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11 janvier 2013

L'ANKYLOSE DU SOUS-DEVELOPPEMENT : [2/3] LES FACTEURS INHIBITEURS INTERNES



«A toute observation de bon sens, on peut toujours opposer une observation contradictoire…» H. Mendras


Peut-on encore aujourd'hui alléguer l'héritage colonial et le mettre en avant comme justification de toutes les faillites ?...
Notons d'abord que les pays les plus pauvres ne sont pas précisément des victimes historiques de la domination coloniale. Certains n'ont jamais été colonisés ou n'ont eu que des relations très restreintes avec l'Europe… C'est dire, pour cette raison, non pas que l'explication historique n'est pas fondée, mais qu'elle ne suffit pas à elle seule à rendre compte de l'ensemble du problème. Du reste, pour combien de temps encore peut-on recourir à cette explication ?
Un pays comme le Congo-Brazzaville pourrait se plaindre des mécanismes d'exploitation internationale. Or, ce pays souffre de façon chronique de l'alcoolisme (débits de boisson innombrables), un véritable fléau à l'origine des retards et des absences au travail, de la baisse inquiétante des rendements, des échecs scolaires, de l'ignorance… Comment dès lors s'obstiner à regarder le marasme de l'économie congolaise uniquement comme un mal infligé par la domination externe ? L'objectivité oblige à refuser la vision caricaturale consistant à imputer systématiquement tous les revers et carences à des forces exogènes.
La dénonciation de toutes les formes de pillage est certes légitime, mais l'attrait d'une rhétorique politique est-il un bon guide pour la saisie de la totalité concrète ? Un raisonnement qui se satisfait de diatribes est voué à tourner à vide. P. Ardant a écrit à ce propos : «peu importe la coïncidence entre le thème et la réalité. Le thème a une vie autonome […], on l'applique à une foule d'hypothèses sans trop se préoccuper de son fondement initial, uniquement pour faire jouer son pouvoir de répulsion». (1) Suffit-il d'ailleurs de charger colonialisme et néocolonialisme de tous les péchés pour que le monde pauvre soit exorcisé ? L'impérialisme, pour reprendre une expression de G. Sorman à propos de l'Etat, «n'est pas une muraille de Jéricho qui s'effondre d'elle-même sous l'effet des clameurs». (2)
C'est aussi de l'intérieur, dans la vie de tous les jours, qu'il convient d'observer et d'analyser la société post-coloniale  Elle secrète ses pesanteurs, son appareil inhibiteur, ses formes d'immobilisation et de dégradation politique et intellectuelle.  

Les facteurs endogènes constitutifs
L'impérialisme n'étant pas seul mis en cause dans la quête des responsabilités, l'axe de l'analyse est autant dire réorienté : c'est sur la spécificité culturelle et sociale des pays que l'accent est mis. Les causes du marasme des uns comme les facteurs de progrès matériel des autres sont alors compris comme étant essentiellement internes à chacun des groupes humains.
Il n'est pas question ici, à l'évidence, de se rallier aux vieilles allégations de la période coloniale, d'applaudir à «cette conception, plus ou moins consciemment raciste de la part d'Occidentaux bien nourris, selon laquelle les pays du tiers-monde souffriraient de quelque incapacité congénitale à surmonter leurs difficultés». (3) Si la théorie colonialiste doit être invalidée, c'est d'abord parce qu'elle est apologétique, foncièrement dominée par une doctrine de l'infériorité raciale ; c'est ensuite parce qu'elle vise à décharger les puissances coloniales de leurs responsabilités.
Quoi qu'il en soit, les faits concrets s'imposent à notre esprit et il serait inadmissible d'en minimiser la gravité : si nous cherchons à appréhender les raisons pour lesquelles certaines sociétés sont économiquement plus avancées, plus dynamiques que d'autres, nous devons rendre compte de leurs caractères fondamentaux et des différences qui les séparent. Il semble que l'on puisse affirmer – indépendamment  des facteurs exogènes évoqués – que si les peuples du Sud sont ce qu'ils sont, c'est essentiellement parce que leur conscience, leurs habitudes mentales, leurs aspirations ne sont pas pleinement adaptées à l'exigence de la progression. C'est dans l'absence, plus ou moins, de vertus sociales propres à provoquer et soutenir un processus réussi que réside la cause originaire de leur infortune chronique.
En insistant exclusivement sur l'impérialisme et les structures de dépendance, on perd de vue les facteurs non économiques et les types de conduite. Les disparités de conditions socioculturelles entre les pays  sautent aux yeux. Il ne suffit pas de faire état de données quantifiables pour diagnostiquer le mal et imaginer des solutions. O. El Kettani n'hésitait pas à affirmer que «le sous-développement est d'abord moral, ensuite il est intellectuel et ce n'est qu'en troisième lieu qu'il est économique». (4)
Nombre d'auteurs refusent de concevoir le changement économique comme immanent à la société elle-même. Il faut un certain courage pour mettre à nu l'impact réel de l'attachement aux croyances et concepts traditionnels sur le niveau de développement. C'est précisément l'angle qu'a choisi Lamine Gakou. Cet économiste malien donne à penser que la faillite de l'agriculture africaine était écrite dans les traditions locales ancestrales. Selon lui, l'extraversion de l'économie africaine entretenue de l'extérieur n'est pas la seule cause des difficultés de l'agriculture. Tout comme la sécheresse par exemple, cette extraversion ne serait qu'une «circonstance aggravante». (5)

