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5 novembre 2016

ORDRE NEOCOLONIAL [1/3] : LA CONFIRMATION/RECONDUCTION DE LA TUTELLE


Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


"La libération de l'être colonisé, qui passe nécessairement par le recouvrement de la langue nationale, est l'une des dimensions prioritaires des luttes de décolonisation".
Youssef Girard


Après avoir examiné la dimension culturelle de l’action coloniale – au long des 9 articles de la série précédente – le moment est venu à présent de rendre compte de l’après-colonisation et des formes de conditionnement qui la caractérisent.
Dans le jeu de l’exploitation impérialiste, on ne saurait perdre de vue l’impact de la prépondérance culturelle. Par les mécanismes subtils de modelage et de persuasion, par la domestication intellectuelle des peuples, l’Occident réalise les conditions essentielles d’une tutelle/exploitation au moindre effort et au moindre coût.

Après donc l’expansion coloniale est venu le temps de la décolonisation. Bien que ces deux moments procèdent fondamentalement des mêmes desseins, convergent vers les mêmes résultats, cette distinction se révèle analytiquement nécessaire et justifiée.
Dans les années de l’après-guerre, les sociétés occidentales ne voulaient plus assumer la charge des conquêtes territoriales. L’opinion publique aspirait à la prospérité, au bien-être et, du reste, ne trouvait plus dans la possession d’empires coloniaux une source de prestige national. L’observation de la situation de l’époque semble révéler en effet une atmosphère et une conjoncture défavorables à la poursuite de l’aventure coloniale. Au demeurant, la fin des colonisations tend à se réaliser de multiples manières, marquant le début d’un processus insidieux de néo-colonialisme.
Maintenant que le colonialisme de jure n’est plus de mise, les pays décolonisés sont officiellement indépendants. Pour autant, dans ces pays subsistent de graves symptômes d’une dépendance chronique à l’égard de l’ancienne métropole. Cette dépendance, essentiellement de nature psychoculturelle, conditionne et entretient des formes durables de subordination économique. « On peut dès lors circonscrire la dépendance : de l’argent, des experts, des machines viennent investir les nations qui font acte d’allégeance ». (1) Le transfert de souveraineté proclamé, s’il implique une certaine rupture, comporte indubitablement la persistance d’une multitude de pratiques et l’inertie des liens fondamentaux. Les rapports de subordination sont visiblement maintenus par d’autres voies moins brutales et moins visibles.

Pour les pouvoirs néocoloniaux, il fallait absolument garder la plus grande partie possible du monde décolonisé culturellement réceptive au maintien de la structure inégalitaire. Dès lors, il était primordial de reconduire l’emprise sur les consciences, de persister à empêcher tout élan d’émancipation culturelle pouvant mettre en péril les avantages acquis.
Les centres métropolitains étaient amenés naturellement à renforcer les moyens et procédés permettant de garder les ex-colonies dans le réseau impérialiste. En d’autres termes, pour conserver la mainmise sur les ressources, le commerce et l’investissement, il fallait poursuivre l’action de domestication culturelle et, par là-même, peser sur les prédispositions politiques – nécessaires à toute amorce de changement économique.
Les grandes puissances propagent aujourd’hui dans le monde non seulement des objets manufacturés mais aussi des idéaux et des normes de conduite. Elles exercent l’attraction la plus grande sur les autres sociétés, les incitant à changer cumulativement leurs comportements. On notera au passage que diverses cultures, dans le passé, ont joué le rôle de catalyseur du changement en amenant les autres à les prendre pour référentiel. Il en est ainsi d’Athènes et de Rome autour de la Méditerranée, de la Chine en Asie, de l’Islam en Espagne…
Aussi, le processus de décolonisation n’avait-il en vue que de préserver et de consolider les assises psychoculturelles de la dépendance, comme il ne visait – de manière concomitante – qu’à sauvegarder au mieux les acquis. Les nouveaux rapports comportent une coopération économique et financière, des programmes d’assistance technique, des engagements politiques et militaires, parallèlement à un ensemble d’actions culturelles asymétriques.
Autant dire que le nouveau statut des nations décolonisées est entériné seulement pour la forme, car il n’est pas de nature à affecter le modèle fondamental des relations établies jusque-là avec la puissance-mère. L’approche adoptée par P. Freire de la relation sociale oppresseur-opprimé me semble s’appliquer également aux nations : conditionné par l’habitude de faire peser sa volonté sur l’Autre, le dominateur s’emploie à préserver les acquis – et toute restriction, toute situation autre que l’ancienne lui paraissent comme une profonde violation de ses droits. (3) En conséquence, les positions ne peuvent s’inverser : les Occidentaux se perçoivent toujours comme les seuls sujets de l’histoire ; les autres sont à leur service et se mettent à leur remorque.

Les nations du Sud, que l’on proclame indépendantes, vont en effet continuer à former la périphérie apathique et soumise qu’elles ont longtemps formée. Dans l’ordre néocolonial, les faits montrent visiblement que leur position subordonnée est tout simplement réaffirmée.
Il y a lieu de se demander dans quelle mesure l’ascendant de l’Occident et les stigmates de son action inhibitrice commandent encore les relations internationales. Il s’agit bel et bien de s’assurer des marchés, de garder les clients traditionnels, de prolonger la supériorité intellectuelle et le privilège exorbitant du savoir-faire. L’oppression culturelle, qui a duré un siècle, dure encore et de la façon la plus « légale » qui soit. Il est manifeste que le changement formel survenu dans la situation des colonisés n’a pas permis de résorber leur aliénation culturelle. Ce que d’aucuns appellent le progrès n’est souvent que la manifestation de cette aliénation profondément ancrée dans l’esprit des générations que le dominateur a formées.
Si le colonialisme comme institution est aboli, un colonialisme de facto subsiste. L’empire informel, comme substitut de l’ancien ordre colonial, prend la relève. Outre la consolidation de structures économiques et financières spécifiques, il repose de façon décisive sur la satellisation culturelle des minorités agissantes. Avant tout, les ex-colonies héritent de traditions culturelles et idéologiques, de systèmes d’éducation et d’administration. Le néocolonialisme perpétue la structure inégalitaire en vertu d’avantages injustement conférés par l’histoire. L’indépendance nationale est célébrée sans que soient mis en péril les intérêts qui ont, à l’origine, suscité l’expansion coloniale.

Le seul but de ces remarques et de montrer en quoi la domination actuelle dérive des prémisses du passé. Si l’Afrique par exemple souffre aujourd’hui, c’est en partie à cause de la colonisation française, remplacée astucieusement par la « Françafrique ». Les liens de sujétion se perpétuent par le biais de dirigeants laquais et du franc CFA, mais en toile de fond nous retrouvons l’hypothèque psychoculturelle. Tant que l’on peut maintenir une telle hypothèque, il y a toutes les chances pour que rien d’essentiel ne soit changé… Somme toute, l’effort des impérialismes pour maintenir leur hégémonie a pris un nouveau visage. C’est l’objet du prochain papier.


Thami BOUHMOUCH
Novembre 2016
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(1) Georges Châtillon, Science politique du Tiers-Monde ou néo-colonialisme culturel, Annuaire du Tiers-monde, tome II, 1975-1976, Berger-Levrault, p. 126.
(2) Alain Lipietz, Mirages et miracles, problèmes de l’industrialisation dans le Tiers-Monde, éd. La découverte, 1986, p. 19.
(3) Cf. Paulo Freire, Pedagogy of the oppressed, Sheed & Ward edit., London, 1979, p. 43.

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