«Les
économies sont gouvernées par les pensées : elles ne reflètent pas les lois de
la matière mais les lois de l'esprit». George Gilder
Dans les années 60 et 70, on faisait
semblant de croire que pour faire «bouger» les nations pauvres, il suffisait
de recourir aux mêmes dynamiques qui ont fait «bouger» le monde
industriel. Si bien que pour «se développer», il fallait solliciter des capitaux
et un encadrement technique adéquat… Cette conception, on le sait, s'est avérée
inopérante – et les essais effectués dans ce sens sont restés tels des îlots de
prospérité factice dans un océan de stagnation.
Connaitre les racines de l'immobilisme social
correspond aujourd'hui à un profond besoin. Besoin à la mesure de l'accélération
de l'histoire, de l'ampleur du marasme actuel, des échecs qui se répètent et de
leurs effets sur la vie des hommes. C'est que la réflexion en est restée à un
degré très élevé d'abstraction… Le chercheur n'est-il pas incité par la lecture
de travaux réputés à perdre de vue les réalités tangibles dans lesquelles il se
trouve ? Aspirant naturellement à la rigueur scientifique, il se doit d'allier
une connaissance intime de son entourage à un esprit critique sans
complaisance. Enfant de son milieu, à la fois juge et partie, il mène l'analyse
de «l'intérieur». Il est amené en quelque sorte à parler de lui-même à
l'intérieur de la société et de lui-même vis-à-vis de la société. On peut se
risquer à dire que le témoignage que porte l'observateur à partir de son
expérience personnelle simple et de sa pratique quotidienne peut suppléer à une
pléthore de théories dogmatiques. On pourrait, dans cette perspective, rendre
compte des faits – petits et grands – de ce qui est à la fois simple et
important ; on en viendrait à considérer que les carences sont d'ordre qualitatif
et pas seulement quantitatif.
Les rigidités sociales et mentales
Le mal des pays du Sud est en effet plus
profond que les indicateurs statistiques ne le laissent apparaître Il y a plus
de cinquante ans, V. Auctores proposait une explication du terme «pays
sous-développé» : «c'est un pays dont les structures sociales,
politiques, économiques sont telles qu'elles rendent impossible la création
d'un véritable produit national, sa diffusion sous la forme de revenus dans les
diverses couches sociales, son utilisation par les individus sous forme de
dépenses de consommation ou d'épargne destinée à l'investissement». (1)
Le but de cette énonciation est de faire ressortir le seul aspect important
auquel il importe ici de s'attacher. A savoir que les causes de la situation
ainsi décrite ne résident pas seulement dans l'extraversion de l'économie ; la
mauvaise utilisation des hommes et des ressources est à mettre absolument en
cause. Les attitudes des sujets économiques et les faits de mentalité ne sont
pas de simples épiphénomènes.
La dynamique de développement est d'abord
un état d'esprit, une mentalité, un type de conduite. Elle exige des hommes
ayant les moyens, la conscience et la volonté de l'accomplir. La
pauvreté des nations est une pauvreté multidimensionnelle. Des multitudes dans
les trois continents restent en dessous du minimum matériel et culturel. Des
multitudes de mal nourris et de mal formés intellectuellement.
Parler de conscience, de volonté… est-ce du romantisme ? S'agissant du Maroc, par exemple, il est possible d'aborder
sous l'angle économique le désœuvrement affligeant de ces escouades de
jeunes qui peuplent les cybercafés ; l'absence d'inclination individuelle et
collective pour le travail organisé et méthodique ; la méconnaissance générale
de la notion du temps ; le laxisme et le népotisme régnant dans le secteur
public… Le dirham, institué il y a 51 ans, est ignoré par les deux tiers
des Marocains qui comptent toujours en rials. Les commerçants s'entêtent
– en dépit de la loi – à ne pas afficher les prix, obligeant leurs clients à
longueur de journée à poser la question «combien». A Casablanca, il y a
des rues larges de 24 mètres, dont le trottoir occupe 70 % de part et d'autre.
Alors que les automobilistes doivent se battre pour passer, les propriétaires
de cafés et restaurants en profitent impudemment pour agrandir leurs locaux. Les noms des rues sont indiqués au
milieu de celles-ci (donc loin des points d’entrée), quand ils ne sont tout simplement pas indiqués. Les gens se faufilent,
resquillent en toutes circonstances. Partout les choses vont de travers… Que
peut-on espérer lorsque les prédispositions et les aspirations ne sont pas
pleinement conformes à l'exigence de la progression ?
L'ordre socioculturel se révèle décisif.
Les vertus sociales et les motivations peuvent jouer un rôle de frein ou de
moteur dans le processus de changement. A. Page l'expliquait ainsi : «le
milieu socioculturel fait prévaloir certaines valeurs dominantes auxquelles
tendent à se conformer les attitudes des hommes. Ces valeurs déterminent des
stimulations positives ou négatives à une activité économique moderne.
Elles conditionnent l'intensité du désir de rechercher la satisfaction des
besoins matériels, la mesure selon laquelle sont acceptées les contraintes
d'une activité hautement productive, la place des objectifs économiques dans la
vie sociale». (2)
En vérité, le monde appartient à ceux qui
appliquent des connaissances organisées à des tâches pratiques. Les nations
déshéritées gagnent à être sensibles plus à leurs carences intellectuelles qu'à
leurs carences économiques. Les pays industrialisés tirent leur prospérité de
la science et de la technique, laquelle résulte de leur éthique utilitaire, de leur
attitude agissante, de leur dynamisme. La révolution industrielle et toutes ses
implications ont été rendues possibles grâce au riche héritage non seulement
matériel, mais aussi intellectuel et politique dont l'Occident a pu bénéficier
à la fin du XVIIIe siècle.
