Powered By Blogger

17 avril 2017

SYSTEME EDUCATIF ET CONCEPTIONS IMPORTEES EN SITUATION NEOCOLONIALE


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Tout système d’enseignement répond de manière plus ou moins consciente à trois finalités. La finalité économique vise à préparer l’individu à prendre part à l’activité productive. La finalité sociale fait de l’éducation un instrument de socialisation et d’intégration à la collectivité. La finalité culturelle consiste à transmettre et consacrer les valeurs propres au milieu d’appartenance.
Il ne suffit pas de retenir la première finalité pour considérer l’éducation comme un facteur de changement économique. Les préoccupations sociale et culturelle, quoique de manière indirecte, concourent au même but – s’agissant de susciter des motivations et une éthique favorables à un tel changement.


Un système d’enseignement transplanté et inadéquat

L’économiste, qui a longtemps appréhendé le développement en termes d’investissements matériels, redécouvre et réintroduit l’éducation dans ses schémas d’analyse. «L’éducation devient partie intégrante de l’être humain qui, sous le concept abstrait de facteur travail, a été dès l’origine considéré comme l’un des facteurs de base de l’activité économique». (1) Les termes facteur humain ou investissement humain semblent en effet dissimuler un aspect essentiel : le contenu de l’éducation et son influence sur les types de conduite.
L’éducation, sous l’angle socioculturel, constitue un agent fondamental de changement. Par l’éducation, il est possible de combattre la résignation et l’accommodation à l’immobilisme, de susciter une volonté de lutte pour l’amélioration. C’est alors que l’apprentissage prend véritablement un sens. Il s’agit de générer des comportements qui facilitent l’assimilation des nouvelles cohérences. Car tout processus de développement dépend essentiellement des attitudes des sujets économiques. L’état d’éveil et d’exigence, l’esprit de calcul économique, le goût de la progression, la faculté créatrice : tels sont les aspects de la rationalité moderne que l’éducation doit transmettre et valoriser. Une société en évolution ne peut s’en tenir aux valeurs acquises ; il faut en conquérir d’autres, socialiser l’adulte de demain à une société qui sera différente de ce qu’elle est aujourd’hui.
Pour autant, un système d’enseignement est toujours enraciné dans un milieu socioculturel ; il reflète l’éthique et les idéaux caractéristiques de ce milieu. Or, les leaders des nouveaux Etats ont eu tendance à l’imaginer comme une réplique de la société occidentale. L’enseignement a été marqué par la persistance de programmes légués par l’ex-métropole ; il a gardé pour l’essentiel le même contenu. Les modifications apportées aux modèles transmis n’ont été souvent ni assez systématiques, ni assez profondes.

La transposition de schémas exogènes fausse en quelque sorte le rapport à l’espace, au temps, à la famille… Dès la petite enfance, l’homme subjugué baigne dans un univers qui lui est étranger. Il n’est que de penser à tous ces manuels utilisés volontiers en Afrique, où il est question de Blanche-neigede Mariage de Figaro, de fromage du terroir,  de géographie du Massif Armoricain, etc. On aboutit à un déracinement complet des jeunes, qui vivent sur deux registres dissemblables. L’effet de frein à l’égard d’un mouvement d’émancipation risque alors d’être grave, car l’éducation dans un tel contexte n’est en rien agent de mutation des mentalités.
Le danger d’aliénation est encore plus évident quand le support éducatif chante les louanges du passé colonial. Ainsi, dans des pays comme le Mali, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, les élèves ont longtemps continué à réciter que le Maréchal Gallieni «n’avait peur de rien ; les indigènes admiraient son courage et son habileté ; ils finirent par lui obéir et travailler au lieu de se battre». (2)
L’absurdité et les périls des décalques sont à souligner. Réformer l’enseignement ne consiste pas à supprimer des textes et en ajouter d’autres ; c’est concevoir cet enseignement en fonction de la problématique du pays concerné et en liaison avec l’expectative et les exigences de sa propre mutation économique et socialeDans pratiquement aucun pays décolonisé on n’a véritablement tenté d’élaborer une réforme éducative adaptée aux réalités et besoins endogènes. Par crainte du changement, par manque de volonté politique ou parce que l’imitation de prototypes externes a prévalu, le système éducatif est resté largement extraverti et tragiquement inefficace. 




