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7 juin 2019

MIMÉTISME A REBOURS : LES TRANSPOSITIONS SANS IMAGINATION



Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions   


L’ex-colonisé est, dans toute l’acception du terme, une victime du prototype occidental devenu un objet de culte, une sorte d’obligation morale. Il se satisfait d’utiliser comme des gadgets les "tout faits" de l’Occident, dans une démarche qui ne porte pratiquement jamais d’empreinte spécifique. Force est d’admettre que toute civilisation techniquement et économiquement plus avancée ne transmet pas autre chose que des aspirations pour son genre de vie et seulement accessoirement les attributs qui sont le secret de sa suprématie. Or les aspirations suscitées sont celles d’une société de consommation plutôt que celles d’une société de production ; elles se modèlent sur les particularités des pays propagateurs. Les conditions sont donc remplies pour asseoir une économie de commerce, non pour permettre l’émergence d’une économie industrielle dans un contexte propice à un changement global et autonome. On se complaît dans les secteurs de l’importation aux dépens d’une stratégie de développement de la production.

L’inclination mimétique ne saurait conduire, en aucune façon, à un effort endogène de créativité. Aux nations dominées, il va sans dire que l’Occident fournit plus aisément les outils techniques (et à haut prix) que les moyens d’initier une activité scientifique spécifique. L’internationalisation du système de la propriété industrielle tend à bloquer la diffusion de la connaissance et à refuser à ces nations l’accès aux nouvelles technologies ou l’émergence de capacités technologiques. De nos jours, la technique fait appel à un savoir très complexe dont l’assimilation directe reste malaisée. Nous sommes loin du temps où la simplicité relative des procédés s’accommodait d’une formation rapide et facilitait la transmission de l’innovation. Comme Bureau l’écrit, "le transfert industriel ne relève plus de la propagation par diffusion. Les sociétés qui adoptaient la faucille, déjà utilisée par leurs voisins, étaient relativement homogènes ; elles adoptaient en même temps la consommation et la production. Aujourd’hui, on adopte partout la voiture par exemple sans pour autant que le pays se mette à construire des automobiles". (1) Dans la plupart des cas en effet, le receveur est porté à faire usage des moyens techniques transmis, pas à accéder aux moyens eux-mêmes, à la logique qui les fonde. Le savoir-faire occidental est saisi au niveau de ses résultats, pas dans ses fondements conceptuels.

Il y a danger à vouloir se doter de moyens sans en connaitre les soubassements et les principes. Une chose est de se servir d’un appareillage importé, autre chose est de s’organiser pour le produire soi-même. Il est impératif de distinguer transmission de l’usage et celle de la conception. Entre les deux, de toute évidence, il y a un gouffre. Les moyens et procédés transplantés sans imagination créent des attitudes qui sont une pauvre réplique de celles du pays émetteur. Ils ne sauraient dans ces conditions livrer aux receveurs/utilisateurs les secrets précieux qu’ils recèlent. Les dispositifs et instruments ne sont pas synonymes de technologie, les uns et les autres n’étant que l’aboutissement d’une approche intellectuelle et une organisation données.


Les transferts de capacités techniques, en apportant des solutions toutes faites, vont à l’encontre d’une véritable éducation scientifique. Telle qu’elle est effectuée de nos jours, l’imitation des modèles exogènes tend à renforcer les facteurs d’inhibition en entravant le déploiement d’un élan de créativité nationale. Mécaniquement transplanté, en effet, l’appareillage étranger ne se voit guère intégré à un processus créatif ou adaptatif. Ainsi s’explique, dans les pays où sont créés des "îlots de modernité", l’absence de l’un des mécanismes essentiels de stimulation du progrès. Non seulement toute nouveauté technologique implique son achat à des coûts prohibitifs, mais on ne perçoit aucune possibilité de créer les conditions d’une autonomisation pouvant s’élargir dans le temps..

Contrairement à ce que certains laissent implicitement croire, le recours par exemple à l’informatique ne constitue une solution miracle à aucun problème. S’il est un outil hautement efficace, il ne se substitue ni à la lucidité économique, ni à la volonté politique, ni à l’imagination des hommes. En s’emparant d’outils conçus par l’autre avant de pouvoir en fabriquer, en adoptant des modèles de consommation avant ceux concernant la production et l’innovation, le monde sous-développé se place sans doute dans une situation sans issue… Les peuples du Sud n’auraient-ils comme seule tâche que d’opérer des greffes sur leur corps ? Ne peuvent-ils que se complaire dans le mimétisme appauvrissant ? Sont-ils affligés d’une profonde incapacité à penser le monde en termes neufs ? On ne peut éluder ces redoutables questions.

Il y a péril à se remettre toujours entre les mains de l’ex-métropole, à se résigner à être sa copie dépersonnalisée. C’est à l’ensemble des nations dominées qu’il faut appliquer cette réflexion que fit Rousseau à propos de Pierre Le Grand : "Pierre avait un génie imitatif, il n’avait pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien". (2) Entre le modèle universellement identique et l’alternative d’un autre modèle, il y a plus que le passage d’une vision des choses à une autre : il y a la recherche d’un style propre et la possibilité de donner vie à l’imagination. Se satisfaire de tout rapporter à l’autre, "c’est tuer l’esprit de création et retomber dans la vieille confusion de l’essence et de l’apparence, de l’authenticité et de son ombre". (3) Le potentiel scientifique et technique dont dispose le monde sous-développé devra non pas se figer dans un mimétisme passif mais plutôt s’inscrire autant que possible dans un processus de création original, visant à une utilisation judicieuse des énergies et des ressources au profit d’un changement autonome.

