« On fait la science avec des
faits, comme on fait une maison avec des pierres ; mais une accumulation de
faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison »
Henri Poincaré
Le marketing est-il une science ?
Est-ce avant tout une pratique, une expérience acquise sur le terrain ?
L'observateur est porté à regarder
les faits avec humilité. Le marketing a affaire à l'homme – être humain et
social. Il ne saurait se prévaloir de l'exactitude des sciences pures... Abordons
la question au plus court.
Le vendeur de
fruits ambulant qui nous est familier prend plusieurs
décisions commerciales. Quels fruits proposer et en quelles quantités ? Quel
prix annoncer ? Pour quelle cible (dans quel quartier faut-il se placer) ?
Comment attirer l'attention des passants et les amener à acheter ?... Et si le
marketing, dans le fond, n'était pas autre chose que le simple bon sens
marchand ? Ceux qui vont vite en besogne n'hésitent pas à l'affirmer. A
l'opposé, il y a ceux qui mettent en avant ses outils conceptuels,
son langage technique et sa méthodologie rigoureuse à base d'outils
statistiques, de modèles d'analyse, de graphiques, de psychologie, voire de
sémiologie. Les auteurs qui abondent dans ce sens sont légion.
Des emprunts divers
Il n'y a lieu ni d'amenuiser la discipline,
ni de l'encenser outre mesure. Le propos doit se démarquer de ces deux positions
extrêmes. Loin des conceptualisations un peu
forcées, le marketing peut être regardé avec raison comme une discipline
savante, de plus en plus scientifique, tant dans sa phase de réflexion (étude
de marché, définition des objectifs et des moyens pour les atteindre) que dans
sa démarche opérationnelle (action sur le terrain, concrétisation des choix
retenus).
Le marketing est amené à élargir sa
perspective, à favoriser un certain déplacement des frontières entre divers
modes de pensée. En tant que sujet d'étude, il combine les attraits des
sciences et ceux des humanités. Ainsi, l'analyse du comportement
d'achat et des types de conduite s'inspire des théories développées par les
économistes, les psychologues et les sociologues. Ces théories, même si elles
s'inscrivent dans des démarches différentes, fournissent des schémas
explicatifs précieux. L'étude de marché fait appel à la mesure chiffrée,
au raisonnement mathématique (seuil de confiance, marge d'erreur...), comme
aux méthodes d'enquête psychosociologiques.
L'apport récent du marketing
interactif, qui fait appel notamment aux technologies « réseau » et multimédia,
remet en cause les méthodes traditionnelles. L'informatique offre des
perspectives de plus en plus élargies en matière de constitution de bases de
données. Les méthodes de prévision des ventes font parfois appel aux modèles
mathématiques les plus complexes. La conception de softwares
apporte aux décideurs la connaissance anticipée des conséquences de leurs
choix. La publicité s'inspire des théories les plus réputées de la communication. Quant à l'action sur le terrain,
elle ne peut faire abstraction des institutions juridiques, du réseau de droit
qui enserre l'activité économique...
Le savoir marketing devient un champ
d'étude particulier, dispose d'une panoplie d'outils et de méthodes qui lui
sont propres, mais il évolue grâce aux emprunts aux autres disciplines. Du fait
de ces emprunts (qui parfois manquent de nuances) il s'enrichit, devient de
plus en plus complexe, parvient à une meilleure compréhension des phénomènes. J'ai écrit ceci, il y a vingt ans : « S'il
est vrai que chaque discipline sociale a ses méthodes et sa logique propres, il
est manifeste qu'aucune d'elles ne peut espérer embrasser la réalité humaine
complexe si elle n'entrait en contact avec les autres disciplines ».
(1) Ce que
chacun appelle « la réalité » n'est qu'un amas d'observations inorganisées.
Immanquablement, l'analyste est amené à côtoyer les disciplines qui
s'intéressent au même objet étudié.
Toutefois, l'exigence de
quantification ne signifie pas que le marketing puisse se réduire à une science
des moyens et des quantités. S'il fait appel aux sciences exactes, s'il repose
sur un raisonnement structuré, il s'accommode mal du savoir pur. Le marketing
est une approche difficile parce que les facteurs humains y jouent un rôle
majeur. Il se traduit bel et bien par des activités humaines. Les problèmes
n'y sont pas aussi aisément quantifiables que dans le domaine de la production,
de la comptabilité ou des finances. Le comportement humain et social ne saurait
être soumis à la discipline inexorable du calcul rigoureux. D'aucuns
ont cherché à formaliser à l'extrême les relations sur le marché, à construire
des modèles intellectuellement flatteurs. Mais la discipline ne se prête
certainement pas à la logique de la géométrie euclidienne, ni à celle de la physique
quantique.