Inanité des conceptions exogènes

D’aucuns n’hésitent pas à faire grief aux fondateurs européens de la science économique d’un certain péché d’occidentalisme. Pourtant, il est normal et en tout cas logique que des économistes se préoccupent en priorité de l’univers dans lequel ils baignent. Le reproche devrait plutôt être fait aux pays extra-occidentaux qui persistent à brandir, sans discernement, des grilles d’analyse qui ne leur ont pas été véritablement destinées. Certains paradigmes semblent être adoptés pour la seule raison qu’ils proviennent de la puissance mère.
Les chercheurs et décideurs du Sud, séduits par les schémas explicatifs conçus ailleurs, font abstraction de la signification à donner aux conceptions théoriques et à leur traduction dans la pratique matérielle. Ce n’est nullement faire preuve de rectitude scientifique que de faire sienne des spéculations de riches quand on vit dans un milieu de pauvres. Le fait que rapportait Austruy est significatif à cet égard : en Inde «au milieu des mendiants et dans l’univers alarmant de la prolifération indienne, les étudiants préféraient discuter avec sérénité de la bullion controversy que de se poser des problèmes moins iréniques au sujet de leur situation immédiate.» (3)
La tendance est d’enseigner des concepts situés à un niveau d’abstraction tout à fait inopérant, des modèles qui laissent de côté la problématique endogène. «Cet enseignement [de l’économie] est sans rapport avec les problèmes qui existent dans ces pays, ni avec leur solution. Il s’agit plutôt d’explications élégantes des théories sophistiquées et des systèmes en vogue dans les universités d’Europe ou d’Amérique». (4) Peut-on transposer dans un contexte apathique  les analyses de conjoncture et de croissance qui sont valables surtout dans des économies développées ? Des disciplines puisées dans les manuels importés, telles que la répartition et la comptabilité nationale, sont-elles véritablement crédibles alors que l’outil statistique est défaillant, la part de l’autoconsommation importante et d’innombrables revenus sont saisis de manière approximative ?
Déjà dans les sociétés opulentes où les instruments de mesure sont plus ou moins cohérents et en tout cas à ambition exhaustive, la connaissance théorique, selon S. Amin, ne semble pas bien adhérer à «l’art de gestion» de l’économie. «Mais dans les pays sous-développés, cet art ne peut être que visiblement impuissant et absurde, puisque le système des concepts sur lequel il se fonde ne correspond même pas aux mécanismes apparents. La crise de l’enseignement économique – ici nécessairement caricatural – ne peut en être que plus vivement ressentie». (5)
La manière dont le savoir historique est perçu et transmis appelle des observations similaires. Dans les ex-colonies françaises, tout bon diplômé connaît d’ordinaire Marignan, Jeanne d’Arc, la guerre de Cent Ans, la République de la Convention, etc. L’idée ici n’est pas de suggérer de cloîtrer la connaissance ; il s’agit plutôt de s’inscrire en faux contre une approche faisant de l’Europe le centre du monde et à y ramener tout le développement humain.

L’effet inertiel des habitudes conduit encore nombre d’universités extra-occidentales à diviser l’histoire selon des points de repère hérités du passé colonial. C’est ainsi que se gravent dans les esprits le déroulement et la systématisation d’évènements qui ont marqué l’Europe hégémonique et donc toute l’idéologie sous-jacente d’acceptation de la tutelle. Si l’héritage gréco-romain est mis en avant, l’Egypte pharaonique et les empires assyro-babyloniens sont presque laissés dans l’ombre. L’étude du Moyen âge – catégorie spécifiquement européenne – ne laisse que peu de place à la civilisation maya et aux dynasties arabes. Quant à «l’histoire moderne», confondue avec le début de l’expansionnisme européen, c’est sur le fait colonial qu’elle centre l’attention.
Attribuer à une telle segmentation de l’histoire un caractère d’universalité, c’est bien perpétuer l’ascendant de l’Europe. Il est inquiétant de voir l’homme arabe assimiler le «Moyen-âge» à une «période sombre», à une «longue attente», alors que «du VIIème au XIVème siècle, il n’y a pas eu un trou noir, mais l’épanouissement de l’une des plus brillantes civilisations de l’histoire : la civilisation arabo-islamique». (6) Non seulement la «Renaissance» met en avant une idéologie de justification du colonialisme, mais elle donne matière à un mépris particulier pour l’Orient. N’était-elle pas devancée par la renaissance civilisatrice de Bagdad et, plus anciennement encore, par la première renaissance dans l’histoire qui a eu lieu en Egypte et à Sumer ?
Le savoir historique, tel qu’il est volontiers adopté par les nations assujetties, est idéologique et mystificateur. Il aboutit à «réduire quantitativement et qualitativement la place des peuples non européens dans l’évolution universelle. A ce titre, il fait partie de l’appareil intellectuel de l’impérialisme». (7) On peut affirmer – tout en regardant le développement humain comme un tout – que chaque nation ou ensemble de nations a sa «vérité» historique. Ainsi, «en Grèce, l’Antiquité va jusqu’au XVème siècle et l’occupation turque correspond à une sorte de Moyen-âge. En Chine, l’histoire moderne (jindai) va des guerres de l’opium au mouvement patriotique de Mai 1919. C’est avec ce dernier que commence l’histoire contemporaine (jiandai)». (8)
Les mêmes discordances, comme le note Gardet, se révèlent entre l’Occident et l’aire islamique : «Ce sont les temps modernes occidentaux [Renaissance] qui furent le vrai "moyen-âge" de l’islam au sens le plus restrictif du terme ; cependant que son "âge classique" [apogée du VIIè au XIVè siècle] avait connu son plus vif épanouissement lors des siècles de fer de l’Occident latin [haut Moyen âge]». (9) En islam donc, le temps de la grandeur a précédé celui du déclin et des scléroses.
Somme toute, l’assujettissement, une fois intériorisé par l’individu, se manifeste à tous les niveaux de son vécu, de sorte que sa propension à plagier l’instance dominante le porte à s’attribuer les catégories et le vocabulaire propres à celle-ci, au mépris de leur sens originel.

Thami BOUHMOUCH
Avril 2017
_______________________________________
(1) André Page, L’économie de l’éducation, PUF 1971, p. 17.
(2) Extrait d’un manuel scolaire, cité par J. Y. Carfantan & C. Condamines, Qui a peur du Tiers-Monde ? Rapports Nord-Sud : les faits, Seuil 1980, p. 100.
(3) J. Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, pp. 71-72.
(4) J. K. Galbraith, Les conditions actuelles du développement économique, Denoël 1962, p. 76.
(5) Samir Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale, Anthropos 1970, tome 1, p. 27.
(6) Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p. 91.
(7) Jean Chesneaux, Du passé faisons table rase ?, Maspero 1976, p. 86.
(8) Ibid, pp. 84-85.
(9) Louis Gardet, Les hommes de l’islam, Hachette 1977, p. 282.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire