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15 août 2016

LES RESSORTS INITIAUX DE L’HEGEMONIE [1/2] Le préjugé de l’exceptionnalisme occidental


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique

Il n’a pas suffi à l’Occidental d’enfermer les sociétés dans les rets de multiples codes moraux et juridiques. Il a prétendu couler la sensibilité humaine dans les mêmes patrons.
Cheikh Hamidou Kane


L’Europe a longtemps été convaincue de sa supériorité intellectuelle et culturelle – et ce sentiment justifiait à ses yeux l’action coloniale. Elle était volontiers portée à attribuer les avantages dont elle jouissait à une différence entre les races, à faire valoir que les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, qualifiés de végétatifs ou d’attardés, étaient incapables de se gouverner eux-mêmes.

Dès le XIXème siècle, l’idée se répandait que l’inégalité raciale suffisait à expliquer les écarts d’évolution entre les sociétés humaines. (1) Le célèbre poème de R. Kipling « The white man’s Burden », écrit en 1899, devint un des slogans de l’impérialisme occidental. Imbu de préjugés raciaux, il visait à légitimer l’hégémonie des grandes puissances sur le monde. Le « fardeau de l’homme blanc », sur le plan moral et intellectuel, consistait prétendument à élever les peuples subordonnés jusqu’à ce qu’ils soient prêts à se prendre en charge eux-mêmes. Cette idéologie – justificative et rassurante – conférait à l'entreprise coloniale un caractère humanitaire, celui d’une « mission civilisatrice ».
L’Europe, croyant en cette mission, était supposée faire bénéficier les populations assujetties de ses propres progrès matériels aussi bien que de ses valeurs religieuses et morales. Adoptée par les milieux politiques, une telle idéologie se voyait même confirmée et accréditée par des doctrinaires dans le monde scientifique. Ch. Morazé écrit à ce propos : « les études incertaines de l’anthropologie firent croire pendant un temps à une différence entre les mentalités logiques, les nôtres, et les mentalités prélogiques des cultures dites primitives. A peine revenait-on de cette erreur que se vulgarisa une autre opinion opposant deux formes d’esprit : préscientifique et scientifique ». (2)

Pour établir leur supériorité raciale, les Européens n’hésitaient pas à soutenir que « les caractéristiques intellectuelles du primitif […] sont celles de l’enfant civilisé », à « affirmer sans risque d’erreur que la race noire dans son ensemble n’a rien apporté, dans le passé autant que dans le présent, au progrès de l’humanité qui soit digne d’être conservé ». (3) Ces verdicts, en favorisant la discrimination entre les ensembles culturels, aboutissaient à rabaisser l’autre et à nier son humanité propre. Se prévalant de l’exclusivité de la civilisation et de la culture, le colonisateur devait naturellement clamer l’infériorité des peuples placés sous tutelle, leur inculquer que l’Occident est le lieu du savoir, la seule voie à suivre.
Ce système d’idées pénétrera profondément le subconscient des individus comme leur comportement, imprégnera l’activité intellectuelle et les diverses formes de connaissance. Il sert toujours à légitimer la pratique des métropoles, à la présenter comme naturelle et inévitable. Ce qui fait dire à J. Ziegler que « les seigneurs de la banque et de l’industrie multinationale se servent amplement d’idéologies passées qui sont celles que l’éducation et la socialisation ancrent dans l’esprit de chaque homme comme vérités universelles et qui lui fournissent ses critères de jugement de la réalité ». (4)

Le discours dominant est donc catégorique : les normes requises pour appartenir à la société des nations sont à puiser dans l’univers européen et il n’est d’existence possible pour les peuples divers qu’à la condition de prendre celui-ci pour modèle. De fait, les structures sociales et politiques des pays colonisés sont évaluées en fonction de celles des métropoles et par conséquent jugées comme archaïques.
Une telle attitude, dans un sens, paraît naturelle. Peut-on en effet comprendre les autres si ce n’est à partir de ses modes de pensée propres ? Mais l’ethnocentrisme est par-dessus tout une négation totale et définitive. Pour F. Laplantine, c’est « l’attitude qui consiste à rejeter tous les modèles culturels qui nous sont étrangers ou tout simplement qui sont différents de ceux auxquels nous nous sommes identifiés depuis notre enfance ». (5)
Bien plus, cette non-reconnaissance des sociétés se révèle un véritable ethnocide – un ethnocide qui s’effectue dans les discours comme dans la pratique. Le projet ethnocentrique reflète bel et bien l’état d’esprit de l’époque coloniale. A l’origine de la conquête, une vision historienne consacre l’égocentrisme de l’Occident et aboutit à la négation des peuples. « Or la manière dont l’Occident leur dénie leur identité consiste précisément à les intégrer dans ce processus de l’histoire universelle dont il représente l’aboutissement ». (6)


Les colonies, loin d’être regardées comme des entités historiques, sont toujours définies négativement. Ce sont des non-civilisations ou des anti-civilisations. Ne percevant de l’homme que les dimensions matérielles, l’ordre colonial affirme trouver table rase partout où il s’étend par la force. Les vertus et richesses culturelles des « autres » sont volontairement marginalisées ou perdues de vue. Ainsi sont estompés les apports décisifs du monde musulman, de l’Inde et de la Chine. « Or, les Européens, en sous-estimant après-coup ces nécessaires préalables, ont été entraînées dans une autre erreur : se croire sans dette à l’égard d’autres cultures auxquelles ils avaient tant emprunté ». (7)
La civilisation musulmane en particulier fut longtemps victime de réduction et d’incompréhension à base passionnelle. « Pendant la période coloniale, écrit Taleb-Ibrahimi, le travail de mise en valeur du patrimoine de l’Algérie a été centré essentiellement sur la période romaine. Et cela dans un but idéologique bien défini : il s’agissait de démontrer aux jeunes Algériens que, si le présent et l’avenir de leurs pays sont français, son passé est romain ». (8) A la culture africaine on dénie également toute spécificité et tout avenir. On refuse notamment d’accorder aux Africains qu’ils « savaient bâtir des maisons, administrer des empires, construire des villes, cultiver des champs, fondre le minerai, tisser le coton, forger le fer »… (9)

Le préjugé de la supériorité occidentale, à n’en pas douter, a alimenté dès le départ l’élan de la colonisation. Comment reconnaître un substrat culturel à ceux qu’on cherche à soumettre pour en tirer un profit abusif ?… C’est le point qui sera traité dans le prochain papier.

Thami BOUHMOUCH
Août 2016
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(1) Voir, au sujet du déterminisme racial, Iffat Mohamed Cherkaoui, Adab Attarikh Ind al arab, Dar al aouda 1973, pp. 37-38.
(2) Charles Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 168.
(3) Respectivement H. Spencer et C. Vogt, cités par Stephen J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, éd. Pygmalion 1979, p. 194.
(4) Jean Ziegler, Retournez les fusils : Manuel de sociologie d’opposition, Seuil 1981, p. 91.
(5) François Laplantine, Les 50 mots-clés de l’anthropologie, éd. Privat, p. 70.
(6) Marc Lebiez, L’Occident et les autres, Les temps modernes n° 538, mai 1991, p. 42.
(7) Charles Morazé, op. cit., p. 87.
(8) Ahmed Taleb-Ibrahimi, De la décolonisation à la révolution culturelle, in Anouar Abdelmalek, La pensée politique arabe contemporaine, Seuil 1975, p. 201.
(9) Aimé Césaire, cité par Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Seuil 1975, p. 105.

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