Série : Le fait
colonial et l’extension de l’ordre économique
Il n’a pas suffi à l’Occidental d’enfermer les sociétés
dans les rets de multiples codes moraux et juridiques. Il a prétendu couler la
sensibilité humaine dans les mêmes patrons.
Cheikh Hamidou Kane
L’Europe a longtemps été convaincue de sa
supériorité intellectuelle et culturelle – et ce sentiment justifiait à
ses yeux l’action coloniale. Elle était volontiers portée à attribuer les
avantages dont elle jouissait à une différence entre les races, à faire valoir
que les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, qualifiés de végétatifs
ou d’attardés, étaient incapables de se gouverner eux-mêmes.
Dès le XIXème siècle, l’idée se répandait que l’inégalité
raciale suffisait à expliquer les écarts d’évolution entre les sociétés
humaines. (1) Le célèbre poème de R. Kipling « The white
man’s Burden », écrit en 1899, devint un des slogans de l’impérialisme
occidental. Imbu de préjugés raciaux, il visait à légitimer l’hégémonie des
grandes puissances sur le monde. Le « fardeau de l’homme blanc »,
sur le plan moral et intellectuel, consistait prétendument à élever les peuples
subordonnés jusqu’à ce qu’ils soient prêts à se prendre en charge eux-mêmes.
Cette idéologie – justificative et rassurante – conférait à l'entreprise
coloniale un caractère humanitaire, celui d’une « mission civilisatrice ».
L’Europe, croyant en cette mission, était supposée
faire bénéficier les populations assujetties de ses propres progrès matériels
aussi bien que de ses valeurs religieuses et morales. Adoptée par les milieux
politiques, une telle idéologie se voyait même confirmée et accréditée par des doctrinaires dans le monde scientifique. Ch. Morazé écrit à ce propos : « les études
incertaines de l’anthropologie firent croire pendant un temps à une différence
entre les mentalités logiques, les nôtres, et les mentalités prélogiques des
cultures dites primitives. A peine revenait-on de cette erreur que se vulgarisa
une autre opinion opposant deux formes d’esprit : préscientifique et
scientifique ». (2)
Pour établir leur supériorité raciale, les Européens
n’hésitaient pas à soutenir que « les caractéristiques intellectuelles
du primitif […] sont celles de l’enfant civilisé », à
« affirmer sans risque d’erreur que la race noire dans son ensemble n’a
rien apporté, dans le passé autant que dans le présent, au progrès de
l’humanité qui soit digne d’être conservé ». (3) Ces
verdicts, en favorisant la discrimination entre les ensembles culturels, aboutissaient
à rabaisser l’autre et à nier son humanité propre. Se prévalant de
l’exclusivité de la civilisation et de la culture, le colonisateur devait
naturellement clamer l’infériorité des peuples placés sous tutelle, leur
inculquer que l’Occident est le lieu du savoir, la seule voie à suivre.
Ce système d’idées pénétrera profondément le
subconscient des individus comme leur comportement, imprégnera l’activité intellectuelle
et les diverses formes de connaissance. Il sert toujours à légitimer la
pratique des métropoles, à la présenter comme naturelle et inévitable. Ce qui
fait dire à J. Ziegler que « les seigneurs de la banque et de
l’industrie multinationale se servent amplement d’idéologies passées qui sont
celles que l’éducation et la socialisation ancrent dans l’esprit de chaque
homme comme vérités universelles et qui lui fournissent ses critères de
jugement de la réalité ». (4)
Le discours dominant est donc catégorique : les normes requises pour appartenir à la société des nations sont à puiser dans l’univers européen et il n’est d’existence possible pour les peuples divers qu’à la condition de prendre celui-ci pour modèle. De fait, les structures sociales et politiques des pays colonisés sont évaluées en fonction de celles des métropoles et par conséquent jugées comme archaïques.