L'homme et les handicaps matériels
Il ne s'agit pas ici de soutenir la
prétention exorbitante de l'Occident à l'universalité, de célébrer son modèle
de croissance, de consentir à ses égoïsmes culturels. Il ne convient pas non
plus de perdre de vue que du VIIe siècle à la Renaissance, l'Europe ténébreuse
a été illuminée par les découvertes scientifiques d'une civilisation arabe inventive
et créative. Les théories raciales du développement ont un pouvoir de
fascination non négligeable. On a souvent présumé que certaines
caractéristiques raciales rendent un peuple plus vigoureux, plus dynamique
qu'un autre. Ce qui amenait naguère P. Samuelson à s'interroger : «la peau
de l'immense majorité des habitants des pays avancés est blanche. La prospérité
ne serait-elle donc pas purement et simplement associée à la race blanche ?»
(3)
Pourtant, les tenants de cette conception ne
parviennent pas à expliquer pourquoi un groupe humain donné est dynamique à
certaines époques plus qu'à d'autres. Les civilisations égyptienne, grecque et
indienne n'étaient pas à proprement parler le fait d'hommes de race blanche.
L'étude poussée des civilisations chinoise et arabo-islamique révélerait certainement qu'elles ont été conditionnées par de nombreux facteurs et que
l'on ne peut isoler celui de la race en lui attribuant, de façon spécifique, la
cause des changements économiques. Le cas remarquable du Japon actuel
constitue, au surplus, un argument convaincant à l'encontre d'une telle
conception. Ce qui finalement engageait Samuelson à convenir que «personne
n'a jamais réussi à démontrer l'existence d'une relation de causalité entre la
pigmentation de l'épiderme et la productivité…». (4)
L'infirmation des théories raciales parait
trop évidente pour qu'il soit nécessaire d'y insister. Toutefois, est-il permis
de parler de logique du changement et de volonté de progrès aux multitudes de
mal nourris, à des pauvres réduits à une condition «infrahumaine»
(Helder Camara) ? Est-il permis de présumer une mauvaise utilisation des
richesses alors que nombre de pays ont été volés de la plus grande partie de
leurs meilleurs produits de base ?
Les handicaps matériels, on s'en doute, ne
sauraient être minimisés. Il est des pays qui paraissent privés de tout espoir,
de toute possibilité de changement réel. Peut-être pourrait-on à cet égard se
demander si l'Europe aurait atteint son niveau de vie actuel si ses
agriculteurs devaient achopper sur un sol sablonneux comme celui de la
Mauritanie ou du Tchad, si ses cultures étaient périodiquement anéanties par la
sécheresse comme celles du Mali ou du Sénégal… Il n'est pas question non plus
de négliger les mécanismes d'exploitation internationale, les liens de
dépendance commerciale et de dépendance financière qui se conditionnent
mutuellement, les liens de dépendance politique qui en résultent
inévitablement.
Les différences énormes de niveaux de développement entre les pays, en
plus d'être le résultat de rapports dissymétriques, sont le fruit d'une
différence d'aptitude collective et d'attitudes morales. Certes «la plupart
des pays pauvres sont conditionnés par le contexte international, donc par le
poids des pays riches. Mais le Tiers-monde est libre d'arrêter beaucoup de
choix. Ils exigent un héroïsme qui apparait dans l'exercice du
pouvoir, l'organisation du travail des hommes et des femmes, la répartition
équitable des richesses entre les classes sociales, la couverture des coûts de
l'homme». (5)
Cette appréciation pertinente me fait
revenir à l'esprit une vieille réflexion de Marx et Engels à propos de la
théorie : «la puissance matérielle ne peut être battue que par la puissance
matérielle, mais la théorie aussi devient une puissance matérielle dès qu'elle
s'empare des masses». (6) Disons, en l'occurrence, que le
bien-être matériel ne peut être réalisé que par des moyens matériels, mais
l'esprit positif, le sens du rationnel, la discipline sociale deviennent une
force matérielle lorsqu'ils font partie des habitudes mentales collectives.
En définitive, nous constatons combien il
peut être dangereux de s'hypnotiser sur les quantités économiques en oubliant l'homme,
combien il peut être illusoire d'expliquer par un facteur unique l'ensemble
complexe des forces en jeu. Les facteurs
psychologiques et socioculturels paraissent décisifs dans l'ordre économique.
Thami
BOUHMOUCH
Janvier
2013
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(1) Varii
Auctores, Colonisation, décolonisation, sous-développement. Initiation aux
problèmes d'outre-mer…, 1959, pp. 199-200.
(2) André Page, L'économie
de l'éducation, PUF 1971, p 22. Je souligne.
(3) Paul
Samuelson, L'économique, A. Colin 1969, tome 2, p. 1038.
(4) Ibid, p. 1039.
(5) A.-E.
Nivollet, Cahiers Français novembre 1974, p. 64. Je souligne.
(6) K. Marx, F.
Engels, Critique de la philosophie du droit de Hegel, in Sur la
religion, éd. sociales 1968, p. 50.
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