination autoréductrice, tend à renoncer à son histoire et à ses ressorts culturels propres. Or le sentiment d’émulation collective exige qu’il soit désaliéné et acquière la confiance en lui.
C’est là qu’apparaît la nécessité, pour les grandes cultures aujourd’hui dominées, de prendre conscience de leurs réalisations et hauts faits du passé, de leurs contributions dans le savoir universel. Selon le mot de Ki-Zerbo, «vivre sans histoire, c’est être une épave ou porter les racines d’autrui. […]. C’est, dans la marée de l’évolution humaine, accepter le rôle anonyme de plancton et de protozoaire». (1)
Le salut des pays musulmans ne pourrait naitre des perspectives aliénantes de l’acculturation. Il procédera uniquement d’un retour réfléchi et agissant aux sources historiques de la civilisation musulmane. Car, si la valorisation du passé parait légitime et rationnelle, elle est destinée sur le plan psychologique à compenser le sentiment général d’infériorité à l’égard de l’Occident. Appelés à relever des défis de taille, les peuples subordonnés sont tenus vaille que vaille de se libérer des blocages moraux, de compter sur eux-mêmes, de croire en eux-mêmes. Si telle nation ou ensemble de nations doit tenir sa vraie place dans le monde, il lui faut d’abord tenir sa vraie place dans la conscience de ses propres sujets. Nul processus de changement ne peut avoir lieu avant le développement du sentiment d’identité et d’unité.
Ainsi se dégage un impératif majeur : il faut être en mesure de «bien définir le profil de l’homme de demain que l’on souhaite former et le type de société que l’on se propose de créer afin d’en induire le système éducatif approprié». (2) Le rôle de l’éducation est décisif : on devient allemand, bolivien ou chinois grâce à une éducation et au partage d’une tradition commune. C’est pour garantir sa pérennité qu’une communauté humaine transmet ses traits sociaux et culturels à ses membres. Comme le souligne Durkheim, «il faut que l’éducation assure entre les citoyens une suffisante communauté d’idées et de sentiments sans laquelle toute société est impossible». (3)

Il convient d’insister : un peuple qui aspire à se constituer en nation s’attache d’abord à reprendre possession de son histoire, à faire état des exploits et réalisations des hommes qui en font partie. Valoriser le patrimoine culturel doit être perçu comme un moyen d’enracinement et de cohésion. Cela ne doit aucunement être confondu avec une quelconque forme de passéisme, une évasion dans le mythe. De toute évidence, on ne bâtit pas une nation sur la seule nostalgie des souvenirs d’hommes aussi illustres soient-ils.
La mémoire, ce n’est guère la porte ouverte aux scléroses et au narcissisme oiseux. Cela doit permettre de prendre conscience du retard et d’essayer de le rattraper. L’héritage du passé peut nous aider à éclairer notre présent, à mieux le comprendre ; il peut donner à nos actions l’indispensable arrière-plan historique et culturel. Enseigner Ibn Khaldoun, Ibn Batouta, Al-Batrouji (Alpetragius), Fatima Al-Fihri dans les écoles marocaines, c’est marquer que la pensée scientifique – un des paramètres des temps présents – fait partie du patrimoine culturel endogène. S’il faut naturellement acquérir les nouveaux savoirs, il est hautement important que le fond culturel soit revalorisé et ravivé. On gagne à le dynamiser et l’utiliser comme un levain, un levier, à inciter à la créativité, à décomplexer l’être social.
Faire cas du patrimoine culturel en effet n’aura un sens que si cela incite à l’imagination et à l’innovation, que si ce patrimoine est intégré dans un processus de progrès humain et technologique. Si la culture est mémoire et transmission d’un héritage, elle est aussi création. Il s’agit de faire évoluer l’héritage historique, de s’en inspirer à la lumière des exigences du présent, de le porter en somme du registre des sentiments au registre du réel.
De fait, la réflexion de Fanon ne me semble pas pertinente : «La découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVème siècle ne me décerne pas un brevet d’humanité. Qu’on le veuille ou non, le passé ne peut en aucune façon me guider dans l’actualité». (4) Le passé, si l’on ne se contente pas de la chanter, peut au contraire montrer la voie à une société qualitativement différente. Il peut être fécond d’y puiser l’inspiration du présent et du futur.
L’éducation doit retrouver sa double vocation qui consiste à favoriser l’enracinement dans le milieu d’appartenance, en accordant une place privilégiée aux valeurs endogènes mobilisatrices, tout en s’ouvrant sur un monde en constante évolution. L’aptitude des acteurs sociaux à se projeter dans l’avenir est à la fois une manifestation et une condition de progrès. L’humanisme à construire est respectueux des racines, mais non contemplatif ; il est ouvert sur l’avenir mais en même temps attaché à la singularité.


