Série : Assise culturelle de
l’exploitation néocoloniale
"La libération
de l'être colonisé, qui passe nécessairement par le recouvrement de la langue
nationale, est l'une des dimensions prioritaires des luttes de décolonisation".
Youssef Girard
Après
avoir examiné la dimension culturelle de l’action coloniale – au long des 9
articles de la série précédente – le moment est venu
à présent de rendre compte de l’après-colonisation et des formes de
conditionnement qui la caractérisent.
Dans le jeu de l’exploitation impérialiste, on ne
saurait perdre de vue l’impact de la prépondérance culturelle.
Par les mécanismes subtils de modelage et de persuasion, par la domestication
intellectuelle des peuples, l’Occident réalise les conditions essentielles
d’une tutelle/exploitation au moindre effort et au moindre coût.
Après donc l’expansion coloniale est venu le temps
de la décolonisation. Bien que ces deux moments procèdent fondamentalement des
mêmes desseins, convergent vers les mêmes résultats, cette distinction se
révèle analytiquement nécessaire et justifiée.
Dans les années de l’après-guerre, les sociétés
occidentales ne voulaient plus assumer la charge des conquêtes territoriales.
L’opinion publique aspirait à la prospérité, au bien-être et, du reste, ne
trouvait plus dans la possession d’empires coloniaux une source de prestige
national. L’observation de la situation de l’époque semble révéler en effet une
atmosphère et une conjoncture défavorables à la poursuite de l’aventure
coloniale. Au demeurant, la fin des colonisations tend à se réaliser de
multiples manières, marquant le début d’un processus insidieux de néo-colonialisme.
Maintenant
que le colonialisme de jure n’est plus de mise, les pays décolonisés sont
officiellement indépendants. Pour autant, dans ces pays subsistent de graves
symptômes d’une dépendance chronique à l’égard de
l’ancienne métropole. Cette dépendance, essentiellement de nature
psychoculturelle, conditionne et entretient des formes durables de
subordination économique. « On peut dès lors circonscrire la
dépendance : de l’argent, des experts, des machines viennent
investir les nations qui font acte d’allégeance ». (1) Le
transfert de souveraineté proclamé, s’il implique une certaine rupture,
comporte indubitablement la persistance d’une multitude de pratiques et
l’inertie des liens fondamentaux. Les rapports de subordination sont
visiblement maintenus par d’autres voies moins brutales
et moins visibles.
Pour les pouvoirs néocoloniaux, il fallait
absolument garder la plus grande partie possible du monde décolonisé culturellement
réceptive au maintien de la structure inégalitaire. Dès lors, il était primordial
de reconduire l’emprise sur les consciences, de persister à empêcher tout élan
d’émancipation culturelle pouvant mettre en péril les avantages acquis.
Les centres métropolitains étaient amenés naturellement
à renforcer les moyens et procédés permettant de garder les ex-colonies dans le
réseau impérialiste. En d’autres termes, pour conserver la mainmise sur les ressources,
le commerce et l’investissement, il fallait poursuivre l’action de domestication
culturelle et, par là-même, peser sur les prédispositions politiques – nécessaires
à toute amorce de changement économique.
Les grandes puissances propagent aujourd’hui dans
le monde non seulement des objets manufacturés mais aussi des idéaux et des
normes de conduite. Elles exercent l’attraction la plus grande sur les autres
sociétés, les incitant à changer cumulativement leurs comportements. On notera
au passage que diverses cultures, dans le passé, ont joué le rôle de catalyseur
du changement en amenant les autres à les prendre pour référentiel. Il en est
ainsi d’Athènes et de Rome autour de la Méditerranée, de la Chine en Asie, de
l’Islam en Espagne…
Aussi,
le processus de décolonisation n’avait-il en vue que de préserver et de
consolider les assises psychoculturelles de la dépendance, comme il ne visait –
de manière concomitante – qu’à sauvegarder au mieux les acquis. Les nouveaux
rapports comportent une coopération économique et financière, des programmes
d’assistance technique, des engagements politiques et militaires, parallèlement
à un ensemble d’actions culturelles asymétriques.
