Série :
Le fait colonial et l’extension de l’ordre
économique
« La colonisation, ça commence avec une histoire de curé et ça
finit par une histoire de curée » Etiemble
Le sous-développement gagne sans doute à être
saisi dans ses origines historiques... Il ne saurait être réduit toutefois à un
phénomène spatial de désintégration qu’évoquent les termes de dualisme et
d’asymétrie, ni à une condition économique résultant d’une relation de
domination. L’approche serait plus féconde si l’on s’attache à faire ressortir
que l’expansion hégémonique de l’Occident a engendré et perpétué non
seulement des structures mais aussi et surtout des comportements.
Les
stigmates extra-économiques du contact colonial
Les liens divers de dépendance s’entrecroisent : la subordination politique est propice à l’hégémonie économique ; celle-ci est portée et consolidée par l’hégémonie culturelle. L’économiste ne peut avoir une perception valable du phénomène de la domination externe s’il ne tient compte d’un de ses aspects le plus occulté : l’emprise culturelle et ses multiples implications sur le plan purement économique.
Le fait colonial se révèle en somme un problème
humain… et l’embarras qui accompagne le sujet tient à sa charge d’émotivité. D’où
les questions majeures : en quoi la colonisation – cette ère fondamentale de
renversement des valeurs – a-t-elle « réussi » ? Quels
moyens d’influence, quelles procédures le colonisateur a-t-il utilisés pour
asseoir et perpétuer son hégémonie ?
Il est indéniable que les intérêts économiques ont
constitué un élément marquant de la politique impérialiste. En plus du besoin
pressant de matières premières et de denrées alimentaires, il fallait créer des
marchés pour les surplus de production. Pour le colonisateur, un pays conquis
est en fait d’abord un pays dont il exploite les terres, les mines, les puits
de pétrole, les forêts, etc. On sait que Lyautey entendait faire du Maroc
« une bonne affaire commerciale et industrielle ».
L’action coloniale traduit la volonté de la
métropole de faire des colonies des annexes de son propre développement. Mais,
si l’on considère la vérité ultime des choses, peut-on se borner à dire que
l’impérialisme était pour l’Europe une simple « question d’estomac ».
Une conception insuffisante – et de fait inopérante – consiste à confiner la
signification de l’emprise occidentale à un accès à des ressources, aux marchés
et aux possibilités d’investissement…
Ici, il convient de nuancer : la domination
externe se présente, à proprement parler, sous des modalités successives
distinctes : l’ère coloniale, la phase néocoloniale et la situation « postcoloniale ».
(1) Dans la première, la conquête s’appuie fondamentalement sur la force
militaire, mais la motivation économique constitue le
facteur déterminant. Face à l’invasion, la résistance se porte sur la lutte
armée et la propagande patriotique. Dans la seconde (l'après-colonisation), il s’agit de préserver les
intérêts acquis par la force, d’éviter la rupture – et c’est l’aspect politique
qui prime. A ce stade, une élite nationale succède (en partie) à la puissance
d’occupation, s’emploie à conserver ses structures et à les affermir. L’une et
l’autre s’accordent sur beaucoup de questions, mais cette entente reste
implicite ou latente.
La troisième, qu’on situe
au début des années 1990, marque le triomphe de
l’économie néolibérale et l’effritement ultime du « Tiers-Monde ». La dimension culturelle se révèle
pleinement et prend de l’ampleur pour affermir la tutelle. L’alliance entre l’élite
au pouvoir et l’instance dominante prend une nouvelle proportion : dans l’ex-colonie,
les institutions, les structures, les moyens d’information servent à consolider
des intérêts convergents. Désormais la symbiose est patente.
Ces modalités
ne s’excluent pas l’une l’autre, l’emprise culturelle n’est pas absente des
deux premières phases… En tout cas, « il serait faux de dire que
l’économie d’une nation a toujours été à l’origine de ses aventures
coloniales ; parfois, il n’y eut pratiquement aucun intérêt économique en
jeu ». (2) Bien des mobiles non économiques intervenaient :
la religion, le patriotisme, le prestige, l’esprit d’aventure…
R. Thomassy,
pionnier de l’idée coloniale au Maroc, a écrit en 1842 : « la France
sera nécessairement appelée à y représenter le christianisme et à y combattre
en soldat de la civilisation ». (3) Jusqu’aux débuts du
XXème siècle, le devoir d’évangélisation préoccupait fortement les
colonisateurs français. De Foucaud, qui voulait « donner le Maroc à
Jésus », avait effectivement préparé et facilité le travail à l’armée
d’invasion. Les missions chrétiennes sont d’ailleurs restées très actives sous
le protectorat.