Les sociétés du Sud se doivent de prendre conscience de leurs ancrages culturels, de reprendre possession de leur histoire et leur être propre pour pouvoir ensuite prendre possession de leur avenir. Morishima est de cet avis : «Nul pays ne peut progresser s’il méprise son propre passé, lequel détermine le cours ultérieur de son développement». (5) Autant dire que la reconquête de l’indépendance est conditionnée par celle du passé.
La démarche prospective appliquée à la problématique du sous-développement ne saurait donc évacuer la dimension historique. Chaque société, à partir de sa dynamique antérieure, se singularise par des mécanismes de changement propres à elle. En ce sens, l’avenir se doit d’être exploré sur une base rétrospective solide. Il s’agit en somme d’opter pour une vision rétro-prospective, une vision à la fois historique et prospective.
En somme, c’est aux responsables de l’éducation et de l’enseignement qu’incombe la charge de transmettre aux générations montantes le patrimoine intellectuel de la nation, de mettre en exergue sa portée dans le développement de la connaissance universelle. Car l’essentiel n’est pas d’inculquer des connaissances, «il faut former des esprits qui […] réalisent l’harmonie entre ce qui est enraciné au plus profond d’eux-mêmes, qui est l’héritage du passé, et ce monde de machines qu’ils doivent dominer pour ne pas se laisser écraser par lui». (6)


Thami BOUHMOUCH
Mai 2017
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(1) Reproduit in Le Rapport mondial sur l’éducation, UNESCO 1991, p. 69.
(2) Samba Yacine Cissé, L’éducation en Afrique à la lumière de la conférence de Harare (1982) Etudes et documents d’éducation n°50, UNESCO 1985, p. 9. Je souligne.
(3) Emile Durkheim, Education et sociologie, PUF 1980, p. 59. Je souligne.
(4) Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Seuil 1975, p. 182.
(5) Mishio Morishima, Capitalisme et confucianisme. Technologie occidentale et éthique japonaise, Flammarion 1987, p. 284. Je souligne.
(6) Ahmed Taleb-Ibrahimi, in Anouar Abel-Malek, La pensée politique arabe contemporaine, Seuil 1975, p. 197. Je souligne.

13 mars 2017

PRODUITS CULTURELS : LES INCIDENCES DE LA REGLE DU LIBRE FLUX


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale 


Jamais ou presque l’économique n’a porté sur l’impact de l’instance culturelle sur le mécanisme d’exploitation internationale. Il n’est pas douteux que notre préjugé quantitatif, qui nous conduit à magnifier les grandeurs mesurables, nous fasse perdre de vue des aspects déterminants de l’objet étudié. (1)

