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4 mai 2017

INCLINATION AUTOREDUCTRICE EN SITUATION NEOCOLONIALE


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Au-delà des contraintes matérielles et mesurables, les pays du Sud ont besoin d’une idéologie mobilisatrice, de représentations propres à guider l’action… C’est que le changement économique ne se réduit pas à des modifications quantitatives. Il est, à maints égards, le fait d’hommes pleinement conscients de leur individualité historique, qui se sentent appartenir à un «Nous». Or, la tendance à faire abstraction du fond culturel n’est pas de nature à surmonter la dépersonnalisation coloniale, ni à ébranler les inerties.
L’ex-colonisé arabo-musulman se fait l’adepte convaincu de toutes les spéculations de l’esprit élaborées en Occident. Il se réfère systématiquement à Niezsche, Kant, Descartes, Sartre, Ricardo et bien d’autres. Ni Ibn Sina, ni Farabi, ni Ghazali, ni Iqbal, ni Al-Maqrizi n’ont d’autre importance à ses yeux que celle de la curiosité historique. C’est précisément le péché par omission commis par l’Occident depuis des siècles. Mettre au rancart les grandes contributions des cultures extra-occidentales n’est conforme ni à la vérité ni au bon sens. «C’est faire peu de cas en effet de la raison, de l’objectivité et de l’intégrité intellectuelle que d’inculquer à nos enfants les théories économiques de Karl Marx et d’Adam Smith et d’escamoter celle d’Ibn Khaldoun et d’Abou Youssef, ou encore de leur apprendre les découvertes de Galilée et de Newton en physique tout en passant sous silence les innovations d’Ibn Haïtam et de Bayrouni dans ce domaine. Pas plus qu’il n’est raisonnable de leur faire étudier les travaux de Leibnitz et de Pascal en mathématiques et négliger ceux de Khawarizmi et de Jaber Ibn Hayyan». (1)
L’homme subjugué est marqué par une inclination autoréductrice : il se détourne ou perd de vue ce que ses attaches culturelles contiennent de positif et de stimulant ; il adopte délibérément le logos et codes décidés par le système néocolonial. Il y a acculturation dès lors qu’il renonce à son histoire et à ses ressorts culturels propres. Un fait vaut d’être souligné : «le système de domination occidentale qui s’efforce depuis des décennies de dépersonnaliser et d’assimiler les peuples musulmans, a maintenant trouvé des Musulmans colonisables brandissant fièrement le concept de l’acculturation contre eux-mêmes». (2)

Ces considérations ont certes des résonnances affectives mais les problèmes concrets qu’elles soulèvent sont cruciaux. L’exemple de la Chine est significatif à cet égard : dans ce pays, on s’efforce d’apprendre aux enfants que le «triangle de Pascal» remonte à Shu-jie en 1303, la création des caractères mobiles d’imprimerie à Bi Sheng au XI siècle ; on met en relief le sismographe de Zhang Heng, l’invention du papier de Cai Lun au 1er siècle, etc. Les Chinois entendent montrer qu’ils «ne considèrent pas la science comme quelque chose dont ils seraient redevables à l’aimable générosité de missionnaires chrétiens, comme quelque chose qui n’aurait point de racines dans leur propre culture. Au contraire, la science a des racines profondes et illustres en Chine et son peuple en est de plus en plus conscient». (3) 
Il ne s’agit certainement pas d’idéaliser certaines figures de l’histoire pour évincer d’autres, ni seulement de réparer une injustice criante. S’il importe d’inculquer le respect des ancrages culturels, c’est dans le but de développer la confiance en soi et de renverser le joug de la soumission irréfléchie à l’Autre et à ses significations latentes.
On se doit dans tel pays arabe d’apprendre aux générations montantes que c’est au sein de la civilisation arabe que les sciences sociales ont été fondées, le calcul, la mécanique, l’optique et l’astronomie développés, la trigonométrie inventée, la première encyclopédie médicale élaborée, etc. Si le but est un changement complet de psychologie sociale, il y a grand avantage à faire cas de l’astrolabe utilisé dès le XIIIème siècle au Yémen, du Traité sur les machines d’al-Jazair contenant l’essentiel des conceptions de Léonard de Vinci, de la première fabrique de papier créée à Bagdad vers 800, etc. (4)
Ici, on se heurte à une objection usuelle : à quoi glorifier le passé peut-il bien servir dans le monde actuel où seule la maitrise de la technologie et du savoir-faire permet à une nation d’être reconnue ? Certes, comme Benslimane le soutient, Ibn Farnass a le premier fabriqué le verre, conçu un appareil volant, mais aujourd’hui les cristalleries se trouvent en Europe et la conquête de l’espace n’est pas le fait des Arabes. Certes Ibn Sina fut une sommité de la médecine et Ibn Nafiss a découvert le premier la petite circulation sanguine, mais aujourd’hui les grandes découvertes médicales proviennent de l’Occident… (5)

