Série : Assise culturelle de
l’exploitation néocoloniale
Tout
système d’enseignement répond de manière plus ou moins consciente à trois
finalités. La finalité économique vise à préparer l’individu à prendre
part à l’activité productive. La finalité sociale fait de l’éducation un
instrument de socialisation et d’intégration à la collectivité. La finalité culturelle
consiste à transmettre et consacrer les valeurs propres au milieu
d’appartenance.
Il
ne suffit pas de retenir la première finalité pour considérer l’éducation comme
un facteur de changement économique. Les préoccupations sociale et culturelle,
quoique de manière indirecte, concourent au même but – s’agissant de susciter
des motivations et une éthique favorables à un tel changement.
Un
système d’enseignement transplanté et inadéquat
L’économiste,
qui a longtemps appréhendé le développement en termes d’investissements
matériels, redécouvre et réintroduit l’éducation dans ses schémas d’analyse. «L’éducation
devient partie intégrante de l’être humain qui, sous le concept abstrait de
facteur travail, a été dès l’origine considéré comme l’un des facteurs de base
de l’activité économique». (1) Les termes facteur humain ou
investissement humain semblent en effet dissimuler un aspect essentiel : le
contenu de l’éducation et son influence sur les types de conduite.
L’éducation,
sous l’angle socioculturel, constitue un agent fondamental de changement. Par
l’éducation, il est possible de combattre la résignation et l’accommodation à
l’immobilisme, de susciter une volonté de lutte pour l’amélioration. C’est
alors que l’apprentissage prend véritablement un sens. Il s’agit de générer des
comportements qui facilitent l’assimilation des nouvelles cohérences. Car tout
processus de développement dépend essentiellement des attitudes des
sujets économiques. L’état d’éveil et d’exigence, l’esprit de calcul
économique, le goût de la progression, la faculté créatrice : tels sont
les aspects de la rationalité moderne que l’éducation doit transmettre et
valoriser. Une société en évolution ne peut s’en tenir aux valeurs
acquises ; il faut en conquérir d’autres, socialiser l’adulte de demain à
une société qui sera différente de ce qu’elle est aujourd’hui.
Pour
autant, un système d’enseignement est toujours enraciné dans un
milieu socioculturel ; il reflète l’éthique et les idéaux caractéristiques
de ce milieu. Or, les leaders des nouveaux Etats ont eu tendance à l’imaginer comme une réplique de la société
occidentale. L’enseignement a été marqué par la persistance de programmes légués
par l’ex-métropole ; il a gardé pour l’essentiel le même contenu. Les
modifications apportées aux modèles transmis n’ont été souvent ni assez
systématiques, ni assez profondes.
La
transposition de schémas exogènes fausse en quelque sorte le rapport à
l’espace, au temps, à la famille… Dès la petite enfance, l’homme subjugué
baigne dans un univers qui lui est étranger. Il n’est que de penser à tous ces
manuels utilisés volontiers en Afrique, où il est question de Blanche-neige, de Mariage de Figaro, de fromage du
terroir, de géographie du Massif Armoricain, etc. On
aboutit à un déracinement complet des jeunes, qui vivent sur deux registres dissemblables.
L’effet de frein à l’égard d’un mouvement d’émancipation risque alors
d’être grave, car l’éducation dans un tel contexte n’est en rien agent de
mutation des mentalités.
Le
danger d’aliénation est encore plus évident quand le support éducatif chante
les louanges du passé colonial. Ainsi, dans des pays comme le Mali, le Sénégal
et la Côte d’Ivoire, les élèves ont longtemps continué à réciter que le
Maréchal Gallieni «n’avait peur de rien ; les indigènes admiraient son
courage et son habileté ; ils finirent par lui obéir et travailler au lieu
de se battre». (2)
L’absurdité
et les périls des décalques sont à souligner. Réformer
l’enseignement ne consiste pas à supprimer des textes et en ajouter
d’autres ; c’est concevoir cet enseignement en fonction de la
problématique du pays concerné et en liaison avec l’expectative et les
exigences de sa propre mutation économique et sociale. Dans
pratiquement aucun pays décolonisé on n’a véritablement tenté d’élaborer une
réforme éducative adaptée aux réalités et besoins endogènes. Par crainte du
changement, par manque de volonté politique ou parce que l’imitation de
prototypes externes a prévalu, le système éducatif est resté largement
extraverti et tragiquement inefficace.
