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17 septembre 2018

LE MIMÉTISME A L’ECHELLE DES NATIONS : UN SOPHISME INCONSIDÉRÉ



Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions   


"Les pays du Tiers-monde doivent cesser de se comporter comme le corbeau de la fable qui, voulant imiter la démarche de la colombe, finit par oublier sa propre façon de marcher".
Ehsan Naragui


Le phénomène du mimétisme indifférencié – outre les incohérences abordées dans les 4 articles précédents – peut conduire, par une conséquence obligée, à une impasse hasardeuse.

Marchant derrière les sociétés-modèles, les pays du Sud se laissent entraîner dans une politique délibérée de dénaturation de leur cadre de vie comme de leur singularité collective. Ici ou là, des banlieues maraîchères intensives disparaissent sous le béton dans un rayon comparable à celui qui est déjà stérilisé autour des grandes mégalopoles occidentales. La ville prend des terres à la campagne, la vide de sa substance. C’est l’espace où les désirs de biens matériels, stimulés sans être satisfaits, conduit aux multiples frustrations.
On sait qu’en Occident la population rurale est dans une relation inversement proportionnelle au développement de l’industrie. Plus celui-ci prenait de l’ampleur, plus il aspirait les habitants de la campagne et plus les villes prenaient de l’extension. Par contraste, bien des pays du Sud se sont engagés dans une pseudo-urbanisation, au préjudice des zones rurales et malgré la faiblesse des structures industrielles. Certes l’urbanisation est un phénomène historiquement universel, des villes se sont développées bien avant l’industrialisation (notamment dans le monde musulman autrefois)… le propos ici est seulement de marquer qu’aujourd’hui, dans ces pays, le rythme de croissance urbaine ne correspond pas au rythme de développement  économique.
De là, partout où cette excroissance incohérente sévit, des problèmes de toutes natures se multiplient : crise de logement, déploiement des bidonvilles, montée de la délinquance et de la mendicité, carence de produits alimentaires. Lebiez a écrit : «ruiner les cultures traditionnelles au nom de nos normes agronomiques, favoriser la concentration de la population dans de gigantesques villes qui, dénuées de l’équipement et de l’offre d’emplois nécessaires, sont des havres de misère, de violence et de pollution, cela nous semble une étape nécessaire quoique douloureuse». (1)
La «croissance urbaine», à cet égard, a une signification particulière : elle n’est en rien associée à un progrès économique ; c’est un simple transfert de la misère de la campagne à la ville. Dans nombre de villes au Maroc, les campagnards s’entassent dans une sorte de «camps de réfugiés». Dans certains quartiers, l’observateur assiste à une reconstitution de la vie rurale : linge étendu et grains de blé étalés au soleil devant les maisons, poules en liberté… Les nouveaux venus ne deviennent pas des citadins, ne sont pas intégrés économiquement et socialement à la ville. Le processus anormal d’urbanisation (ruralisation des villes, peut-on dire) donne naissance à des activités marginales peu productives. La grande ville transposée dans l’espace sous-développé est un mirage, car elle s’amplifie au détriment de l'environnement et de la vie équilibrée. A Singapour, l’époque n’est pas lointaine où le gouvernement a procédé à la destruction systématique des petits villages et des logements traditionnels. Comment saisir la nécessité d’évincer le clan familial chinois pour y substituer la famille nucléaire de type occidental ?