Une telle argumentation ne débouche sur rien de positif et il est souhaitable que soit levée l’équivoque. Nul ne prétendra que la redécouverte et la valorisation d’ancêtres injustement méconnus pourraient en elles-mêmes bouleverser une situation végétative. Il n’y a pas lieu de toute évidence de croire en une telle relation immédiate et simpliste. Il est incontestable que les peuples déshérités n’ont d’autres choix que de chercher à relever les défis sans cesse renouvelés par la civilisation industrielle. Or – c’est le point primordial – si les défis sont regardés comme surdimensionnés, ils ne tendront pas à susciter la motivation de réussite et l’énergie nécessaires à un changement véritable. Ce principe vaut pour les individus comme pour les groupes sociaux. C’est ce qui explique sans doute le retard considérable pris dans le domaine scientifique par des cultures qui avaient devancé l’Europe de plusieurs siècles – et ce qui explique le cercle vicieux dans lequel elles sont enfermées aujourd’hui.
Un tel retard n’est pas un état auquel il s’agit de se résigner. A mon sens, le véritable frein réside d’abord dans l’absence de volonté de prendre part à la civilisation industrielle. L’exigence du développement, selon Gellner, «provient du désir de bénéficier du statut d’être humain à part entière en participant à la civilisation industrielle ; participation qui seule permet à un pays ou un individu de contraindre les autres à le traiter en égal». (6)
La  véritable émancipation économique des nations passe par l’acquisition du savoir technique. Il est alors impératif de stimuler l’esprit scientifique et d’intégrer les notions techniques à la vie quotidienne des hommes. Pour cela, le sentiment d’émulation collective exige que l’individu soit désaliéné et acquière la confiance en lui. Il faut en somme qu’une mentalité générale se prête au changement et au progrès.
La valorisation du patrimoine culturel pourrait libérer l’individu des blocages moraux, donner à l’action l’indispensable arrière-plan historico-culturel, inspirer le présent et le futur… C’est ce que le papier suivant s’attachera à aborder.


Thami BOUHMOUCH
Mai 2017
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(1) Abdelhadi Boutaleb, L’Isesco et la renaissance islamique, Casablanca 1985, p. 113.
(2) Youssef Girard, L’acculturation revendiquée ou le coefficient autoréducteur http://www.ism-france.org/analyses/L-acculturation-revendiquee-ou-le-coefficient-autoreducteur-article-18488
(3) Joseph Needham, Les leçons de la Chine, in Charles Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 182.
(4) On pourra se référer à ce sujet, entre autres ouvrages, à Sigrid Hunke, Le soleil d’Allah brille sur l’Occident, Albin Michel 1997 et à Roger Garaudy Promesses de l’islam, Seuil 1981, pp. 76 à 90.
(5) Cf. Yahia Benslimane, Nous Marocains, Permanences et espérances d’un pays en développement, éd. Publisud (année ?), p. 24.
(6) Ernest Gellner, Scale and nation, cité par Robert W. Tucker, De l’inégalité des nations, Economica 1980, p. 49.

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