A la faveur des moyens audiovisuels, du cinéma, des messages publicitaires et autres publications, un ensemble de significations pénètre l’esprit de l’individu et finit par façonner le substrat socioculturel du milieu auquel il appartient. (2) Depuis les années 1970, l’Occident n’a cessé de prôner la règle du libre flux d’information – venant compléter celle de la libre circulation des marchandises et des capitaux. Cette règle conduit en fait à un flux unilatéral, un écoulement à sens unique : les pays riches élaborent les données, les modèles, les modes, les jeux d’enfants, les programmes télévisés… puis les transmettent aux pays pauvres ; il n’y a pratiquement pas de «réponse».
Mais une prise de conscience du déséquilibre des courants d’information a commencé à se faire jour. (3) La liberté des uns, se demande-t-on avec raison, ne finit-elle pas là où commence celle des autres ? La règle du libre flux ne fait-elle pas penser à l’adage du «renard libre dans le poulailler libre» ? Le renard libre au milieu de poules libres, en effet, ce n’est pas la liberté des poules mais bien celle du renard. La liberté n’a pas de sens lorsque le plus fort impose sa liberté au plus faible. « Car si tous sont égaux devant la doctrine, l’existence des grands déséquilibres fondamentaux et la réalité des rapports de force entre les nations font que les uns sont plus libres que les autres». (4)
La conception d’un ordre économique mondial passe par la compréhension et une adhésion profonde à ses implications. Or, comment prendre une mesure juste des choses alors que les flux de produits culturels sont contrôlés par des instances qui, par ce biais, tendent à renforcer les relations de dépendance ? Tous les vecteurs d’influence visent (implicitement) à convaincre les peuples extra-occidentaux de leur infortune et leur indigence sui generis. Si ces peuples, selon le mot de Carfantan & Condamines, «veulent se faire entendre, il faut qu’ils […] exécutent la chanson dominante, c’est-à-dire la notre. S’ils veulent parler, ils doivent le faire dans notre langue et avec notre bouche ; s’ils veulent s’entendre, ils doivent le faire avec nos oreilles…». (5)
La sensibilité de l’homme dominé ne cesse de s’ouvrir aux modèles et système de référence des nations parvenues. Une guerre psychologique méthodique est déclarée aux valeurs et spécificités du groupe subjugué, une guerre conduisant à présenter les idéaux occidentaux comme étant la seule manière de se réaliser digne de considération. Faut-il que les nations du Sud se cramponnent à l’idée que leur salut passe par une dépendance perpétuelle à l’égard des instances extérieures ? Ces nations «sont précisément celles qui n’ont pas su trouver en elles-mêmes les ressources sociales nécessaires pour réagir avec dynamisme et de façon constructive au défi que leur a imposé l’Occident». (6) Le conditionnement culturel, en engendrant à la longue une atténuation de l’esprit combatif et créateur, affermit les liens de subordination.
Une nation qui assiste à son ethnocide, qui se laisse enfermer dans des catégories imposées de l’extérieur est une nation dominée culturellement – et partant politiquement, socialement, économiquement. L’homme social, l’homme politique, le sujet économique agissent tels qu’ils sont conditionnés par l’ordre culturel… Mais ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille organiser le raisonnement en termes de causalité simple. Car la tutelle culturelle émane des conditions économiques et politiques et agit sur leur évolution. Il y a action et réaction de toutes les instances du comportement humain.

Les produits culturels qui se propagent procèdent ainsi largement d’une vaste entreprise de persuasion. C’est que l’ère actuelle est une ère d’asservissement collectif déguisé. Les droits de l’homme sont proclamés, mais des peuples sont mystifiés, des cultures sont abaissées, désarticulées. Il est clair que le principe de la libre circulation des produits culturels a été avili par les pays nantis, tant ils en ont usé à des fins de domination. Instrument privilégié de pénétration économique, les multinationales jouent un rôle majeur dans le processus de domestication des peuples. Aujourd’hui, elles remplissent en quelque sorte la fonction qui incombait jadis aux forces coloniales. Elles dominent les circuits de communication de masse, répandent dans le monde des modes d’organisation, de production et de consommation, en véhiculant ipso facto quantité de références culturelles.
L’approche conventionnelle de la domination est imbue de préjugés économicistes. Elle ne dit pas l’emprise quasi totalitaire qu’exercent les significations latentes de la marchandise à l’encontre de l’homme dominé. Le phénomène d’universalisation peut être regardé a priori comme la manifestation d’un avancement inexorable vers plus de bien-être, mais à son point ultime, c’est un mouvement subtil de neutralisation du potentiel créateur des cultures.
L’ouverture dissymétrique des pays s’accompagne d’un processus de transformation des habitudes de consommation, introduisant une sorte «d’expatriation» psychoculturelle. Le dirigisme culturel à l’échelle mondiale tend à cantonner l’homme soumis dans la fonction de client. Aujourd’hui, les nations transculturées voient la technique, l’organisation du travail, les biens de consommation et donc finalement le type de société dépendre d’un système de production situé au-dehors.
La division internationale du travail masque un jeu de domination culturelle, c'est-à-dire un clivage consenti entre les pays qui «savent» et les pays qui «ne savent pas». Au surplus, les actions d’information-propagande et l’effet de démonstration font naître des désirs d’une manière artificielle et inconséquente. L’impérialisme culturel investit les peuples à leur insu ; il leur transmet des désirs qu’ils sont souvent incapables de satisfaire par leur propre travail.
C’est dire que l’effet de démonstration – procédant de l’adoption de formes culturelles extrinsèques – ruine l’équilibre entre besoins et ressources. Il se traduit par une discordance entre les produits convoités et les structures des besoins solvables des pays mystifiés. L’optimum dans le développement consiste à déterminer des priorités dans les besoins. Le bien-être ne consiste pas à importer à tous crins les colifichets, à exhiber ses tours démesurées… L’effort de production doit satisfaire les besoins élémentaires de la masse, mettre les produits à la portée des revenus moyens, «les autres articles doivent faire eux-mêmes la preuve de leur utilité». (7)
Le discours économique à mon sens est voué à rendre compte des spécificités sur lesquelles se fondent les quêtes d’identité. Certes, la diffusion à l’échelle mondiale d’images et de significations n’a pas à être interprétée invariablement en termes d’impérialisme culturel. Que certaines formes de logique transmises de l’extérieur puissent être porteuses d’avenir, qui peut le nier ? Le fait demeure que le principe du libre flux comme la notion d’interdépendance tendent à masquer la structure inégalitaire, à taire l’existence de rapports de force dans l’aménagement du monde.


Les rythmes actuels du progrès technique sont tels qu’il n’est guère facile de se faire une idée du système mondial de communication dans les prochaines décennies. Pour autant, il est impératif de s’interroger sur les finalités d’une telle évolution, sur le poids croissant des flux de biens culturels dans l’avenir des relations internationales. Vu l’utilisation accrue des ordinateurs et smartphones, de la télématique et des satellites de communication, le problème du dirigisme culturel se posera avec plus d’acuité. M. Elmandjra écrit : «la notion de souveraineté intervient au niveau de la maitrise sociale et de l’intégration culturelle d’un progrès qui doit être assumé et entretenu, non pas unilatéralement subi sous la pression et le martellement d’autres souverainetés» (8) Il est impératif de créer chez les agents impliqués une attitude active et critique face aux codes transmis, de pouvoir refaçonner ceux-ci à son propre usage. En somme, il faut être en mesure de «s’impliquer dans les processus actifs par lesquels les cultures se font, se défont, se redéfinissent et s’enrichissent». (9) C’est là le véritable défi.

Thami BOUHMOUCH
Mars 2017
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(1) Cf. papier précédent : Economie et culture : le rapport dialectique https://bouhmouch.blogspot.com/2016/06/economie-et-culture-le-rapport.html  
(2) Cf. papier précédent : Les vecteurs clés du dirigisme culturel https://bouhmouch.blogspot.com/2017/01/les-vecteurs-cles-du-dirigisme-culturel.html
(3) Au sein de l’UNESCO, dans les années 80, une lutte active était menée contre l’hégémonie culturelle et pour la création d’un «nouvel ordre informationnel». D’où le chantage exercé par les Etats-Unis, puis la décision de rompre avec cette organisation.
(4) Armand & Michèle Mattelart, Penser les médias, La découverte 1986, p. 214. Je souligne.
(5) J. Y. Carfantan & C. Condamines, Qui a peur du Tiers-Monde ? Rapports Nord-Sud : les faits, Seuil 1980, p. 157.
(6) Carlos Rangel, L’Occident et le Tiers-monde, éd. Robert Laffont 1982, p. 70. Je souligne.
(7) J. K. Galbraith, Les conditions actuelles du développement économique, Denoël 1962, p. 61.
(8) Mahdi Elmandjra, Nord/Sud, prélude à l’ère poscoloniale, éd. Toubkal 1992, p. 56. Je souligne.
(9) Yudhishthir Raj Isar, Les enjeux d’une décennie de développement culturel à l’échelle planétaire, Après-demain n°322, mars 1990, p. 31. Je souligne.