Autant
dire que le nouveau statut des nations décolonisées est entériné seulement
pour la forme, car il n’est pas de nature à affecter le modèle fondamental
des relations établies jusque-là avec la puissance-mère. L’approche adoptée par
P. Freire de la relation sociale oppresseur-opprimé me semble s’appliquer
également aux nations : conditionné par l’habitude de faire peser sa
volonté sur l’Autre, le dominateur s’emploie à préserver les acquis – et toute
restriction, toute situation autre que l’ancienne lui paraissent comme une
profonde violation de ses droits. (3) En conséquence, les positions
ne peuvent s’inverser : les Occidentaux se perçoivent toujours comme les seuls
sujets de l’histoire ; les autres sont à leur service et se mettent à leur
remorque.
Les
nations du Sud, que l’on proclame indépendantes, vont en effet continuer à
former la périphérie apathique et soumise qu’elles ont longtemps formée.
Dans l’ordre néocolonial, les faits montrent visiblement que leur position
subordonnée est tout simplement réaffirmée.
Il
y a lieu de se demander dans quelle mesure l’ascendant de l’Occident et les
stigmates de son action inhibitrice commandent encore les relations internationales.
Il s’agit bel et bien de s’assurer des marchés, de garder les clients
traditionnels, de prolonger la supériorité intellectuelle et le privilège
exorbitant du savoir-faire. L’oppression culturelle, qui a duré un siècle, dure
encore et de la façon la plus « légale » qui soit. Il est manifeste que
le changement formel survenu dans la situation des colonisés n’a pas permis de
résorber leur aliénation culturelle. Ce que d’aucuns appellent le
progrès n’est souvent que la manifestation de cette aliénation profondément
ancrée dans l’esprit des générations que le dominateur a formées.
Si
le colonialisme comme institution est aboli, un colonialisme de facto
subsiste. L’empire informel, comme substitut de l’ancien ordre colonial,
prend la relève. Outre la consolidation de structures économiques et
financières spécifiques, il repose de façon décisive sur la satellisation
culturelle des minorités agissantes. Avant tout, les ex-colonies héritent de
traditions culturelles et idéologiques, de systèmes d’éducation et
d’administration. Le néocolonialisme perpétue la structure inégalitaire en
vertu d’avantages injustement conférés par l’histoire. L’indépendance nationale
est célébrée sans que soient mis en péril les intérêts qui ont, à l’origine,
suscité l’expansion coloniale.
Le
seul but de ces remarques et de montrer en quoi la domination actuelle dérive
des prémisses du passé. Si l’Afrique par exemple souffre aujourd’hui, c’est en
partie à cause de la colonisation française, remplacée astucieusement par la « Françafrique ».
Les liens de sujétion se perpétuent par le biais de dirigeants laquais et du
franc CFA, mais en toile de fond nous retrouvons l’hypothèque psychoculturelle.
Tant que l’on peut maintenir une telle hypothèque, il y a toutes les chances
pour que rien d’essentiel ne soit changé… Somme toute, l’effort des
impérialismes pour maintenir leur hégémonie a pris un nouveau visage. C’est
l’objet du prochain papier.
Thami
BOUHMOUCH
Novembre
2016
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(1) Georges Châtillon,
Science politique du Tiers-Monde ou néo-colonialisme culturel, Annuaire du Tiers-monde, tome II, 1975-1976, Berger-Levrault, p. 126.
(2) Alain Lipietz, Mirages
et miracles, problèmes de l’industrialisation dans le Tiers-Monde, éd. La
découverte, 1986, p. 19.
(3) Cf. Paulo Freire, Pedagogy of the oppressed,
Sheed & Ward edit., London, 1979, p. 43.
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