La connaissance n’a de sens pour l’homme que par l’effort intellectuel dont elle émane. A ce titre Maheu écrit : "La science n’est pas un corps de formules ou de recettes qui, d’elles-mêmes, conféreraient à l’homme des pouvoirs gratuits sur les êtres". (4) L’idée que le savoir-faire et les techniques sont "déjà prêts" et qu’il faut seulement aller les prendre en Occident est une idée aussi vaine que dangereuse. Accepter le monologue de la technologie, c’est consacrer et maintenir la tutelle, c’est détruire les chances d’une communauté humaine vivante. Si des nations sont présentées comme des exemples à suivre, c’est précisément parce que leurs élites dirigeantes ont réussi à libérer les énergies, à s’adapter aux contingences, à concevoir un projet de société. Quelle que soit la voie choisie, elles ont dû faire preuve d’imagination et d’énergie morale. C’est le seul enseignement de poids que l’on puisse, que l’on doive tirer de leurs expériences. Une politique de caractère émancipateur a un contenu à la fois correcteur et volontariste : il s’agit de se débarrasser des fausses perspectives, de lutter contre un mimétisme qui s’en tient au vernis et qui consacrerait la structure inégalitaire ; en même temps, on se doit d’avantager l’esprit de création, d’engager à la découverte de l’authentique.

En tout état de cause, les nations du sud ne peuvent tourner le dos aux paramètres de l’âge moderne. Tout système culturel tend à se conformer aux impératifs universels du monde en devenir. La modernisation (à ne pas confondre avec occidentalisation) n’est pas seulement inévitable, elle est aussi désirable. Il est donc impératif de s’ouvrir sur l’autre et d’acquérir les techniques de l’ère industrielle. Cette ouverture nécessaire doit néanmoins être réglée par un souci constant : non pas subir le savoir exogène mais le critiquer et l’enrichir. Il ne suffit pas d’avoir un instrument ; il ne suffit même pas de savoir s’en servir ; il faut impérativement accéder aux principes qui en sont à l’origine, afin de pouvoir l’intégrer, l’adapter et le recréer. (5) Il se révèle que c’est la règle politique sur laquelle la Chine, après la mort de Mao, a assis son désir de modernisation. Et c’est exactement de cette manière que l’Europe du 13ème au 15ème siècles s’est approprié les avancées scientifiques et techniques du monde musulman.

Aujourd’hui, le monde arabo-musulman se révèle incapable de défier la puissance d’un Occident positiviste et technicien. (6) Il semble se cantonner dans une sorte de surenchère historique, rappelant ce que la civilisation occidentale doit à l’islam qui, sans cesse, a nourri sa philosophie, ses arts, son savoir-vivre, ses connaissances scientifiques et techniques. Il n’y a pas lieu ici de discuter ces faits dont la vérité a été maintes fois attestée. La question conséquente est la suivante : dans le fond, une civilisation ne prend son essor et ne s’affirme que si les individus qui en sont les membres sont disposés à changer, à innover, à progresser. Depuis près de cent cinquante ans, l’aire islamique est soumise aux influences multiples des modèles occidentaux, mais aucun ordre moderne véritable n’a pu y être édifié. Il est légitime de se demander pourquoi. On peut y répondre en s’appuyant sur la position adoptée par Toynbee : "Il est établi que le dépérissement des civilisations résulte de leur impuissance à répondre avec succès aux défis auxquels elles font face, et cette impuissance provient de la défaillance de la minorité dirigeante, de son incapacité à concevoir, à créer et à innover". (7)

Thami BOUHMOUCH    
Juin 2019                           
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(1) René Bureau, Transférer les techniques, in Carmel Camilleri & M. Cohen-Emerique (dirigé par), Chocs de cultures, concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, L’Harmattan 1989, p. 336. Je souligne.
(2) J. J. Rousseau, Du contrat social, Seuil 1977.
(3) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Les Nouvelles éditions Africaines 1975, p. 151.
(4) René Maheu, cité par Elmandjra, in Rétrospective des futurs, éd. Ouyoun 1992, p. 139.
(5) En 2013, les États arabes comptaient collectivement pour 1 % de la dépense mondiale en R&D bien que les plus riches d’entre eux n'aient joué qu'un rôle modeste dans cette progression… Ils semblent mettre en œuvre des initiatives conjointes afin que les programmes d'études des universités correspondent davantage aux besoins de l'économie. En 2014, l’ALECSO (Organisation de la Ligue arabe pour l'éducation, la culture et la science) et l'UNESCO ont mis en place un observatoire en ligne de la science et de la technologie, portant sur les projets de recherche, les universités et centres de recherche scientifique arabes… La Tunisie, avec 1.394 chercheurs par million d'habitants en 2013, est en tête des États arabes pour la densité de chercheurs. Le Maroc, à la pointe de la technologie, est également en tête pour ce qui concerne l'investissement en R&D du secteur privé… Extraits de : https://fr.unesco.org/Rapport_UNESCO_science/etats_arabes
(6) A cet égard, l’Irak d’avant 1990 s’avérait une exception remarquable. Fort de sa dimension historique et de son assise culturelle, ce pays était parvenu à déployer d’énormes capacités intellectuelles et scientifiques. La réaction criminelle de l’Occident fut à la mesure des dangers qu’une telle dynamique présentait pour ses desseins hégémoniques.
(7) Arnold Toynbee, reproduit in Iffat Mohamed Cherkaoui, Adab Attarikh Ind al arab, éd. Dar al-Aouda 1973, p. 103. Je traduis.

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