28 février 2017

TRANSMISSION NORD-SUD DE MODELES DE CONSOMMATION


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale 


La diffusion de messages idéologiques et de biens culturels à l’échelle mondiale va de pair avec la transmission d’attitudes, de réflexes, d’habitudes de consommation qui s’inscrivent dans la psyché des individus et guident leur conduite. Une sorte de culture marchande met les sociétés du Sud au service des intérêts des firmes transnationales…

Les nations privilégiées, on le sait, laissent paraître une propension de plus en plus affirmée à créer des désirs solvables, dont la nécessité et l’intérêt sont douteux. La tendance semble être la primauté de «l’avoir», l’acquisition de choses, le culte de la consommation pour elle-même… Les moyens de production et de commercialisation sont orientés pour susciter des achats multiformes, submerger l’individu de biens et services – parfois sans référence à des besoins réellement exprimés. Dans un tel contexte, le système productif «détruit l’équilibre entre l’homme et la nature, la consommation et la conservation, les aspirations individuelles et les besoins sociaux». (1) D’aucuns, par cela même, affirment qu’il est «moralement destructeur».
Cependant, critiquer la société dite de consommation n’est pas le propos ici. L’essentiel est d’approcher de la nature profonde des pays propagateurs, de tenter de saisir la portée des modèles et codes transmis. Alors que dans l’ordre social précolonial chaque ensemble culturel pouvait se reconnaître à son propre style de consommation, l’extension de l’Occident tend à répandre une manière de vivre pour ainsi dire unique et immanquablement définie par l’instance dominante. «Dans les cinq continents, […] on boit du coca-cola, on consomme des conserves de même marque et des programmes de télé vantant les mêmes gadgets, on vit dans les alvéoles du même béton monotone». (2)
Partout, les grandes firmes poussent à l’instauration d’un espace culturel de type occidental. Un modèle de consommation prend forme et se répand, un modèle qui met en jeu l’outil marketing et les procédés publicitaires, qui implique l’acquisition convoitée de micro-ordinateurs, smartphones, tablettes, consoles et autres hoverbords. C’est ainsi que des sphères médiatico-culturelles sont mises en place et consolidées au service de l’économie marchande. (3)

Il faut dire que, depuis la fin des années 1960, la concurrence prend des proportions considérables et la quête du consommateur devient fiévreuse. La technologie se met dès lors à produire des consommateurs. L’idée est d’intensifier les efforts de vente afin d’élever (ou de maintenir) le rythme de la consommation. Les campagnes publicitaires et les messages sont de plus en plus percutants, de plus en plus tenaces. La diffusion massive de récepteurs de télévision, d’ordinateurs personnels, de téléphones portables crée de nouveaux espaces de consommation. Des effets spéciaux variés interceptent l’attention, canalisent les désirs, captivent les masses perméables. Un amas d’annonces commerciales projette une culture dans laquelle tout est à vendre.
Toute la technologie de persuasion est mobilisée sur un marché mondial que se partagent quelques firmes dans des secteurs divers : téléphonie, multimédia, produits d’usage domestique, boissons gazeuses, automobile… L’industrie culturelle américaine, étroitement liée aux intérêts des marchands, apparaît comme une activité particulièrement dynamique. Mais derrière les succès commerciaux et les profits à court terme, un bouleversement à la fois écologique et socioculturel se dessine à l’horizon. Une surconsommation destructrice se propage. Les conséquences sont manifestes : gâchis de ressources, augmentation intense de ventes de voitures et de carburant, déchets industriels nocifs, détérioration de la couche d’ozone…
Le dirigisme culturel et la perte de l’identité, notons-le, aboutissent à un déracinement global ; ils exposent l’individu aux pressions du totalitarisme économique et à des habitudes de consommation ravageuses. Dans le sens Nord-Sud, les influences économico-culturelles s’étendent jusque dans les moindres détails de la vie quotidienne. L’homme subjugué est convaincu que tout produit venant des pays du Nord est immanquablement bon, beau et fiable. Cette conviction, même si elle n’est pas exprimée formellement, est intériorisée et commande ses attitudes et ses choix. Au Maroc, par exemple, l’appellation «Paris» ou tout autre nom italien portés sur les articles de confection donnent confiance et assurent les ventes…
Il n’y a pas lieu de nier l’avance technique considérable des nations industrielles et par là-même la supériorité de leurs produits, ni de prôner une action d’isolement commercial. Le fait majeur est ceci : les produits que les nations du Sud entendent importer ou même fabriquer par imitation, relèvent d’un savoir technologique resté principalement localisé dans les anciennes métropoles.

