Série : Assise culturelle de
l’exploitation néocoloniale
Le
papier précédent a cherché à montrer que le changement économique est le fait de
sujets pleinement conscients de leur individualité historique et ayant la
ferme volonté de prendre part à la civilisation industrielle. L’individu
subjugué, marqué par une inclination autoréductrice, tend
à renoncer à son histoire et à ses ressorts
culturels propres. Or le sentiment d’émulation collective exige qu’il soit
désaliéné et acquière la confiance en lui.
C’est là qu’apparaît la nécessité, pour les
grandes cultures aujourd’hui dominées, de prendre conscience de leurs réalisations
et hauts faits du passé, de leurs contributions dans le savoir universel. Selon
le mot de Ki-Zerbo, «vivre sans histoire, c’est être une épave ou porter les
racines d’autrui. […]. C’est, dans la marée de l’évolution humaine,
accepter le rôle anonyme de plancton et de protozoaire». (1)
Le salut des
pays musulmans ne pourrait naitre des perspectives aliénantes de l’acculturation.
Il procédera uniquement d’un retour réfléchi et agissant aux sources historiques
de la civilisation musulmane. Car, si la valorisation du passé parait
légitime et rationnelle, elle est destinée sur le plan psychologique à
compenser le sentiment général d’infériorité à l’égard de l’Occident. Appelés à
relever des défis de taille, les peuples subordonnés sont tenus vaille que
vaille de se libérer des blocages moraux, de compter sur eux-mêmes, de croire
en eux-mêmes. Si telle nation ou ensemble de nations doit tenir sa vraie place
dans le monde, il lui faut d’abord tenir sa vraie place dans la conscience de
ses propres sujets. Nul processus de changement ne peut avoir lieu avant le
développement du sentiment d’identité et d’unité.
Ainsi se dégage un impératif majeur :
il faut être en mesure de «bien définir le profil de l’homme de
demain que l’on souhaite former et le type de société que l’on se
propose de créer afin d’en induire le système éducatif approprié». (2)
Le rôle de l’éducation est décisif : on devient allemand, bolivien ou
chinois grâce à une éducation et au partage d’une tradition commune. C’est pour
garantir sa pérennité qu’une communauté humaine transmet ses traits sociaux et
culturels à ses membres. Comme le souligne Durkheim, «il faut que
l’éducation assure entre les citoyens une suffisante communauté d’idées et de
sentiments sans laquelle toute société est impossible». (3)
Il
convient d’insister : un peuple qui aspire à se constituer en nation s’attache
d’abord à reprendre possession de son histoire, à faire état des exploits et réalisations
des hommes qui en font partie. Valoriser le patrimoine culturel doit être perçu
comme un moyen d’enracinement et de cohésion. Cela ne doit
aucunement être confondu avec une quelconque forme de passéisme, une évasion
dans le mythe. De toute évidence, on ne bâtit pas une nation sur la seule
nostalgie des souvenirs d’hommes aussi illustres soient-ils.
La
mémoire, ce n’est guère la porte ouverte aux scléroses et au narcissisme
oiseux. Cela doit permettre de prendre conscience du retard et d’essayer de
le rattraper. L’héritage du passé peut nous aider à éclairer notre présent,
à mieux le comprendre ; il peut donner à nos actions l’indispensable
arrière-plan historique et culturel. Enseigner Ibn Khaldoun, Ibn
Batouta, Al-Batrouji (Alpetragius), Fatima Al-Fihri
dans les écoles marocaines, c’est marquer que la pensée scientifique – un
des paramètres des temps présents – fait partie du patrimoine culturel
endogène. S’il faut naturellement acquérir les nouveaux savoirs, il est hautement
important que le fond culturel soit revalorisé et ravivé. On gagne à le
dynamiser et l’utiliser comme un levain, un levier, à inciter à
la créativité, à décomplexer l’être social.
Faire
cas du patrimoine culturel en effet n’aura un sens que si cela incite à l’imagination
et à l’innovation, que si ce patrimoine est intégré dans un processus de
progrès humain et technologique. Si la culture est mémoire et transmission d’un
héritage, elle est aussi création. Il s’agit de faire évoluer
l’héritage historique, de s’en inspirer à la lumière des exigences du
présent, de le porter en somme du registre des sentiments au registre du
réel.
De
fait, la réflexion de Fanon ne me semble pas pertinente : «La
découverte de l’existence d’une civilisation nègre au XVème siècle ne me
décerne pas un brevet d’humanité. Qu’on le veuille ou non, le passé ne peut en
aucune façon me guider dans l’actualité». (4) Le passé, si l’on
ne se contente pas de la chanter, peut au contraire montrer la voie à une
société qualitativement différente. Il peut être fécond d’y puiser l’inspiration
du présent et du futur.
L’éducation
doit retrouver sa double vocation qui consiste à favoriser l’enracinement dans
le milieu d’appartenance, en accordant une place privilégiée aux valeurs
endogènes mobilisatrices, tout en s’ouvrant sur un monde en constante
évolution. L’aptitude des acteurs sociaux à se projeter dans l’avenir
est à la fois une manifestation et une condition de progrès. L’humanisme à
construire est respectueux des racines, mais non contemplatif ; il est
ouvert sur l’avenir mais en même temps attaché à la singularité.
Les
sociétés du Sud se doivent de prendre conscience de leurs ancrages culturels, de
reprendre possession de leur histoire et leur être propre pour pouvoir ensuite prendre
possession de leur avenir. Morishima est de cet avis : «Nul pays ne peut
progresser s’il méprise son propre passé, lequel détermine le cours
ultérieur de son développement». (5) Autant dire que
la reconquête de l’indépendance est conditionnée par celle du passé.
La
démarche prospective appliquée à la problématique du sous-développement ne
saurait donc évacuer la dimension historique. Chaque société, à partir de sa
dynamique antérieure, se singularise par des mécanismes de changement propres à
elle. En ce sens, l’avenir se doit d’être exploré sur une base rétrospective
solide. Il s’agit en somme d’opter pour une vision rétro-prospective,
une vision à la fois historique et prospective.
En
somme, c’est aux responsables de l’éducation et de l’enseignement qu’incombe la
charge de transmettre aux générations montantes le patrimoine intellectuel de
la nation, de mettre en exergue sa portée dans le développement de la
connaissance universelle. Car l’essentiel n’est pas d’inculquer des
connaissances, «il faut former des esprits qui […] réalisent l’harmonie
entre ce qui est enraciné au plus profond d’eux-mêmes, qui est l’héritage du
passé, et ce monde de machines qu’ils doivent dominer pour ne pas
se laisser écraser par lui». (6)
Thami BOUHMOUCH
Mai
2017
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(1) Reproduit in Le Rapport mondial sur l’éducation,
UNESCO 1991, p. 69.
(2) Samba Yacine Cissé, L’éducation en Afrique à
la lumière de la conférence de Harare (1982) Etudes et documents d’éducation
n°50, UNESCO 1985, p. 9. Je souligne.
(3) Emile Durkheim, Education et sociologie,
PUF 1980, p. 59. Je souligne.
(4) Frantz Fanon, Peau noire masques blancs,
Seuil 1975, p. 182.
(5) Mishio Morishima, Capitalisme et confucianisme.
Technologie occidentale et éthique japonaise, Flammarion 1987, p. 284. Je
souligne.
(6) Ahmed Taleb-Ibrahimi, in Anouar Abel-Malek, La
pensée politique arabe contemporaine, Seuil 1975, p. 197. Je souligne.
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