Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique
L’impérialisme règne par les termes de l’échange
et par la force militaire ; mais il règne aussi et en particulier par les
significations qu’il impose aux peuples colonisés. Sans doute la violence
symbolique a-t-elle accompli par le verbe et par les signes ce qu’aucune
armée n’est capable d’accomplir. Elle a fabriqué des hommes, structuré leur
conscience, façonné leurs aspirations.
L’expansion coloniale ne s’est pas effectuée dans
le néant. Dans bien des cas, elle s’est trouvée confrontée à un peuple, à une
société, aux substrats tangibles d’une civilisation. Or, lorsque deux
cultures se rencontrent, la culture victorieuse impose ses normes de conduite à
la culture vaincue qui se laisse subjuguer par les manifestations de la
puissance matérielle de la première. Les conquêtes occidentales devaient mettre
les sociétés colonisées dans un état de dépendance, les transformer pour qu’elles
conviennent aux besoins de nations techniquement plus développées.
Il
semble que la pratique de l’ethnocide soit le propre de la société capitaliste
occidentale. Celle-ci, au nom de ses idéaux et pour ses intérêts, a non
seulement détruit les modes de production, les racines de la vie économique et
de l’équilibre écologique, mais elle a aussi anéantit l’univers culturel, l’identité
propre, la mémoire, l’histoire des peuples qu’elle a asservi.
De
la même manière que le système colonial va atteindre la structure interne de
l’économie des pays conquis, briser la cohérence de leur système d’organisation
sociale, il cherchera à dénaturer leur fonds culturel, leur particularisme par
les éléments d’incompatibilité qu’il met en œuvre. Il est possible de dire que
l’action ethnocidaire est le corollaire superstructurel de l’action de
désarticulation économique. L’une et l’autre fonctionnent de concert
comme les deux faces d’une même axiomatique. Ces deux actions concomitantes
impliquent que l’on doive rapporter le monde à soi, par la dislocation des
structures économiques, par la violence symbolique.
De
façon décisive, l’occupant colonial a bouleversé les mécanismes psychologiques
de ses sujets. Il a, par sa politique d’assimilation forcée, par sa mise à mort
des langues locales, fait des ravages apparemment irréparables. L’ethnocide ne
consiste donc pas seulement à attribuer des agissements barbares à tous ceux
que l’on nomme génériquement les « indigènes ». Il désigne « l’acte
de destruction d’une civilisation, l’acte de décivilisation » ; « il
s’agit de la désorganisation de la quotidienneté des autres » (1)
En somme, l’ethnocide tue les peuples dans leur esprit. Le désarroi
causé par l’irruption hostile dans le groupe social d’un système symbolique
étranger, la discordance entre l’allogène et l’autochtone font du drame
colonial une « maladie des significations » (J. Berques).
Pour
K. Polanyi, la désintégration culturelle des populations placées en situation
coloniale est étroitement analogue à celle des masses laborieuses du temps de
la Révolution industrielle. Le parallèle est plein de sens : « la
force élémentaire du contact culturel, qui est en ce moment en train de
révolutionner le monde colonisé, est la même que celle qui, il y a un siècle, a
créé les tristes scènes du début du capitalisme ». (2)
Par ce biais, j’en viens à l’analyse
d’E. Durkheim à propos de « l’anomie » – et il est possible d’élargir
le concept tout en retenant sa cause fondamentale : un bouleversement
profond compromettant à ce point l’intégration des individus que ceux-ci ne
savent plus à quelles normes se référer. Vivant dans deux univers qui se
mêlent et se heurtent, le colonisé ne se sent jamais pleinement « chez
lui ».
Tout
individu transculturé subit un véritable déchirement. Face à un système absolu
et clos, fonctionnant indépendamment de sa volonté, il est poussé à se
cantonner dans une attitude apathique et défaitiste (ce qui n’empêchera pas une
minorité agissante de développer une résistance héroïque). On sait que la
domination britannique en Inde avait fait reculer l’artisanat local et
handicapé gravement l’édification d’une industrie moderne ; de manière
concomitante, elle a tout aussi gravement séparé ce pays de son histoire et de
ses attaches culturelles. Ce qui fait dire à K. Marx que « cette perte
de leur vieux monde, qui n’a pas été suivie de l’acquisition d’un monde
nouveau, confère à la misère actuelle des Hindous un caractère particulièrement
désespéré ». (3)
Dans le même sens, K. Polanyi fait ressortir le
vide culturel dans lequel vivent les peuples conquis d’Afrique :
« alors que leur propre culture ne leur offre plus aucun objectif digne
d’effort ou de sacrifice, le snobisme et les préjugés raciaux leur barrent la
voie s’ils veulent participer adéquatement à la culture des envahisseurs blancs ».
(4)
Le phénomène colonial, c’est la nécessité de
recourir non seulement à des moyens de coercition mais encore à un ensemble de
pseudo-justifications et de comportements stéréotypés. L’ordre culturel
introduit ne s’est guère présenté comme un apport amélioratif mais plutôt comme
un substitut évident, une alternative indiscutable. « Il n’a pas
suffi à l’Occidental d’enfermer les sociétés dans les rets de multiples codes
moraux et juridiques. Il a prétendu couler la sensibilité humaine dans les
mêmes patrons ». (5)
Tout bien considéré, le système colonial a besoin infailliblement
d’une dictature culturelle. L’abaissement et l’éviction des cultures, la
mystification des individus font partie de sa pratique. De toute évidence –
comme on le verra dans le prochain papier – le modelage culturel n’a pas pour
effet de socialiser à l’égalité mais bien plutôt à la dépendance.
Thami
BOUHMOUCH
Août 2016
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(1) Robert Jaulin
(Textes réunis par), La décivilisation, politique et pratique de l’ethnocide,
Ed. Complexe 1974, pp. 9 et 81.
(2) Karl Polanyi, La
grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps,
Gallimard 1983, p. 214 (l’édition originale date de 1944).
(3) Karl Marx, Les
résultats éventuels de la domination britannique en Inde, in Textes
sur le Colonialisme, éd. du Progrès 1977, p. 37.
(4) Karl Polanyi, op.
cit., p. 213.
(5) Cheikh Hamidou Kane
(1961), reproduit in M. A. Baudouy et R. Moussay, Civilisation contemporaine,
Hatier 1965, p. 199.
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