Série :
Le fait colonial et l’extension de l’ordre
économique
Et pour nous dépouiller plus facilement
Plus tranquillement
Il ne met plus la chaîne à nos pieds
Mais à la racine de notre tête…
Nazim Hikmet
Il existe sans conteste une relation dialectique
entre les impératifs économiques de l’expansion occidentale et l’hypothèque
culturelle, le refus du dialogue des civilisations. Le modelage culturel
constitue somme toute la dimension superstructurelle de l’exploi-tation
économique. Ce sont deux aspects concomitants d’un même processus.
La domination coloniale s’exerce par le travail forcé,
par la contrainte policière et militaire ; mais elle s’effectue aussi par
la tutelle culturelle, par l’emprise sur les consciences. La civilisation
industrielle fait régner à travers le monde, par la violence, un système
d’organisation de la production à la fois matérielle et symbolique.
Pendant que l’économie de subsistance était
démantelée, que l’artisanat dépérissait, quelque chose de beaucoup plus grave
se produisait sur le plan culturel : le dédain des particularismes, les
blocages à l’instruction, la dépréciation et la mystification de l’homme. Tout,
de l’économie à la politique, de la morale à la religion, de la langue à
l’instruction, était modelé selon les exigences de l’occupant. La volonté de
promouvoir les sociétés dominantes avait pour effet premier de vider les
régions dominées d’une partie de leur substance – et cela dans les deux sens du
terme : matériel et socioculturel.
Il s’avère donc que dans toute colonisation trois
formes de violence se combinent : celle des instruments de
coercition, celle de l’exploitation économique, celle des significations
imposées. Si la conquête politique visait la substitution aux structures
préexistantes d’un appareil politico-administratif moderne propre à la servir
et la consolider, si la conquête économique avait en vue de faire main basse
sur les ressources et jeter les fondements matériels de la structure inégalitaire,
la conquête culturelle en était bien le complément obligé. Elle tendait
à dénaturer les systèmes d’organisation sociale, à faire accepter par la force
des codes culturels exogènes, à former des supports locaux et les destiner à
soutenir le dominateur et prendre son parti.
Sous ce rapport, l’action culturelle coloniale
visait invariablement deux buts complémentaires : d’une part, sevrer le
pays conquis de son histoire, de ses attaches culturelles ; d’autre part,
le détourner de son présent en l’intégrant matériellement et moralement à l’instance
dominante, en lui imposant son système de valeurs, en le mettant à sa remorque.
L’hypothèque morale et l’hypothèque économique fonctionnent
ainsi de concert. Vouloir établir un ordre de priorité entre le culturel et
l’économique en ce qui concerne le processus impérialiste est trompeur autant
qu’infructueux. Ces deux instances procédaient toutes deux d’un style de pensée
et de conduite qui les liait et les modelait, une manière relativement uniforme
d’asseoir les rapports inégaux.
Bien plus, les faits historiques donnent à penser
que si l’action et l’influence culturelles dérivent de la puissance matérielle,
elles la renforcent à leur tour. M. Bedjaoui l’a exprimé en ces
termes : « L’histoire montre surabondamment qu’il n’existe pas
d’exemple d’hégémonie économique qui ne soit accompagnée, consolidée et portée
par une hégémonie culturelle […] L’ère des Pharaons, l’Antiquité
grecque la Méditerranée romaine, l’Europe des Médicis ou celle des
Conquistadors, ont historiquement produit un type de culture directement lié à
la domination économico-politique ». (1)
On peut estimer toutefois que c’est à partir des
années 1880 que les grands capitalismes ont pris pleinement conscience des
possibilités que leur offre le champ culturel d’étendre leurs aires de commerce
et d’investissement. C’est en effet au début de l’impérialisme dit moderne que
les jalons d’une action culturelle d’un genre nouveau sont posés.