La menace contre l’indépendance des nations se précise non seulement par les mécanismes d’exploitation internationale (échange inégal, investissements externes, endettement, etc.), mais aussi par le processus subtil de persuasion idéologique. L’espace sous-développé est soumis à un ensemble d’actions de modelage et de manipulation. Les divers vecteurs d’influence culturelle (4) créent dans la masse une sorte d’obsession de l’occidentalisme et favorisent au bout du compte l’importation des «tout faits culturels» (F. Perroux). Les populations du Sud sont inexorablement gagnées par des désirs exogènes, souvent inadéquats…
Prendre pour référentiel des nations nanties ayant abandonné «les valeurs austères qui avaient présidé à leur propre développement, empêche les pays neufs de forger à leur tour une mystique de développement […] mettant l’accent sur la production au détriment de la consommation». (5) Ces pays sont ainsi entrainés à réaliser des désirs immédiats que l’Europe avait dû pendant longtemps différer. A l’encontre du bon sens, ils acquièrent «de nouvelles habitudes de consommation bien avant d’avoir développé en proportion leurs ressources productives». (6) En d’autres termes, ils sont engagés à dédaigner leur propre système de référence culturel bien avant d’avoir la possibilité et les moyens intrinsèques de l’améliorer ou de le remplacer.
De cela il résulte que «plus l’expectative devient urgente, moins on est enclin à prendre les détours nécessaires pour fonder l’innovation scientifique dans les profonds enracinements conceptuels qui l’avaient fécondée en Occident». (7) L’effet de démonstration au surplus conduit à un accroissement de la demande de produits importés. L’illogisme d’une telle situation saute aux yeux : les devises disponibles en quantité limitée sont consacrées à l’importation de biens qui en règle générale ne sont pas primordiaux. Le Japonais d’hier n’était pas sans cesse sollicité par des modèles de consommation exogènes, incité par les médias à satisfaire des désirs factices.
Après tout, dira-t-on, «aucun pays n’est contraint d’acheter et de boire du coca-cola ou d’en montrer les images» (8), mais l’objection est un peu facile, car la pression de la prépondérance culturelle s’exerce dans un contexte international profondément inégalitaire… Dans un sens, il est pour ainsi dire naturel que l’Occident veuille propager ses stéréotypes et ses produits ; mais s’il avait en face des interlocuteurs clairvoyants, il est certain qu’il tiendrait compte de leur «droit de regard». Nous avons en mémoire les ravages qu’a provoqués naguère l’introduction du lait artificiel en Afrique…

Thami BOUHMOUCH
Février 2017
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(1) Georges Gilder, Richesse et pauvreté, éd. Albin Michel 1981, p. 21. L’auteur évoque ici une critique courante de la vie américaine.
(2) Jean Chesneaux, Du passé faisons table rase ?, Maspero 1976, p. 105.
(3) Cf. Herbert Schiller, La culture au service des marchands, Le Monde diplomatique, oct. 1992.
(4) Cf. article précédent : Les vecteurs clés du dirigisme culturel https://bouhmouch.blogspot.com/2017/01/les-vecteurs-cles-du-dirigisme-culturel.html   
(5) Albert Meister, in Les cahiers français, Le Tiers-monde face à lui-même, novembre 1974, p. 7.
(6) Tibor Mende, cité par Paul Bairoch, Le Tiers-monde dans l’impasse, Gallimard 1971, p. 303.
(7) Charles Morazé et Derek de Solla Price, Les obstacles à l’égalité scientifique, in Ch. Morazé (ouvrage collectif) La science et les facteurs de l’inégalité, Unesco 1979, p. 253. Je souligne.
(8) William Loehr, John P. Powelson, Les pièges du nouvel ordre économique international, Economia 1984, p. 193.