Série : Assise culturelle de
l’exploitation néocoloniale
Le
néocolonialisme est un travestissement des formes classiques de la sujétion. Il
traduit la volonté d’assujettir l’autre par des moyens différents, plus
subtils. L'ex-métropole, qui consent à la dissolution des colonies, développe une
stratégie de la dépendance en la camouflant. L’indépendance formelle, célébrée tapageusement,
joue le rôle d’un écran : chargé d’une positivité absolue par le discours
conventionnel, ce terme dissimule la duperie fondamentale qu’il instaure
pour les peuples décolonisés. Le nouveau statut inaugure de nouvelles formes de
tutelle aussi meurtrières que le colonialisme direct, mais beaucoup moins
visibles.
L’hégémonie
pouvant être ainsi exercée par des moyens autres que la possession coloniale
directe, la notion de « coopération » devient le leitmotiv saillant, substitué
à l’ancien paradigme fondé sur la dissymétrie. Le pacte colonial classique, à
la faveur du déterminisme historique, fait place à une emprise d’une tout autre
nature, celle des significations et du conditionnement
organisé. La puissance-mère règne à présent par une instrumentalité conforme
à la nouvelle vision, fondée sur l’univocité occidentale et le totalitarisme
culturel. C’est à travers le logos des dominateurs que les dominés comprennent
désormais le monde.
Nul
doute que le discours du colonialisme maquillé ne puisse être détourné au
profit des peuples assujettis ; c’est un discours qui institue le pouvoir
absolu de l’ex-métropole. Les nouveaux Etats sont gouvernés par des hommes
culturellement dévoués aux intérêts de celle-ci. Ce sont des entités dont la
fonction essentielle est de garantir les conditions optima du maintien de la
structure inégalitaire. Le néocolonialisme désigne un haut degré d’influence
sur les orientations économiques et politiques – ce qui à la fois implique
et exige la suprématie des modèles culturels de l’ancien colonisateur.
Phénomène global, en effet, il se manifeste dans les domaines économique,
politique, idéologique et culturel… C’est dire qu’ « aucun aspect
de la vie du nouvel Etat ne semble pouvoir échapper au danger du néocolonialisme ».
(1)
En
règle générale, l’économique conventionnelle évite de faire état de l’impérialisme culturel. La
raison de cette négligence tient à ce qu’on estime qu’il s’agit d’un simple
épiphénomène – un épiphénomène qui de plus déborderait les « limites »
du champ économique. A mon sens, au contraire, le mécanisme d’exploitation
internationale ne serait pas pleinement élucidé sans la saisie de la dimension
culturelle de l’hégémonie. L’impérialisme culturel (français en particulier),
qui s’accentue dans les temps modernes, est porté par l’impérialisme économique
et politique comme il le porte lui-même.
L’impérialisme
culturel, dont on parle peu, serait-il sans fondement rationnel, un simple cri
de guerre ? Il est vrai que cette expression a trop longtemps été dénaturée
par des élans passionnels. Il est vrai également que bien des faits peuvent
être placés sous cette étiquette. Il faut dès lors plaider pour une utilisation
stricte de ce mot.
L’analyse
du sous-développement ne saurait mettre sous le boisseau ce fait majeur :
les pays qui détiennent le pouvoir économique – et le pouvoir politique qui en
découle – ont indubitablement intérêt à créer et à renforcer les conditions psychoculturelles
propres à perpétuer ce pouvoir. Il est clair que les formes de logique des pays
dominants sont les formes de logique dominantes. L’instance qui dispose des
instruments de domination matérielle dispose du même coup des instruments de
domination intellectuelle. A l’échelle des nations, les groupes humains qui
dominent en tant que puissances
économiques ont une position dominante comme entités pensantes. La même volonté
de prépondérance qui conduit l’Occident à l’hégémonie économique exige de lui
qu’il impose son système de valeurs, son éthique et ses modèles de consommation
à travers le monde. La tutelle économique se trouve inévitablement doublée d’un
impérialisme culturel à l’égard des autres.
