Série :
Le fait colonial et l’extension de l’ordre
économique
Après avoir relevé que la violence symbolique (emprise
sur les consciences) est le corollaire superstructurel de l’action de
désorganisation économique, que les blocages et déviations culturels ont pour
effet de socialiser à la dépendance, (1) il y a lieu maintenant de
montrer que le fractionnement de la société colonisée compromet
toute action collective nécessaire au changement économique. Le succès le plus
prometteur et le plus durable de la colonisation reste ce divorce – entretenu –
entre les élites subjuguées et le fonds culturel endogène. Car le colonisé, peut-on
dire, devient le gestionnaire de sa propre soumission.
Véritable contre-école, la colonisation est aussi
une entreprise volontaire et opiniâtre de désagrégation socioculturelle.
Il s’agissait d’exciter et d’entretenir l’esprit tribal, de faire renaître les
dialectes locaux. Au Maroc, le collège d’Azrou et le Dahir berbère ne sont que
deux aspects complémentaires d’une stratégie coloniale à long terme. Des « études
berbères » devaient distinguer les éléments ethniques, élargir la faille, disloquer
le corps social préexistant. C’est ainsi que, dès 1874 en Algérie et 1914 au
Maroc, les zones berbérophones étaient soustraites aux juridictions islamiques.
Le « berbérisme », à l’origine de nombre
de déformations de l’histoire du Maroc et de l’Algérie, « consiste à
affirmer l’indépendance et l’excellence de l’élément berbérophone de la
population, à le tenir pour seul (ou à peu près) assimilable et donc
perfectible – et à agir en conséquence ». (2) En pratique,
l’objectif était « de bloquer l’arabisation des berbères, d’entraver
leur islamisation et de revaloriser leurs traditions et coutumes ». (3)
Un véritable travail de sape a ainsi été
entrepris pour diviser et fragiliser une société dont les composantes, avant
tout, adhèrent au même système de valeurs. De fait, ce dualisme de commande –
qui s’attaquait d’abord à l’islam – reposait sur un contresens socioculturel
flagrant. (4)
En Algérie, les Juifs étaient regardés volontiers comme des « Européens d’Algérie » et se voyaient engagés dans un processus délibéré de francisation. Dès 1870, un décret sépara définitivement Juifs et Musulmans. Les uns et les autres sont tous français mais « seuls les premiers sont citoyens sans avoir besoin de remplir la moindre démarche et disposent, par exemple, du droit de vote ». (5)
En Algérie, les Juifs étaient regardés volontiers comme des « Européens d’Algérie » et se voyaient engagés dans un processus délibéré de francisation. Dès 1870, un décret sépara définitivement Juifs et Musulmans. Les uns et les autres sont tous français mais « seuls les premiers sont citoyens sans avoir besoin de remplir la moindre démarche et disposent, par exemple, du droit de vote ». (5)
Les politiques de l’enseignement ont ajouté au
fractionnement du groupe social. L’objectif était de créer un enseignement de
classe ayant pour fonctions essentielles, d’une part le renforcement des
différences sociales, d’autre part la formation du personnel intermédiaire
nécessaire et de petits cadres destinés aux entreprises et à l’administration
de tutelle. (6)
Par-dessus tout, il s’agissait d’assurer l’ascension
d’une élite soigneusement choisie afin de soutenir le pouvoir colonial. En
1924, l’administrateur
colonial français E. Roume l’expliquait ainsi : « Considérons
l'instruction comme chose précieuse qu'on ne distribue qu'à bon escient et
limitons en les bienfaits à des bénéficiaires qualifiés. Choisissons nos élèves tout d’abord parmi les fils de chefs et de
notables […] Les classes sociales sont nettement
déterminées par l’hérédité et la coutume. C’est sur elles que s’appuie notre
autorité dans l’administration de ce pays, c’est avec elles surtout que nous
avons un constant rapport de services ». (7)
Le système d’éducation national avait de façon
décisive entraîné le divorce entre les masses populaires et l’élite. La
bourgeoisie urbaine et la classe dirigeante s’efforçaient de ressembler aux
colons et, ce faisant, se coupaient de la réalité endogène. Dans les
territoires sous contrôle français, les sujets privilégiés apprenaient la
géographie de la France, la vie de Jeanne d’Arc, les batailles de Napoléon, la poésie
médiévale, le théâtre de Molière… Le contraste était frappant entre les masses
illettrées à la vie difficile et ces minorités factices.