L’exportation/diffusion de productions intellectuelles et de modèles culturels,
le façonnement des mentalités visent à assurer et consolider une
position politiquement et économiquement dominante. (2)
Pourquoi donc fallait-il que l’Europe conquérante
marginalise des cultures, enferme artificiellement des peuples dans ses
catégories ? Outre que les métropoles avaient à justifier leur expansion, elles
devaient dans l’intérêt bien compris du capitalisme industriel entretenir le
préjugé de l’exceptionnalisme occidental, opérer sur les hommes conquis une
action de réduction-appropriation. Pour des raisons évidentes, le système
colonial doit inculquer aux colonisés qu’ils ne savent pas fabriquer outils et
produits élaborés, qu’ils ont et auront besoin des biens manufacturés
métropolitains. Il doit les convaincre d’incompétence innée, les engager à
planter, récolter et extraire selon ses besoins.
Au nom donc de l’industrialisme utilitaire,
l’ethnocentrisme glissera vers « l’agression silencieuse » (J.
P. Lycops) et le totalitarisme culturel. L’homme d’Occident est amené sur cette
pente à aviliser et évincer les autres formes de logique. Son réflexe de
supériorité, son emprise sur les consciences constituent la condition
même de l’hégémonie économique qu’il exerce sur le monde.
Nul doute que l’activité économique comme
l’échange reposent sur une différence de potentiel. L’une et l’autre sont mus
par l’inégalité de conditions et de capacités d’action. La domestication
culturelle – parallèlement au maintien de l’ordre – est à même d’assurer un
cadre propice à l'entreprise coloniale, de rendre possible la réalisation
d’objectifs économiques. « L’ethnocide implique l’implantation des
catégories occidentales qui permettent l’utilisation à des fins économiques de
la main-d’œuvre indigène. L’utilisation (ou l’exploitation) physique des
populations colonisées ne semble pouvoir être envisagée que corrélativement
et par un ethnocide ». (3)
Il existe bel et bien une corrélation entre la
conscience colonisée et le contexte socio-économique colonial. L’acculturation
en milieu conquis est par-dessus tout une condition négative, un
bannissement ; c’est la ruine du dialogue culturel. Est-il possible de penser
l’expansionnisme colonial indépendamment de la culture qui le sous-tend ? Le
fait impérialiste est un tout, il est économique, social, politique, culturel
et humain. Ce qui parait être une juxtaposition de pratiques et d’actions
exercées isolément par les marchands, les militaires et les missionnaires (la
fameuse « colonisation des trois M »), ne constitue en fait
qu’un ensemble d’éléments liés organiquement entre eux. Chaque
structure, chaque agent de la colonisation est le support de l’autre, même si les
diverses actions ne sont pas toujours concertées.
L’enseignement principal de ce tour d’horizon est
que non seulement l’hypothèque économique et l’hypothèque psychoculturelle vont
de pair, mais elles fonctionnent selon la même logique. L’idée
suivant laquelle le culturel, dans le contexte colonial, ne serait qu’un
épiphénomène s’est révélée illusoire. La prépondérance des discours centrés sur
l’économique a le grave inconvénient de laisser dans l’ombre les séquelles
tangibles du contact culturel traumatique avec le système colonial et d’évacuer
le phénomène d’anormalisation des comportements observés dans la phase
néocoloniale.
Un point me semble hors de doute : les techniques
les plus performantes, l’instrumentation la plus sophistiquée ne parviendront
pas à briser les obstacles que leur opposeront l’esprit de démission et le sentiment
d’impuissance que l’on a fortifiés en fortifiant le reflexe d’infériorité et de
soumission. On pourra mobiliser des capitaux, introduire des savoir-faire ingénieux,
faire usage de méthodes pointues pour évaluer des quantités économiques, on
n’aura pas pour autant préparé la voie à une véritable dynamique de changement.
Thami
BOUHMOUCH
Octobre
2016
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(1) Mohammed Bedjaoui,
Préface à Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p. 11.
(2) Voir à cet égard
l’article de Pierre Milza, Culture et relations internationales,
Relations internationales n° 24, Hiver 1980.
(3) Robert Jaulin (textes
réunis par), La décivilisation, politique et pratique de l’ethnocide, éd.
Complexe 1974, p. 151. Je souligne.
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