L’esprit d’évangélisation,
notons-le, régnait déjà au XVème siècle, alors que la Reconquista battait son
plein. Le Portugal et l’Espagne voulaient notamment porter la guerre sainte au Maroc et mettre en
échec l’expansion islamique. De même qu’en Amérique, l’Eglise s’est implantée
sous la contrainte, là où les civilisations des Aztèques et des Incas ont été
détruites par les conquérants espagnols. (4)
L’expansion
coloniale, loin donc d’être une simple réponse à une pression économique, était
aussi le fait d’idéologues, de missionnaires, de chefs militaires et de leaders
politiques. La France, par exemple, face à l’Angleterre, s’efforçait de
surmonter son « complexe d’infériorité latin » et devait trouver dans
une politique impérialiste vigoureuse une preuve de puissance et un signe de
prestige.
La recherche de
la gloire et de la grandeur en effet contribue à modeler réellement
l'entreprise coloniale. Cependant, si « l’expansion culturelle joue un
rôle fort concret dans le processus complexe de la domination sous tous ses
aspects », (5) il faut bien souligner que dans ce processus
la culture est à la fois un prétexte et un moyen. Le fait appelle
une attention particulière en raison de son impact considérable dans la phase des
indépendances formelles.
Sujétion morale
et exploitation économique
L’incidence de l’action coloniale varie sous l’influence à la fois des conditions spécifiques de chaque colonie et des mobiles de l’instance dominante. Il y a toutefois un facteur commun aux diverses situations : la soumission intériorisée – toutes catégories sociales confondues – des peuples colonisés. S’il est vrai en effet que les puissances d’occupation ont en vue avant tout d’accaparer les richesses de leurs colonies, elles exercent – parallèlement à cela et par une action consciente – une emprise morale, intellectuelle et linguistique sur les populations…
L’ordre colonial
a réussi à créer, bien souvent par la force, des liens culturels entre la
métropole et ses dépendances, des liens qui consolideront et perpétueront
l’exploitation économique. C’est un fait d’agression créant des situations
d’inégalité collectives se répercutant sur les situations individuelles. Un
fait plus grave encore que la destruction des métiers manuels et de l’économie
vivrière a eu lieu : la destruction de l’identité civilisationnelle des peuples.
Une certaine vision du monde était destinée à se propager ; elle nous confronte
avec la question capitale de savoir comment elle produisit ce déséquilibre
durable entre sociétés nanties et sociétés végétatives.
Bien entendu, l’analyse serait tronquée si elle
mettait toutes les défaillances sur le compte de l’intrusion extérieure. Il est
vrai, comme le soutient P. Pascon, que tout n’était pas parfait auparavant :
« Le colonialisme a-t-il eu cette superpuissance de faire naitre
l’ensemble du Mal après un Bien total ? De ce manichéisme il faut sortir
au plus vite sous peine d’ossifier un dogme pour toutes les générations à venir »…
(6) Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de l’hypothèque économique
proprement dite, l’état actuel des pays considérés tire son origine de leur
soumission à la domination culturelle et morale exercée durant la période
coloniale et dont elles n’ont pas réussi à se défaire aujourd’hui.
Pour bien des pays en effet le problème persistant
est de s’insérer dans un mouvement d’émancipation véritable. Mais, comme le
notait à juste titre M. Bedjaoui, « c’est parce qu’il [le
tiers-monde] a été culturellement, socialement et économiquement appauvri et
diminué par la domination coloniale et l’impérialisme, qu’il risque encore plus
de manquer de ressort pour percevoir et écarter les erreurs dans sa marche vers
le développement ». (7)
L’explication gagne donc à être fondée sur la
nature profonde et les motivations de la conquête coloniale. C’est largement
par suite du contexte global de ce moment décisif que le problème du
sous-développement demeure si ardu et qu’on parait loin de le voir résolu.
Thami
BOUHMOUCH
Août
2016
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(1) L’expression prend
ici le sens particulier que lui attribue Mahdi Elmandjra. Cf. son ouvrage Al
harb al hadaria al oula, éd. Ouyoun 1991, pp.29 et 73.
(2) Heinz Gollwitzer, L’impérialisme
de 1880 à 1918, Flammarion 1970, p. 77.
(3) Cité par Germain
Ayache, Etudes d’histoire marocaine, SMER 1979, p. 9.
(4) De nos jours, les
efforts d’évangélisation du monde arabe, portant particulièrement sur des
groupes ethniques censés être réceptifs, s’inscrivent dans des projets de
sécession et de morcellement à visée impérialiste : c'est le cas avec les
minorités kurdes d'Irak et de Syrie, mais aussi avec les Kabyles et les
Berbères au Maghreb.
(5) Jacques Thobie, La
France a-t-elle une politique culturelle dans l’Empire ottoman, Revue Relations
internationales n° 25, 1981, p. 21.
(6) Paul Pascon, Repenser
le cadre théorique de l’étude du phénomène colonial, Revue juridique
politique et économique du Maroc (Rabat) n° 5, 1979, p. 130.
(7) Mohamed Bedjaoui, Pour
un nouvel ordre économique international, UNESCO 1979, p. 73. L’erreur
dont parle l’auteur, c’est de s’engager dans la voie de la facilité : le
recours à l’imitation servile et inefficiente, l’absence d’efforts créatifs…
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