Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique
Les grands centres industriels travaillent à
forcer les particularismes des nations dominées, à niveler les goûts et les
motivations ; ils tendent à considérer le monde comme un seul marché. L’éviction
des cultures, la mystification des hommes font partie intrinsèque des pratiques
coloniales et ont pour effet de socialiser à la dépendance.
Modeler les esprits
Le
système colonial a ses agents de socialisation qui se chargent d’apprendre à la
population à accepter la sujétion. Les chefs traditionnels locaux, comme
les missionnaires, contribuent à l’intériorisation des nouvelles
normes de conduite morales et économiques. Instrument de
gouvernement, supports de la domination, ils concrétisent le changement
d’attitudes requis. En fait, le pouvoir colonial ne cherche pas à intégrer
totalement la société colonisée mais à la transformer partiellement ; il y
crée des groupes d’individus « évolués », il en socialise certains
secteurs. De même qu’il n’introduit dans le pays conquis que les seuls moyens et
pratiques économiques lui permettant de mettre en valeur les richesses locales,
il ne cherche pas à répandre le savoir moderne pour lui-même, mais seulement
pour créer les supports locaux nécessaires à son hégémonie et garants de sa
pérennité.
La
colonisation, par les valeurs et significations qu’elle propage, par les
techniques, les produits et la monnaie qu’elle introduit, est nécessairement
une ère de changement social. C’est une ère de perturbation de l’ordre établi,
d’émergence de besoins et de comportements jusque-là inconnus. Elle a eu pour
conséquence la plus grave la destruction des savoirs et usages préexistants,
auxquels n’ont été substitués que des imitations propices à l’assujettissement
économique. « La société colonisée en vient à ne se percevoir et à ne
se définir elle-même que dans et par les rapports de dépendance qu’elle
entretient avec la société colonisatrice. […] Elle n’arrive pas à
définir une action historique qui soit sienne, parce qu’elle est engagée dans
le train et la suite d’une société dont l’historicité lui échappe ». (1)
L’expansion
coloniale tend naturellement à imposer à travers le monde des codes culturels
qui sont ceux des centres métropolitains. Mais ces codes ne sont pas neutres.
Le but de leur transposition est de favoriser la continuation d’une économie
de commerce plutôt que l’émergence d’une économie industrielle.
Par-dessus
tout, l’enseignement colonial visait à modeler les dispositions d’esprit
des écoliers, à pénétrer leur conscience, à les habituer à la subordination. Tout
apprentissage capable de transformer des sujets en rivaux était délibérément
refusé au peuple comme aux élites. En Afrique, on se gardait de former véritablement
les minorités privilégiées de peur de les voir plus tard s’opposer à l’ordre
colonial. « Pas d’élite, pas de problème », disait-on. (2)
Le
colonisateur doit sa puissance à des connaissances scientifiques et techniques
– ce qui lui donne autorité pour décider de ce qu’il convient d’enseigner ou de
dissimuler. Aussi ne propage-t-il pas son savoir scientifique, ni son
expérience technique. (3) Il agit de même d’ailleurs quand il
empêche la culture vaincue d’adopter certains aspects du comportement européen,
en interdisant par exemple la constitution de syndicats ouvriers et le droit de
grève.
La
politique de l’enseignement était dans on essence une politique obscurantiste,
destinée à asseoir l’arriération socio-économique. Le pouvoir colonial se
méfiait fort de cette « arme à double tranchant » (Lyautey). Qu’on
en juge par cette consigne : « un enseignement qui s’installe aux
colonies ne saurait être trop modeste. Le danger n’est jamais d’enseigner trop
peu, c’est d’enseigner trop ». (4)
En
Afrique, l’instituteur local était maintenu à un niveau intellectuel décadent,
pour que ses élèves soient encore plus décadents. L’enseignement coranique
était toléré pour ce qu’il comportait d’archaïque et d’anti-pédagogique. Après
des siècles de colonisation, le taux d’analphabétisme est resté élevé.