Une activité humaine
Les choses ne sont jamais simples :
les phénomènes observés sont instables, interférents, non linéaires et
singulièrement complexes. « En matière de collecte et de traitement des
informations, on dispose désormais de méthodes et d’outils relativement
sophistiqués... Pour autant, l’investigation, l’analyse et le diagnostic ne
sauraient prétendre à la précision des sciences exactes. Ils requièrent une
certaine humilité et beaucoup de prudence : les données obtenues ne sont
pas nécessairement fiables et peuvent même être contradictoires ». (2)
Des produits nombreux n'ont-ils pas connu un échec retentissant malgré
des études de marché fondées sur des procédés stricts de mesure chiffrée, des modèles mathématiques et
des logiciels performants ?
Le
marketing ne saurait donc rivaliser d'exactitude avec les sciences de la
matière. Du fait qu'il a affaire à l'homme social, non à des objets inanimés,
il est à la fois un ensemble de techniques et de quelque chose qui les déborde
– une sorte d'habileté qu'il faut bien appeler un art. Claude
Bernard, dans son « Principes de médecine expérimentale » (1878),
écrivait à juste titre : « La médecine n'est pas une science ; c'est un art.
[...] Dans toutes les connaissances humaines il y a à la fois de la science
et de l'art. La science est dans la recherche des lois des phénomènes et dans
la conception des théories ; l'art est dans l'application,
c'est-à-dire dans une réalisation pratique [...] qui nécessite toujours l'action
personnelle d'un individu isolé
». (3) A mon sens, cette réflexion
s'applique opportunément et pleinement au marketing.
Considérons
ce cas de figure : l'homme de marketing enfile l'habit du technicien lorsqu'il
entreprend d'étudier la demande et d'identifier méthodiquement tous les
paramètres qui la déterminent. Il devient un homme de l'art au moment où il
doit traduire l'information collectée en produits appropriés, au moment où il
s'emploie à la fois à répondre aux attentes du marché et à atteindre les
objectifs de l'entreprise – cela sans perdre de vue les assauts des
concurrents. Les
capacités d'évaluation, d'analyse et d'action, il faut en convenir, ne se
conçoivent pas sans une certaine dose d'intuition et de jugement personnel.
Dans les années 1920, lors de la
fondation de Harvard Business School, son président définissait
la gestion des entreprises comme « le plus ancien des arts, la plus moderne
des professions ». (4) L'art dont il est question est modelé et
manié par des hommes concrets, des hommes qui ne se réduisent pas à des
grandeurs comptables, qui ne sont ni omniscients, ni infaillibles. A l'évidence, les êtres humains ne sont pas aussi
disciplinés, aussi réguliers que les mouvements des corps célestes. Fort
heureusement, comme l'écrivait Samuelson, « il n'est aucunement nécessaire
que l'exactitude de nos réponses soit poussée à plusieurs décimales ; si nous
arrivions seulement à déterminer la véritable direction générale des
causes et des effets, nous aurions déjà accompli un énorme pas en avant ». (5)
Ces brèves considérations permettent
d'affirmer ceci : le marketing est une activité humaine, une philosophie de
gestion qui repose sur les mesures – les mesures qui, justement,
marquent le passage de l'art à la science. Dans le passé, l'artisan connaissait
individuellement ses clients ; par une sorte d'intuition avisée, il adaptait
son produit en fonction de l'évolution de leurs désirs. De nos jours,
l'industriel s'adresse à des millions de consommateurs avec lesquels il n'a
aucun contact direct. Les recettes « artisanales » et les « tours de mains »
sont-ils encore opérants ?
Art, science ou les deux à la fois,
magnifié ou voué aux gémonies, toujours est-il que le marketing est devenu,
plus que jamais, une nécessité pour toute organisation moderne.
Thami
BOUHMOUCH
Octobre 2012
________________________________________
(1)
T.
Bouhmouch, La dialectique de la quantité et de la qualité, Rencontre Entreprise
et Culture, Faculté des Lettres de Ben M'sik, Casablanca, février 1992,
communication publiée in Revue Marocaine de Droit et d'économie du
développement, n° 28 - 1992, p. 51.
(2) T. Bouhmouch, S’informer
pour prendre des risques calculés, in http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/sinformer-pour-prendre-des-risques.html
(3) Cité par Le Robert Electronique. Je souligne.
(4)
Cité par
Paul Samuelson, L'économique, A. Colin 1968, tome 1, p. 17.
(5)
P.
Samuelson, ibid., pp. 24-25.
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