Inanité
des conceptions exogènes
D’aucuns
n’hésitent pas à faire grief aux fondateurs européens de la science économique
d’un certain péché d’occidentalisme. Pourtant, il est normal et en tout cas logique
que des économistes se préoccupent en priorité de l’univers dans lequel ils
baignent. Le reproche devrait plutôt être fait aux pays extra-occidentaux qui
persistent à brandir, sans discernement, des grilles d’analyse qui ne leur ont
pas été véritablement destinées. Certains paradigmes semblent être adoptés pour
la seule raison qu’ils proviennent de la puissance mère.
Les
chercheurs et décideurs du Sud, séduits par les schémas explicatifs conçus
ailleurs, font abstraction de la signification à donner aux conceptions
théoriques et à leur traduction dans la pratique matérielle. Ce n’est
nullement faire preuve de rectitude scientifique que de faire sienne des
spéculations de riches quand on vit dans un milieu de pauvres. Le fait que rapportait
Austruy est significatif à cet égard : en Inde «au milieu des mendiants
et dans l’univers alarmant de la prolifération indienne, les étudiants
préféraient discuter avec sérénité de la bullion controversy que de se poser
des problèmes moins iréniques au sujet de leur situation immédiate.» (3)
La
tendance est d’enseigner des concepts situés à un niveau d’abstraction tout à
fait inopérant, des modèles qui laissent de côté la problématique endogène. «Cet
enseignement [de l’économie] est sans rapport avec les problèmes qui
existent dans ces pays, ni avec leur solution. Il s’agit plutôt d’explications
élégantes des théories sophistiquées et des systèmes en vogue dans les
universités d’Europe ou d’Amérique». (4) Peut-on transposer dans un contexte apathique les analyses de
conjoncture et de croissance qui sont valables surtout dans des économies développées ? Des disciplines puisées dans les manuels importés, telles que la répartition
et la comptabilité nationale, sont-elles véritablement crédibles alors que l’outil statistique
est défaillant, la part de l’autoconsommation importante et d’innombrables revenus
sont saisis de manière approximative ?
Déjà
dans les sociétés opulentes où les instruments de mesure sont plus ou moins
cohérents et en tout cas à ambition exhaustive, la connaissance théorique, selon
S. Amin, ne semble pas bien adhérer à «l’art de gestion» de l’économie. «Mais
dans les pays sous-développés, cet art ne peut être que visiblement impuissant
et absurde, puisque le système des concepts sur lequel il se fonde ne
correspond même pas aux mécanismes apparents. La crise de l’enseignement
économique – ici nécessairement caricatural – ne peut en être que plus vivement
ressentie». (5)
La
manière dont le savoir historique est perçu et transmis appelle des
observations similaires. Dans les ex-colonies françaises, tout bon diplômé
connaît d’ordinaire Marignan, Jeanne d’Arc, la guerre de Cent Ans, la
République de la Convention, etc. L’idée ici n’est pas de suggérer de cloîtrer
la connaissance ; il s’agit plutôt de s’inscrire en faux contre une
approche faisant de l’Europe le centre du monde et à y ramener tout le
développement humain.
