Série : Le fait
colonial et l’extension de l’ordre économique
Dans le papier précédent, l’accent a
été mis sur l’affirmation dogmatique du caractère unique et exceptionnel de la
civilisation occidentale. (1) C’est sur une telle idée reçue que
vont se développer les multiples influences culturelles sous la tutelle
coloniale. L’idéologie ethnocentrique enseigne que les peuples subordonnés
n’ont pas les qualités morales nécessaires pour organiser leur économie et engager
des actions génératrices de progrès.
Le postulat de l’inégalité
Pour justifier l’expansionnisme, on
s’est basé tour à tour sur les mobiles économiques, la puissance matérielle,
l’inégalité des races, la mission civilisatrice à accomplir. Les conquérants
devaient être certains de leur supériorité et l’affirmer avec force.
C’est la foi en la supériorité
intrinsèque de la civilisation européenne qui a au fond suscité l’action
coloniale et permis de la légitimer. Les hommes qui s’élancent à la conquête du
monde ont besoin de se croire maîtres de son destin ; ils ont besoin d’une
idéologie rassurante. Un système de justifications leur montre alors le
caractère nécessaire de leurs actes. « Il s’agit de l’ensemble des
rationalisations par lesquelles le colonisateur explique sa position dans le
pays colonisé, son statut de supériorité et sa conduite à l’endroit des
indigènes ». (2)
L’idéologie qui inculque que les
peuples conquis n’ont pas de dispositions naturelles pour réaliser leur propre
mutation engage du même coup le pouvoir colonial à éteindre toute volonté
d’évolution autonome – puisque logiquement elle en postule l’impossibilité
pratique. L’idéologie colonialiste en effet pose comme principe l’inégalité
ontologique entre les hommes.
L’essentiel ici est de marquer avec
force que le contact colonial est parvenu à imposer un ordre où le couple
dominateur-dominé est promis à l’éternité. Le postulat de l’inégalité, en
pénétrant profondément l’esprit de l’homme colonisé, a fait naître en lui un
sentiment d’infériorité qu’il gardera par la suite. On devine les
effets directs que cette perte de confiance en soi aura sur le maintien des
liens de dépendance multiforme avec la métropole. Celle-ci est censée avoir
vocation pour organiser le monde, exploiter les ressources, prodiguer
outillages et savoir-faire. Aujourd’hui, le monde n’est pas régenté autrement… ce
qui montre bien que le passé explique le présent.
Un sentiment prévalait au XIXème
siècle que les inégalités du système colonial étaient à la fois inévitables
et justes. J. S. Mill l’exprimait ainsi : « En premier lieu,
les règles de la simple morale internationale impliquent la réciprocité. Mais
les barbares sont incapables de réciprocité… Ensuite, les nations qui sont encore
barbares n’ont pas dépassé le stade où elles ont sans doute avantage à être
conquises et tenues en sujétion par des étrangers ». (3) C’est
sur ce dogme que s’appuient le pouvoir colonial hier, comme le mécanisme
d’exploitation internationale aujourd’hui.
A cet égard, Marx voyait d’un œil
favorable la domination britannique en Inde, estimant qu’elle introduisait
finalement des changements heureux dans ce pays « arriéré ».
Selon lui, les communautés villageoises indiennes, lieu de « despotisme
oriental », reposaient sur le fatalisme, le système des castes, des
rites religieux paralysants. Les Britanniques – « conquérants
supérieurs » – avaient alors le devoir de détruire la civilisation
hindoue : « L’Angleterre a une double mission à remplir en
Inde : l’une destructrice, l’autre génératrice – l’annihilation de la
vielle société asiatique et la pose des fondements matériels de la société
occidentale en Asie ». (4)
Ainsi Marx ne semblait pas déplorer
la dislocation de l’ordre préexistant en Inde. Il n’hésitait pas à
affirmer : « quels que fussent les crimes de l’Angleterre, elle
fut un instrument inconscient de l’histoire en provoquant cette révolution ».
(5) Pénétré de la volonté de puissance des nations, il écrivait
encore : « la bourgeoisie entraîne dans le courant de la
civilisation jusqu’aux nations les plus barbares ». (6)
Ce point de vue ethnocentrique,
imprégné des idées de l’époque, ne pouvait à l’évidence pressentir les
incidences économiques ultérieures des contacts traumatiques avec l’Occident
colonial. Certes, de tels contacts ont apporté aux pays conquis l’imprimerie,
le télégraphe, le chemin de fer… mais est-ce là le seul constat possible ? Peut-on
croire que les ex-colonies avaient plus à gagner qu’à perdre de l’expansion
occidentale, soutenir à l'instar de W. Tucker que « cette expansion a été un facteur crucial de
transformation des peuples et de leur passage d’un état de simples objets de
l’histoire à l’état de sujets ». (7)
Rupture de la problématique ethnocentrique
La négation catégorique des cultures
extra-occidentales doit être regardée comme la marque de l’ignorance et surtout
de la perversité. Car suivant quel critérium décide-t-on de la prééminence de
telle ou telle civilisation ? Peut-on raisonnablement établir entre les
diverses cultures un ordre de préséance ?