On
en arrive à se poser la question de savoir comment et pourquoi les sociétés
décolonisées continuent de céder à la sujétion. Il est vain de montrer du doigt
les seules méthodes de pénétration impérialiste, de faire de l’autre le seul
acteur… Certes, ces sociétés continuent de céder devant la force matérielle de
l’impérialisme, mais il est indispensable qu’elles soient pour une large part consentantes.
La gravité du phénomène néocolonial engage à chercher – à l’intérieur même
de la société dominée – les forces qui permettent d’entretenir l’emprise
externe. Il s’agit de comprendre cette atmosphère de renonciation qui fait que
les individus comme la collectivité acceptent de fait les rapports de
domination.
Les
efforts pour préserver la mainmise occidentale, rompant avec les formes
directes du colonialisme, s’appuient bel et bien sur des relais sociaux
au sein des nations décolonisées. Sans doute ce problème est-il perçu depuis
longtemps… Hélé Béji écrit à ce propos : « Dire que l’oppression
n’a pas cessé, ce n’est pas dire qu’elle se répète, mais qu’elle se
réinvente. Mais il faut alors admettre que c’est dans la représentation
nationale elle-même, et en dépit de sa thématique
antioccidentale, que s’organisent de nouvelles aliénations ». (2)
L’ex-colonisateur s’appuie sur des supports locaux qui ont le plus de
sympathie pour lui et à qui il fournit l’assistance nécessaire. La
décolonisation, tout en dérivant des prémisses du passé, introduit un ordre
particulier. « Elle apporte un nouveau langage, une nouvelle humanité.
La décolonisation est création d’hommes nouveaux ». (3)
Il
est à noter avec quelle habileté le dominateur continue de répandre ses normes
de conduite parmi les peuples subordonnés et d’accréditer en eux des
représentations préjudiciables à leur émancipation. La domination informelle reproduit
des générations aussi fragiles que complexées vis-à-vis de l’ancien maître,
ouvrant ainsi la voie à la prolongation de l’assujettissement culturel,
économique et politique. A ce titre, Tévoédjré écrit : « Il semble
que nous ayons accepté comme une fatalité de nous classer dans ces rôles déjà
déterminés d’avance par les plus forts en reléguant nos cultures dans la
marginalité et le folklore. Nous avons ainsi donné une légitimation à une
division du travail qui nous refuse le droit de participer de façon
spécifique au développement global d’un monde solidaire, par une autonome
régionale nettement affirmée ». (4)
Il
convient de souligner que si les pays formellement indépendants semblent
accepter les nouvelles aliénations, c’est parce que des forces internes
profitent de cette situation et tiennent par là même la collectivité dans un
rapport d’acceptation et de renonciation. Il ne suffit pas de mesurer le néocolonialisme
culturel par les actions de domestication et les divers produits culturels
importés (livres, magazines, films, spectacles…). Non seulement les
gouvernements-relais adoptent volontiers les modèles culturels occidentaux en
consentant à l’introduction de ces produits, ils tendent même à créer
l’atmosphère adéquate et les conditions sociales et intellectuelles propices à
la pénétration de ces modèles.
Somme
toute, dans cette vaste entreprise de conditionnement et de persuasion, le rôle
des supports locaux est fondamental. Le dominé reste attaché au dominateur,
préserve son action… et vice-versa. Il y a là un couple dialectique qui
ne peut se comprendre que par l’appréciation des deux termes.
Thami
BOUHMOUCH
Novembre
2016
_____________________________________
(1) Maurice-Pierre Roy,
Les régimes politiques du Tiers-monde, LGDJ 1977, p. 198.
(2) Hélé Béji, Désenchantement
national. Essai sur la décolonisation, Maspéro 1982, p. 17.
(3) Frantz Fanon, Les
damnés de la terre, Maspéro 1961, p. 30.
(4) Albert Tévoédjré, La
pauvreté richesse des peuples, Les éd. Ouvrières 1978, p. 50. Je souligne.
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