L’effet
inertiel des habitudes conduit encore nombre d’universités extra-occidentales à
diviser l’histoire selon des points de repère hérités du passé colonial. C’est
ainsi que se gravent dans les esprits le déroulement et la systématisation
d’évènements qui ont marqué l’Europe hégémonique et donc toute l’idéologie
sous-jacente d’acceptation de la tutelle. Si l’héritage gréco-romain est
mis en avant, l’Egypte pharaonique et les empires assyro-babyloniens sont
presque laissés dans l’ombre. L’étude du Moyen âge – catégorie spécifiquement européenne
– ne laisse que peu de place à la civilisation maya et aux dynasties arabes.
Quant à «l’histoire moderne», confondue avec le début de l’expansionnisme
européen, c’est sur le fait colonial qu’elle centre l’attention.
Attribuer
à une telle segmentation de l’histoire un caractère d’universalité,
c’est bien perpétuer l’ascendant de l’Europe. Il est inquiétant de voir l’homme
arabe assimiler le «Moyen-âge» à une «période sombre», à une «longue
attente», alors que «du VIIème au XIVème siècle, il n’y a pas eu un trou
noir, mais l’épanouissement de l’une des plus brillantes civilisations de
l’histoire : la civilisation arabo-islamique». (6) Non
seulement la «Renaissance» met en avant une idéologie de justification
du colonialisme, mais elle donne matière à un mépris particulier pour l’Orient.
N’était-elle pas devancée par la renaissance civilisatrice de Bagdad et, plus
anciennement encore, par la première renaissance dans l’histoire qui a eu lieu
en Egypte et à Sumer ?
Le savoir historique, tel
qu’il est volontiers adopté par les nations assujetties,
est idéologique et mystificateur. Il aboutit à «réduire quantitativement et
qualitativement la place des peuples non européens dans l’évolution
universelle. A ce titre, il fait partie de l’appareil intellectuel de l’impérialisme».
(7) On peut affirmer – tout en regardant le développement humain
comme un tout – que chaque nation ou ensemble de nations a sa «vérité»
historique. Ainsi, «en Grèce, l’Antiquité va jusqu’au XVème siècle et
l’occupation turque correspond à une sorte de Moyen-âge. En Chine, l’histoire
moderne (jindai) va des guerres de l’opium au mouvement patriotique de Mai
1919. C’est avec ce dernier que commence l’histoire contemporaine (jiandai)».
(8)
Les
mêmes discordances, comme le note Gardet, se révèlent entre l’Occident et l’aire
islamique : «Ce sont les temps modernes occidentaux [Renaissance] qui
furent le vrai "moyen-âge" de l’islam au sens le plus restrictif du
terme ; cependant que son "âge classique" [apogée du VIIè au
XIVè siècle] avait connu son plus vif épanouissement lors des siècles de fer
de l’Occident latin [haut Moyen âge]».
(9) En islam donc, le temps de la grandeur a précédé celui du déclin
et des scléroses.
Somme
toute,
l’assujettissement, une fois intériorisé par l’individu, se manifeste à tous
les niveaux de son vécu, de sorte que sa propension à plagier l’instance
dominante le porte à s’attribuer les catégories et le vocabulaire propres à celle-ci,
au mépris de leur sens originel.
Thami
BOUHMOUCH
Avril
2017
_______________________________________
(1) André Page, L’économie de l’éducation, PUF
1971, p. 17.
(2) Extrait d’un manuel scolaire, cité par J. Y.
Carfantan & C. Condamines, Qui a peur du Tiers-Monde ? Rapports
Nord-Sud : les faits, Seuil 1980, p. 100.
(3) J. Austruy, Le
scandale du développement, éd. Rivière et Cie
1972,
pp. 71-72.
(4) J. K. Galbraith, Les
conditions actuelles du développement économique, Denoël 1962, p.
76.
(5) Samir Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale,
Anthropos 1970, tome 1, p. 27.
(6) Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil
1981, p. 91.
(7) Jean Chesneaux, Du
passé faisons table rase ?, Maspero
1976,
p. 86.
(8) Ibid, pp. 84-85.
(9) Louis Gardet, Les hommes de l’islam,
Hachette 1977, p. 282.
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