Une telle attitude, dans un sens, paraît naturelle. Peut-on en effet comprendre les autres si ce n’est à partir de ses
modes de pensée propres ? Mais l’ethnocentrisme est par-dessus tout une
négation totale et définitive. Pour F. Laplantine, c’est « l’attitude
qui consiste à rejeter tous les modèles culturels qui nous sont étrangers ou
tout simplement qui sont différents de ceux auxquels nous nous sommes identifiés
depuis notre enfance ». (5)
Bien plus, cette non-reconnaissance des sociétés se
révèle un véritable ethnocide – un ethnocide qui s’effectue dans les discours
comme dans la pratique. Le projet ethnocentrique reflète bel et bien l’état
d’esprit de l’époque coloniale. A l’origine de la conquête, une vision
historienne consacre l’égocentrisme de l’Occident et aboutit à la négation des
peuples. « Or la manière dont l’Occident leur dénie leur
identité consiste précisément à les intégrer dans ce processus de l’histoire
universelle dont il représente l’aboutissement ». (6)
Les colonies, loin d’être regardées comme des
entités historiques, sont toujours définies négativement. Ce sont des
non-civilisations ou des anti-civilisations. Ne percevant de l’homme que les
dimensions matérielles, l’ordre colonial affirme trouver table rase partout où il
s’étend par la force. Les vertus et richesses culturelles des
« autres » sont volontairement marginalisées ou perdues de vue. Ainsi
sont estompés les apports décisifs du monde musulman, de l’Inde et de la Chine.
« Or, les Européens, en sous-estimant après-coup ces nécessaires
préalables, ont été entraînées dans une autre erreur : se croire sans
dette à l’égard d’autres cultures auxquelles ils avaient tant emprunté ».
(7)
La civilisation musulmane en particulier fut
longtemps victime de réduction et d’incompréhension à base passionnelle.
« Pendant la période coloniale, écrit Taleb-Ibrahimi, le travail de mise en valeur du patrimoine de l’Algérie a été centré
essentiellement sur la période romaine. Et cela dans un but idéologique bien
défini : il s’agissait de démontrer aux jeunes Algériens que, si le
présent et l’avenir de leurs pays sont français, son passé est romain ». (8) A la culture africaine on dénie également toute
spécificité et tout avenir. On refuse notamment d’accorder aux Africains qu’ils
« savaient bâtir des maisons, administrer des empires, construire des
villes, cultiver des champs, fondre le minerai, tisser le coton, forger le fer »…
(9)
Le préjugé de la supériorité occidentale, à n’en
pas douter, a alimenté dès le départ l’élan de la colonisation. Comment
reconnaître un substrat culturel à ceux qu’on cherche à soumettre pour en tirer
un profit abusif ?… C’est le point qui sera traité dans le prochain
papier.
Thami
BOUHMOUCH
Août
2016
_____________________________________
(1) Voir, au sujet du
déterminisme racial, Iffat Mohamed Cherkaoui, Adab Attarikh Ind al arab,
Dar al aouda 1973, pp. 37-38.
(2) Charles Morazé, La
science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p.
168.
(3) Respectivement H.
Spencer et C. Vogt, cités par Stephen J. Gould, Darwin et les grandes
énigmes de la vie, éd. Pygmalion 1979, p. 194.
(4) Jean Ziegler, Retournez
les fusils : Manuel de sociologie d’opposition, Seuil 1981, p. 91.
(5) François
Laplantine, Les 50 mots-clés de l’anthropologie, éd. Privat, p. 70.
(6) Marc Lebiez, L’Occident
et les autres, Les temps modernes n° 538, mai 1991, p. 42.
(7) Charles Morazé,
op. cit., p. 87.
(8) Ahmed
Taleb-Ibrahimi, De la décolonisation à la révolution culturelle,
in Anouar Abdelmalek, La pensée politique arabe contemporaine, Seuil 1975, p.
201.
(9) Aimé Césaire, cité
par Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Seuil 1975, p. 105.
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