Série : Assise culturelle de l’exploitation
néocoloniale
Au-delà
des contraintes matérielles et mesurables, les pays du Sud ont besoin d’une idéologie
mobilisatrice, de représentations propres à guider l’action… C’est que le
changement économique ne se réduit pas à des modifications quantitatives. Il
est, à maints égards, le fait d’hommes pleinement conscients de leur
individualité historique, qui se sentent appartenir à un «Nous». Or, la
tendance à faire abstraction du fond culturel n’est pas de nature à surmonter
la dépersonnalisation coloniale, ni à ébranler les inerties.
L’ex-colonisé
arabo-musulman se fait l’adepte convaincu de toutes les spéculations de
l’esprit élaborées en Occident. Il se réfère systématiquement à Niezsche, Kant,
Descartes, Sartre, Ricardo et bien d’autres. Ni Ibn
Sina, ni Farabi, ni Ghazali, ni Iqbal, ni Al-Maqrizi
n’ont d’autre importance à ses yeux que celle de la curiosité historique. C’est
précisément le péché par omission commis par l’Occident depuis des siècles. Mettre
au rancart les grandes contributions des cultures extra-occidentales n’est
conforme ni à la vérité ni au bon sens. «C’est faire peu de cas en effet de
la raison, de l’objectivité et de l’intégrité intellectuelle que d’inculquer à
nos enfants les théories économiques de Karl Marx et d’Adam Smith et
d’escamoter celle d’Ibn Khaldoun et d’Abou Youssef, ou encore de leur apprendre
les découvertes de Galilée et de Newton en physique tout en passant sous
silence les innovations d’Ibn Haïtam et de Bayrouni dans ce domaine. Pas plus
qu’il n’est raisonnable de leur faire étudier les travaux de Leibnitz et de
Pascal en mathématiques et négliger ceux de Khawarizmi et de Jaber Ibn Hayyan».
(1)
L’homme
subjugué est marqué par une inclination autoréductrice : il se détourne ou
perd de vue ce que ses attaches culturelles contiennent de positif et de
stimulant ; il adopte délibérément
le logos et codes décidés par le système néocolonial. Il y a acculturation
dès lors qu’il renonce à son histoire et à ses
ressorts culturels propres. Un fait vaut d’être souligné : «le système de domination occidentale qui s’efforce
depuis des décennies de dépersonnaliser et d’assimiler les peuples musulmans, a
maintenant trouvé des Musulmans colonisables brandissant fièrement le concept
de l’acculturation contre eux-mêmes». (2)
Ces
considérations ont certes des résonnances affectives mais les problèmes
concrets qu’elles soulèvent sont cruciaux. L’exemple de la Chine est significatif
à cet égard : dans ce pays, on s’efforce d’apprendre aux enfants que le «triangle
de Pascal» remonte à Shu-jie en 1303, la création des caractères
mobiles d’imprimerie à Bi Sheng au XI siècle ; on met en relief le
sismographe de Zhang Heng, l’invention du papier de Cai Lun au 1er
siècle, etc. Les Chinois entendent montrer qu’ils «ne considèrent pas la
science comme quelque chose dont ils seraient redevables à l’aimable générosité
de missionnaires chrétiens, comme quelque chose qui n’aurait point de racines
dans leur propre culture. Au contraire, la science a des racines profondes et
illustres en Chine et son peuple en est de plus en plus conscient». (3)
Il ne s’agit certainement pas d’idéaliser
certaines figures de l’histoire pour évincer d’autres, ni seulement de réparer
une injustice criante. S’il importe d’inculquer le respect des ancrages culturels,
c’est dans le but de développer la confiance en soi et de renverser
le joug de la soumission irréfléchie à l’Autre et à ses significations
latentes.