L’impact d’une telle divergence socioculturelle est considérable. On sait que l’élaboration d’une dynamique de développement suppose et exige une prise de conscience de l’intérêt commun, un minimum de convergence et de solidarité. Or la division des habitants des colonies en « indigènes » et « évolués », dans la mesure où elle est appelée à se renforcer et à persister (en s’ajoutant aux divisions ethniques et raciales précoloniales), exclue par là-même toute possibilité d’une évolution autonome cohérente.
G. Rocher est bien de cet avis lorsqu’il
écrit : « Cette atomisation de la société colonisée en groupes
souvent minuscules, rigidement différenciés, hiérarchisés et hostiles les uns
aux autres n’est pas de
nature à favoriser l’action collective nécessaire au développement ». (8) Ces minorités promues à l’état
d’évolué, qui tiendront un jour les commandes, pourront-elles en effet favoriser
des actions génératrices de progrès ? Non, car il tombe sous le sens que
les éléments assimilés, profondément imprégnés de l’exceptionnalisme
occidental, sont à la remorque de la métropole, acquis à sa cause.
Il est vrai certes que l’instruction élitiste
coloniale a malgré tout permis à quelques-uns d’acquérir une conscience
politique. Des nationalistes et des contestataires ont bien surgi de l’élite,
censée paradoxalement soutenir le pouvoir colonial (P. Lumumba fait partie des
« évolués »)… Il est bien normal que les prises de vue sur le
phénomène humain admettent des exceptions. Ces exceptions en tout cas paraissent
confirmer la règle : à savoir qu’il existe une alliance entre la
minorité assimilée et les puissances d’occupation – une alliance qui se
prolonge dans la période néocoloniale entre les groupes privilégiés et les
puissances politiques, financières et militaires extérieures qui les
soutiennent. Les liens ainsi tissés sont assurément des liens d’exploitation et
d’assujettissement, non de coopération et de réciprocité.
Thami
BOUHMOUCH
Septembre
2016
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(1) Cf. les papiers précédents : La force
désintégrante du contact colonial https://bouhmouch.blogspot.com/2016/08/la-force-desintegrante-du-contact.html et Modelage et assujettissement en situation
coloniale https://bouhmouch.blogspot.com/2016/09/modelage-et-assujettissement-en.html
2) Vincent Monteil, Maroc,
Seuil 1962, p. 134. Sur la « spécificité de l’indépendance berbère »,
voir en particulier l’ouvrage de Faouzi M. Houroro, Sociologie politique
coloniale au Maroc, cas de Michaux-Bellaire, éd. Afrique-Orient 1988, pp.
124 et s.
(3) F. Houroro, ibid,
P. 127. Il est bien entendu qu’une telle politique comportait des limites. Il
ne s’agissait aucunement d’introniser la langue berbère. On ne saurait oublier
que « le colonialisme visait des objectifs clairs : la
substitution de la réalité linguistique – dans son ensemble, sans distinction
entre les éléments arabe t berbère – par la langue et la pensée française… »
Mohamed Chami, revue Anoual 5 mars 1993, p. 9. Je traduis.
(4) Il faut garder à
l’esprit que les berbères marocains ont activement pris part à la lutte contre
la « pacification » française (de 1912 à 1934), comme ils se
sont engagés naturellement dans le mouvement pour l’indépendance. Quant au
collège d’Azrou, il devint « une pépinière de nationalistes » (V.
Monteil op. cit. p. 139).
(5) La France
coloniale divise Juifs et Musulmans http://orientxxi.info/magazine/1870-la-france-coloniale-divise-juifs-et-musulmans,0545
(6) Cf. à ce sujet, dans
le cas du Maroc, M. Abid El Jabiri, Ro’ya takaddoumia li baad machakilina al
fikri wa tarbawiya, éd. Maghrébines 1982, pp. 172 et s.
(7) Journal officiel de
l’AOF, 10 mai 1924, cité in Les Cahiers français, novembre 1974, p. 38.
(8) Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le
changement social, éd. HMH Points 1968, p. 228.
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