La civilisation industrielle que l’on cherche à prendre pour référence aboutit à des gaspillages avérés. Elle a fait de l’homme un agent d’épuisement des stocks d’énergie et de matière. Voilà que le monde pauvre est gagné par le même mal. Prendre mécaniquement pour modèle le système industriel occidental c’est reproduire les tares inhérentes à ses lois profondes. On produira alors des objets que l’on ne peut réparer, des objets moins résistants et moins durables ; on incitera au renouvellement des achats en apportant périodiquement aux produits des modifications dérisoires pour les démoder. Le travail humain sera lui-même gaspillé puisqu’il s’agira de l’appliquer à produire des biens dont la durée de vie sera limitée et dont le besoin sera artificiellement créé.
Nombre d’aspects de la modernité (aliénation, massification, insécurité) ont été dénoncés en Occident même. Au moment où les pays assujettis sont poussés vers les «paradis de la modernisation», l’Occident est voué d’une façon ou d’une autre à s’en éloigner. La ville de type «moderne» qui semble préfigurer l’avenir est une ville où l’air n’est souvent pas respirable, où l’emballage perdu grossit les montagnes d’ordures, où le paysage est masqué par la publicité… Indissociable du modèle de croissance occidental et du modèle culturel qui le sous-tend, la publicité accroît artificiellement les prix, trompe fréquemment le consommateur et l’aliène.
Il convient de se rappeler que c’est à travers la publicité que les firmes multinationales ont imposé abusivement leurs boites de lait en poudre en Afrique, en Amérique du sud et en Asie. Partout, on constate un déclin impressionnant de l’allaitement maternel au profit de biberons le plus souvent mal remplis. Une aspiration aveugle vers la «modernisation» pousse des femmes parfaitement capables d’allaiter à renoncer à donner le sein. C’est là un exemple de transmission pernicieuse de mode de consommation. Car, dans un environnement de pauvreté et d’analphabétisme, une mère ne saurait suivre minutieusement les règles d’hygiène et la posologie indiquées.
Qui plus est, l’alimentation au biberon est très chère. Comment s’étonner que des mères illettrées rognent sur les doses en poudre afin que la boite dure plus longtemps ? Pourtant, même dans les villages pauvres, les bébés allaités au sein sont le plus souvent en bonne santé, comme ils sont immunisés contre les infections. Les méthodes occidentales de pénétration commerciale se révèlent inappropriées dans les milieux déshérités ; elles tendent à ruiner les modes de vie qui reposaient justement sur l’allaitement au sein… Le déclin spectaculaire de celui-ci, il est vrai, ne résulte pas des seules pratiques publicitaires. Outre le processus anormal d’urbanisation et l’accès des femmes au travail salarié, il découle en profondeur de l’insistance avec laquelle le modèle occidental s’impose.
Sur un autre plan, nombreux sont les pays du Sud qui, cédant il n’y a pas longtemps à une mode, n’avaient pas hésité à s’engager à la légère dans le choix nucléaire. Certes, l’ivresse nucléaire est tombée désormais, mais il s’agit ici de montrer du doigt une certaine mythologie du progrès et des excès lourdement périlleux de l’effet de démonstration à l’échelle des nations. Même des zones aussi réduites que Singapour et Hong-Kong avaient envisagé dès les années 1980 de se doter de centrales. Plusieurs pays africains sont encore aujourd’hui engagés dans une course pour le nucléaire.  En 2025, au moins cinq d’entre eux disposeront de centrales nucléaires : Egypte, Algérie, Nigéria, Kenya, Afrique du Sud. Une option inquiétante pour un continent disposant de solutions pour se développer sans le recours à cette énergie.


Actuellement, le Maroc étudie la possibilité de recourir à cette technologie afin d’étoffer son mix énergétique, de réduire sa facture pétrolière et satisfaire une demande d'électricité en hausse. Il a à son actif le Centre national de l'énergie, des sciences et techniques nucléaires (CNESTEN), un Centre d’Etudes Nucléaires (CEN), un réacteur nucléaire de recherche ainsi que les laboratoires qui y associés. Il envisage de créer une Agence de sûreté nucléaire et dispense même des formations dans ce domaine (soutenues par l'AIEA) à ses voisins continentaux. Pour autant, dans une quinzaine d'années, le pays disposera-t-il des infrastructures assurant une production sûre et sécurisée de l'énergie nucléaire ?
Dans un pays où la consommation d’électricité est inférieure à la production annuelle d’une centrale classique de 900 mégawatts, il tombe sous le sens qu’un tel choix ne constitue pas la solution optimale. Surtout si l’on ajoute que l’énergie nucléaire est par essence concentrée alors que dans les pays pauvres les besoins en énergie sont multiples et dispersés.
Par-dessus tout, la filière nucléaire se heurte au problème crucial de la maîtrise technologique. Technologie hautement pointue, le nucléaire ne se transfère pas aussi aisément qu’une usine de montage. Il exige au préalable une assise industrielle et scientifique solide. Idéalement, il faut être en mesure de disposer de techniques nucléaires propres et de poursuivre des recherches dans ce domaine en bénéficiant d’une certaine marge de manœuvre (2). Tenter de se prémunir contre les pénuries d’énergie est a priori légitime, mais chercher – pour une question de prestige – à transplanter une technologie si peu éprouvée est un acte pour le moins irrationnel.
Le nucléaire implique l’existence d’une société parvenue à un certain degré de maturité, d’un ordre hiérarchique strict, d’une police hautement organisée, d’un système qui ne tolère aucune négligence. Une telle option exige la mise en place d’un macro-système tellement complexe et rigide qu’il est peu probable qu’il puisse être soumis partout à un contrôle constant.
Cette technique aux conséquences potentielles alarmantes n’est pas à proprement parler bien maîtrisée et l’expérience occidentale n’est ni concluante ni suffisante encore. Dans ce domaine aucune erreur d’appréciation n’est permise. Un accident est presque inévitable et les risques encourus par les populations sont considérables. Il faut disposer d’un système d’alarme couvrant tout le territoire national, d’un plan de sécurité et de protection aux proportions gigantesques… Il est manifeste que les pays considérés ici ne sont pas prêts à dominer une telle monstruosité technologique. Si pour les uns, il est possible et recommandé de commencer par construire un réacteur de recherche de taille appropriée (comme en Algérie et au Maroc), pour les autres il impératif de renoncer à un illusoire «symbole de développement».

Thami BOUHMOUCH
Septembre 2018                           
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(1) Marc Lebiez, L’Occident et les autres, Les Temps modernes, n° 538, mai 1991, p. 35.
(2) On sait que l’Occident s’emploie fermement à empêcher les pays du Sud – musulmans en particulier – d’accéder à cette technologie. Les rares savants et spécialistes sont d’ailleurs poussés à l’exil ou assassinés par les services secrets sionistes.