On se doit dans tel pays arabe d’apprendre
aux générations montantes que c’est au sein de la civilisation arabe que les
sciences sociales ont été fondées, le calcul, la mécanique, l’optique et l’astronomie
développés, la trigonométrie inventée, la première encyclopédie médicale
élaborée, etc. Si le but est un changement complet de psychologie
sociale, il y a grand avantage à faire cas de l’astrolabe utilisé dès le
XIIIème siècle au Yémen, du Traité sur les machines d’al-Jazair
contenant l’essentiel des conceptions de Léonard de Vinci, de la
première fabrique de papier créée à Bagdad vers 800, etc. (4)
Ici,
on se heurte à une objection usuelle : à quoi glorifier le passé peut-il bien
servir dans le monde actuel où seule la maitrise de la technologie et du
savoir-faire permet à une nation d’être reconnue ? Certes, comme Benslimane le
soutient, Ibn Farnass a le premier fabriqué le verre, conçu un
appareil volant, mais aujourd’hui les cristalleries se trouvent en Europe et la
conquête de l’espace n’est pas le fait des Arabes. Certes Ibn Sina fut
une sommité de la médecine et Ibn Nafiss a découvert le premier la
petite circulation sanguine, mais aujourd’hui les grandes découvertes médicales
proviennent de l’Occident… (5)
Une
telle argumentation ne débouche sur rien de positif et il est souhaitable que
soit levée l’équivoque. Nul ne prétendra que la redécouverte et la valorisation
d’ancêtres injustement méconnus pourraient en elles-mêmes bouleverser une
situation végétative. Il n’y a pas lieu de toute évidence de croire en une
telle relation immédiate et simpliste. Il est incontestable que les peuples
déshérités n’ont d’autres choix que de chercher à relever les défis sans cesse
renouvelés par la civilisation industrielle. Or – c’est le point primordial – si
les défis sont regardés comme surdimensionnés, ils ne tendront pas à susciter
la motivation de réussite et l’énergie nécessaires à un changement véritable.
Ce principe vaut pour les individus comme pour les groupes sociaux. C’est ce
qui explique sans doute le retard considérable pris dans le domaine
scientifique par des cultures qui avaient devancé l’Europe de plusieurs siècles
– et ce qui explique le cercle vicieux dans lequel elles sont enfermées
aujourd’hui.
Un tel retard n’est pas un état auquel il s’agit de se
résigner. A mon sens, le véritable frein réside d’abord dans l’absence de
volonté de prendre part à la civilisation industrielle. L’exigence du
développement, selon Gellner, «provient du désir de bénéficier du statut
d’être humain à part entière en participant à la civilisation industrielle ;
participation qui seule permet à un pays ou un individu de contraindre les
autres à le traiter en égal». (6)
La véritable émancipation économique des nations
passe par l’acquisition du savoir technique. Il est alors impératif de stimuler
l’esprit scientifique et d’intégrer les notions techniques à la vie quotidienne
des hommes. Pour cela, le sentiment d’émulation collective exige que l’individu
soit désaliéné et acquière la confiance en lui. Il faut en somme qu’une mentalité
générale se prête au changement et au progrès.
La
valorisation du patrimoine culturel pourrait libérer l’individu des blocages
moraux, donner à l’action l’indispensable arrière-plan historico-culturel, inspirer
le présent et le futur… C’est ce que le papier suivant s’attachera à aborder.
Thami BOUHMOUCH
Mai
2017
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(1) Abdelhadi Boutaleb, L’Isesco et la renaissance
islamique, Casablanca 1985, p. 113.
(2) Youssef
Girard, L’acculturation revendiquée ou le coefficient autoréducteur
http://www.ism-france.org/analyses/L-acculturation-revendiquee-ou-le-coefficient-autoreducteur-article-18488
(3) Joseph
Needham, Les leçons de la Chine, in Charles Morazé, La science et les
facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 182.
(4) On pourra se référer à ce sujet, entre autres
ouvrages, à Sigrid Hunke, Le soleil d’Allah brille sur l’Occident, Albin
Michel 1997 et à Roger Garaudy Promesses de l’islam, Seuil 1981, pp. 76
à 90.
(5) Cf. Yahia Benslimane, Nous
Marocains, Permanences et espérances d’un pays en développement, éd.
Publisud (année ?), p. 24.
(6) Ernest Gellner, Scale and nation, cité par
Robert W. Tucker, De
l’inégalité des nations, Economica 1980, p. 49.
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