Les contradictions internes
Le système colonial, à n'en pas douter, s'est implanté dans des sociétés végétatives. Les attributs et dispositions responsables de l'engourdissement culturel, social et politique loin d'être des séquelles de l'impact extérieur, sont inhérents à l'ordre préexistant. C'est ce que Myrdall désignait naguère par l'expression «Etat mou» ou «Etat débile», un Etat caractérisé par un manque d'organisation et de discipline sociale, par une propension au laxisme, au népotisme et au non respect des lois, par l'incompétence et l'inertie. (6) N'est-ce pas ce qu'on observe, ici et là, au quotidien dans un pays comme le Maroc ?
Aujourd'hui, les sociétés du Sud «ont en commun de s'écarter plus ou moins des normes minimales d'honnêteté, de responsabilité, de ponctualité et de conscience civique propres aux peuples développés». (7) Toutes transactions, affaires, autorisations administratives comportent des dessous de table. La corruption parait inévitable et sa pratique est acceptée avec résignation. Les «relations» tiennent lieu de l'économie de marché, se substituent aux voies légales. Ces habitudes d'esprit, comme l'exploitation du pouvoir pour le profit personnel, ne constituent-elles pas un redoutable frein à l'activité ? Le Maroc dispose d'un arsenal de lois et réglementations bien fourni, lesquels sont fréquemment traités de haut et contournés. En décembre dernier, l'Etat a lancé une campagne de sensibilisation contre la corruption. Mais les spots publicitaires peuvent-ils avoir un quelconque effet concret ?
Non seulement le pouvoir colonial a trouvé dans les pays conquis un «Etat débile», mais c'est même cette «débilité» qui a justifié et rendu possible son implantation. En somme, si des pays ont été colonisés, c'est parce qu'ils étaient colonisables. C'est une vérité historique que F. Oualalou, en son temps, avait perçue : «s'il est vrai que le sous-développement est l'enfant du colonialisme, il est certain que c'est l'immobilisme historique et social de nombre de pays qui a entraîné le colonialisme". (8)
A cet égard, il importe de souligner que l'impérialisme, dans sa forme coloniale comme dans son évolution contemporaine, a su et sait se servir des contradictions internes des pays dominés. La conquête coloniale n'a pu s'effectuer qu'avec la collaboration active des catégories privilégiées autochtones. Ces catégories, qui détiennent de nos jours des pouvoirs considérables, assurent la fonction d'intermédiaire entre les maitres et les serviteurs de l'économie mondiale. Sans elles, le système impérialiste ne peut être maintenu. De ce fait, il est illusoire de focaliser le débat sur l'opposition mainmise impérialiste/aspirations nationales ou de poser les problèmes de l'hégémonie en termes de rapports de pays à pays. Il convient d'organiser le raisonnement à la fois au niveau de la domination externe et au niveau des contradictions internes.

Tout compte fait, raisonner en termes de facteurs ou de causes originaires du sous-développement conduit à formuler des convictions qui ne peuvent être ni vérifiées ni invalidées. L'économique est un domaine où toute certitude est hors de portée…
Posons la question de nouveau : l'immobilisme socio-économique est-il dû à l'impact extérieur ou à des causes intrinsèques ? Chacune des thèses offre une vue partielle – et sans doute partiale – de la réalité. Au lieu de constituer deux blocs monolithiques et totalement antagonistes, les deux conceptions peuvent se corriger mutuellement et se compléter. La «débilité» de l'Etat sous-développé a trop été laissée dans l'ombre et il peut être fécond de mettre en lumière sa part de responsabilité. Je pense que, globalement, les pays du Sud sont aujourd'hui en partie responsables de la misère dans laquelle ils s'enlisent.  L'économie du sous-développement ne saurait être qu'une critique de la société. Pour cela, il est indispensable d'éviter toute démarche manichéiste. L'économie ne peut évoluer largement et pleinement si elle ne reçoit l'appui et l'élan d'une morale et d'une éthique particulièrement favorables.
Il semble donc que l'on puisse prendre les sociétés considérées comme un champ d'analyse spécifique. Ces sociétés peuvent et doivent être appréhendées en elles-mêmes avec leurs caractéristiques intrinsèques… C'est ce qu'il faudra aborder dans le prochain article.

Thami BOUHMOUCH
Janvier 2013
___________________________________
(1) Cité par Maurice-Pierre Roy, Les régimes politiques du tiers-monde, éd. LGDJ 1977, p. 200.
(2) Guy Sorman, La solution libérale, éd. Fayard 1984.
(3) Pierre Jalée, Le pillage du tiers-monde, éd. Maspero 1981, p. 33.                  
(4) Omar El Kettani, Analyse économique, éd. Badr 1992, p. 26.
(5) Cf. Mohamed Lamine Gakou, Crise de l'agriculture africaine, éd. Silex 1984.
(6) Cf. Gunnar Myrdall, Le défi du monde pauvre, éd. Gallimard 1971.
(7) Carlos Rangel, L'Occident et le tiers-monde, éd. Robert Laffont, p. 189.
(8) Fathallah Oualalou, Al iqtissad assiyassi, tome 1, Dar annachr al-maghribia 1974, p. 301. Je traduis.

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