C. Mostapha écrit : « Le Portugal a quitté le Mozambique après 400
ans d’occupation sans y laisser un seul médecin autochtone ». (5)
Dans le même sens, V. Monteil note qu’ « en 1939, sur 1.300.000
enfants marocains scolarisables, un modeste effectif de 25.706 petits Musulmans
allaient aux écoles du Protectorat ». (6) A. Laroui, de son
coté, fait observer qu’ « on laissa périr les écoles musulmanes,
parfois on les ferma, comme dans le sud marocain, et l’on ne fit aucun effort
sérieux pour ouvrir des écoles françaises ». (7)
Favoriser
l’immobilisme
Il
s’agissait (il s’agit toujours) de transférer la technique en tant que
marchandise mais pas les nouveaux savoirs. L’acquisition des sciences
occidentales s’est faite, « pour ainsi dire, à l’envers : nées
d’innovations conceptuelles elles sont reçues par leurs manifestations
matérielles ». (8) Ainsi, le colonisateur a pris à
contrepied les principes de la connaissance rationnelle, le cheminement
nécessaire du conceptuel au pratique. Une telle démarche ne pouvait que bloquer
durablement la réflexion opératoire dans les pays subordonnés. L’ironie
de l’histoire voulait que ce blocage fut imposé même aux cultures qui ont jadis
le plus apporté à la science.
L’atmosphère
de dépréciation qui régnait dans les colonies ne pouvait inciter à découvrir
les logiques cachées dans le fonds culturel local. Le Japon a échappé à la
règle : résolument poussé par le pouvoir étranger à adopter la science et
les institutions modernes, ce pays peut se prévaloir aujourd’hui d’être devenu
une grande puissance scientifique.
Tel
n’était pas le cas des pays arabes et islamiques dont le retard sur le plan
scientifique – en dehors des pesanteurs et carences endogènes – peut être
imputé à l’action coloniale. De même en Amérique Latine et en Inde, le pouvoir
colonial a radicalement fait obstacle pendant plusieurs siècles à la diffusion
des connaissances scientifiques. De là, on se rend bien compte « à quel
point il est vain d’escompter l’épanouissement d’une activité scientifique dans
un régime de type colonial dominé par des préférences commerciales unilatérales
et caractérisé par une attitude fondamentalement négative à l’égard de tout
programme de développement ». (9)
Quelle
est ici la vérité simple à souligner ? Le besoin et la nécessité d’assurer
une domination technique et économique irréductible ont amené l’Europe
conquérante à s’en assurer les moyens, à empêcher fermement les colonisés à
en tirer parti. Au Maghreb, où la population était tenue à l’écart de toute
vie publique (« que chacun reste dans son douar »), il
fallait invariablement faire obstacle à toutes velléités d’industrialisation. L’immobilisme
ainsi arrangé confirmait le dominateur dans sa vision sur l’impuissance des pays
assujettis à réaliser leur propre mutation, à provoquer et soutenir un processus
réussi. Tout se passe comme si l’inertie et l’apathie étaient une tare
inhérente aux cultures extra-occidentales.
Par ailleurs, afin d’affermir le pouvoir de tutelle,
il fallait diviser/fragiliser la société colonisée, tout en assurant
l’ascension d’une minorité d’alliés consentants. C’est l’objet du prochain
papier.
Thami
BOUHMOUCH
Septembre
2016
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(1) Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le
changement social, éd. HMH Points 1968, pp. 235-236.
(2) Voir sur ce point
Marie-France Briselance, Histoire de l’Afrique, tome 2, Le temps des
conquérants, éd. Japress 1988, p. 144.
(3) Le fait demeure
qu’au Maroc notamment c’est grâce à l’apprentissage de la langue française
qu’une minorité allait accéder, tant bien que mal, au savoir
« défendu ». C’est dire que la pratique de cette langue devait « suivre
un cours imprévu et non voulu par le colonisateur » Omar Akalay, Un
regard sur l’économie marocaine, Wallada 1991, p. 69.
(4) Georges Hardy, cité
par Albert Tévoedjré, La pauvreté richesse des peuples, Les éd.
Ouvrières 1978, p. 114.
(5) Chakir
Mostapha, Tamane al Hadara al gharbia, Al arabi décembre 1981, p. 20. Je traduis.
(6) Vincent Monteil, Maroc,
Seuil 1962, p. 127.
(7) Abdallah Laroui, L’histoire
du Maghreb, tome II, Maspéro 1976, pp.
114-115.
(8) Charles Morazé, La
science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p.
142.
(9) S. N. Sen, Le
cas de l’Inde, in Ch. Morazé, ibid, p. 214. Voir pour le monde
islamique : Ahmed Y. Al-Hassan, p. 228 ; pour l’Amérique
Latine : Federico Pannier, pp. 230 et s.
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