L’anthropologie remaniée a le mérite
d’avoir dénoncé l’idée maitresse de race décadente qui a alimenté l’action
coloniale. Elle a prouvé scientifiquement, par
une démarche critique et positiviste, l'égalité
de toutes les races et leur perfectibilité. Comme le montre Lévi-Strauss, les apports culturels des
divers groupes humains sont dus à des circonstances géographiques, historiques
et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution
anatomique ou physiologique. La diversité culturelle en effet n’est liée par
aucune relation de cause à effet à celle qui existe sur le plan biologique
entre certains aspects observables de groupements humains. Il s’agit de deux
diversités parallèles, de deux terrains différents. (8)
C’est dire que les civilisations
ne sont pas superposables, chacune d’elles ayant des caractères propres
et se développent, à des paliers différents, selon son génie particulier.
« Toutes cultures, y compris celle dites sauvages, relèvent du même
esprit humain et mettent en œuvre à leurs propres manières ses virtualités
innées ». (9)
Si donc rien ne permet d’affirmer la
supériorité d’une race par rapport à une autre, les conceptions raciales constituent
à coup sûr un acte politique. Au reste, il est établi que les
déficiences alimentaires ont des effets dégradants sur les caractères
anthropologiques de l’individu. De Castro montre en effet « qu’un grand
nombre des caractéristiques tenues pour une supériorité ou une infériorité
raciale n’ont rien à voir avec la race, car ce sont des produits exclusifs de
l’action modélatrice des aliments ». (10)
Il ne suffit pas d’insister sur
cette vérité scientifique majeure, il faut aussi s’arrêter à un fait historique
troublant. A savoir que les peuples colonisés – dans leur diversité – disposaient
jadis d’un type d’organisation sociale et d’une manière de vivre remarquables.
Ces peuples dont la pensée relevait d’une logique complexe, étaient
parfois à la pointe de la science et de la technique. C’était notamment le
cas des Incas, des Mayas, des Aztèques qui, avant la conquête occidentale au
XVIème siècle, excellaient en mathématiques, en astronomie, en médecine, en
architecture comme dans les techniques de l’hydraulique et de l’irrigation. Selon
B. Higgins, « L’Inde, l’Indonésie et la Chine avaient des armes à feu,
des instruments de navigation, des moyens de transport terrestres et maritimes,
des techniques de fabrication et d’agriculture et des systèmes d’éducation qui
pouvaient se comparer favorablement avec les meilleurs européens ». (11)
En revanche, s’agissant de l’expansion
coloniale à partir du XIXème siècle, la supériorité technique de l’Occident est
amplement établie. Une telle expansion n’aurait certes pas été possible sans
les progrès réalisés dans les domaines des communications, des transports et
surtout de l’armement. Avant tout, les conquérants disposaient d’une force
militaire, d’une marine puissante, d’armes à feu et de canons.
Dans un sens, pourrait-on dire, les
nations colonisées étaient des nations colonisables. Il est vrai par
exemple que le monde arabe avait atteint le stade du déclin bien avant le
contact colonial. Depuis bien longtemps il avait perdu de son prestige et s’installait
dans une posture d’engourdissement social persistante. Au-delà de leur
infériorité matérielle manifeste, les pays en situation coloniale n’avaient pas
une volonté politique et un idéal dépassant le modèle imposé. C’est le constat
que fait P. Pascon : « En 1978 comme en 1900, le Maroc dans son
large consensus n’a pas de projet historique offrant une alternative
crédible à opposer à la domination étrangère. Voilà pourquoi, en 1978 comme en
1900, il est dominé par l’impérialisme »… (12)
Le fait est que, lorsqu’on cherche à
cerner les mécanismes d’exploitation internationale, un problème se pose
concrètement en termes d’impérialisme culturel historique. Il s’avère que la
déviation existentielle à laquelle ont été soumises les sociétés dominées est
non pas une conséquence involontaire de l’expansion coloniale, mais découle
bien au contraire d’une action volontaire, engagée dès le début de cette
expansion. Il importe alors de faire ressortir – objet du prochain papier – que
la violence symbolique coloniale a des visées et des incidences proprement
économiques.
Thami BOUHMOUCH
Août
2016
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(1) Cf. Les ressorts initiaux de
l’hégémonie [1/2] Le
préjugé de l’exceptionnalisme occidental https://bouhmouch.blogspot.com/2016/08/les-ressorts-initiaux-de-lhegemonie-12.html
(2) Guy Rocher, Introduction à
la sociologie générale, volume 3 : Le
changement social, éd. HMH Points 1968, p. 229.
(3) Cité par Robert W.
Tucker, De l’inégalité des nations, Economica 1980, p. 9.
(4) Karl Marx, Les
résultats éventuels de la domination britannique en Inde, in Textes
sur le Colonialisme, éd. du Progrès 1977, p. 93.
(5) Karl Marx, La
domination britannique en Inde, Texte sur le c… ibid, p. 42.
(6) Karl Marx, Manifeste
du parti communiste, éd. UGE 10-18, 1962, p. 25.
(7) Robert W. Tucker, op. cit., p.113.
(8) Cf. Claude
Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco 1952.
(9) Ch. Morazé et D.
de Solla Price, in Ch. Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité
(ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 251.
(10) Josué de Castro, Géopolitique
de la faim, Ed. ouvrières 1952, p. 98.
(11) Benjamin Higgins, Economic
development, New Yotk 1959, cité par J. Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière
et Cie 1972,
p. 29.
(12) Paul Pascon, Repenser
le cadre théorique de l’étude du phénomène colonial, Revue juridique
politique et économique du Maroc (Rabat) n° 5, 1979, p.133. Je souligne.
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