«A
toute observation de bon sens, on peut toujours opposer une observation
contradictoire…» H. Mendras
Peut-on encore aujourd'hui alléguer l'héritage
colonial et le mettre en avant comme justification de toutes les faillites ?...
Notons d'abord que les pays les plus
pauvres ne sont pas précisément des victimes historiques de la domination
coloniale. Certains n'ont jamais été colonisés ou n'ont eu que des relations
très restreintes avec l'Europe… C'est dire, pour cette raison, non pas que l'explication
historique n'est pas fondée, mais qu'elle ne suffit pas à elle seule
à rendre compte de l'ensemble du problème. Du reste, pour combien de temps encore
peut-on recourir à cette explication ?
Un pays comme le Congo-Brazzaville pourrait
se plaindre des mécanismes d'exploitation internationale. Or, ce pays souffre
de façon chronique de l'alcoolisme (débits de boisson innombrables), un
véritable fléau à l'origine des retards et des absences au travail, de la
baisse inquiétante des rendements, des échecs scolaires, de l'ignorance… Comment
dès lors s'obstiner à regarder le marasme de l'économie congolaise uniquement
comme un mal infligé par la domination externe ? L'objectivité oblige à refuser
la vision caricaturale consistant à imputer systématiquement tous les revers et
carences à des forces exogènes.
La dénonciation de toutes les formes de
pillage est certes légitime, mais l'attrait d'une rhétorique politique est-il
un bon guide pour la saisie de la totalité concrète ? Un raisonnement qui se
satisfait de diatribes est voué à tourner à vide. P. Ardant a écrit à ce propos
: «peu importe la coïncidence entre le thème et la réalité. Le thème a une
vie autonome […], on l'applique à une foule d'hypothèses sans trop se
préoccuper de son fondement initial, uniquement pour faire jouer son pouvoir de
répulsion». (1) Suffit-il d'ailleurs de charger colonialisme et
néocolonialisme de tous les péchés pour que le monde pauvre soit exorcisé ?
L'impérialisme, pour reprendre une expression de G. Sorman à propos de l'Etat, «n'est
pas une muraille de Jéricho qui s'effondre d'elle-même sous l'effet des
clameurs». (2)
C'est aussi de l'intérieur, dans
la vie de tous les jours, qu'il convient d'observer et d'analyser la
société post-coloniale Elle secrète ses pesanteurs, son appareil inhibiteur,
ses formes d'immobilisation et de dégradation politique et intellectuelle.
Les facteurs endogènes constitutifs
L'impérialisme n'étant pas seul
mis en cause dans la quête des responsabilités, l'axe de l'analyse est autant
dire réorienté : c'est sur la spécificité culturelle et sociale des pays que
l'accent est mis. Les causes du marasme des uns comme les facteurs de progrès
matériel des autres sont alors compris comme étant essentiellement internes à
chacun des groupes humains.
Il n'est pas question ici, à l'évidence, de
se rallier aux vieilles allégations de la période coloniale, d'applaudir à «cette
conception, plus ou moins consciemment raciste de la part d'Occidentaux bien
nourris, selon laquelle les pays du tiers-monde souffriraient de quelque
incapacité congénitale à surmonter leurs difficultés». (3) Si la
théorie colonialiste doit être invalidée, c'est d'abord parce qu'elle est apologétique,
foncièrement dominée par une doctrine de l'infériorité raciale ; c'est ensuite
parce qu'elle vise à décharger les puissances coloniales de leurs
responsabilités.
Quoi qu'il en soit, les faits concrets
s'imposent à notre esprit et il serait inadmissible d'en minimiser la gravité :
si nous cherchons à appréhender les raisons pour lesquelles certaines sociétés
sont économiquement plus avancées, plus dynamiques que d'autres, nous devons
rendre compte de leurs caractères fondamentaux et des différences qui les
séparent. Il semble que l'on puisse affirmer – indépendamment des facteurs exogènes évoqués – que si les peuples
du Sud sont ce qu'ils sont, c'est essentiellement parce que leur conscience,
leurs habitudes mentales, leurs aspirations ne sont pas pleinement adaptées à
l'exigence de la progression. C'est dans l'absence, plus ou moins, de vertus
sociales propres à provoquer et soutenir un processus réussi que
réside la cause originaire de leur infortune chronique.
En insistant exclusivement sur l'impérialisme
et les structures de dépendance, on perd de vue les facteurs non économiques et
les types de conduite. Les disparités de conditions socioculturelles entre les
pays sautent aux yeux. Il ne suffit pas
de faire état de données quantifiables pour diagnostiquer le mal et imaginer
des solutions. O. El Kettani n'hésitait pas à affirmer que «le
sous-développement est d'abord moral, ensuite il est intellectuel et ce n'est
qu'en troisième lieu qu'il est économique». (4)
Nombre d'auteurs refusent de concevoir le
changement économique comme immanent à la société elle-même.
Il faut un certain courage pour mettre à nu l'impact réel de l'attachement aux
croyances et concepts traditionnels sur le niveau de développement. C'est précisément
l'angle qu'a choisi Lamine Gakou. Cet économiste malien donne à penser que la
faillite de l'agriculture africaine était écrite dans les traditions locales
ancestrales. Selon lui, l'extraversion de l'économie africaine entretenue de
l'extérieur n'est pas la seule cause des difficultés de l'agriculture. Tout
comme la sécheresse par exemple, cette extraversion ne serait qu'une «circonstance
aggravante». (5)
Les contradictions internes
Le système colonial, à n'en pas douter,
s'est implanté dans des sociétés végétatives. Les attributs et dispositions responsables
de l'engourdissement culturel, social et politique loin d'être des séquelles de
l'impact extérieur, sont inhérents à l'ordre préexistant. C'est ce que Myrdall désignait
naguère par l'expression «Etat mou» ou «Etat débile»,
un Etat caractérisé par un manque d'organisation et de discipline sociale, par
une propension au laxisme, au népotisme et au non respect
des lois, par l'incompétence et l'inertie. (6) N'est-ce pas ce qu'on
observe, ici et là, au quotidien dans un pays comme le Maroc ?
Aujourd'hui, les sociétés du Sud «ont en
commun de s'écarter plus ou moins des normes minimales d'honnêteté, de
responsabilité, de ponctualité et de conscience civique propres aux peuples
développés». (7) Toutes transactions, affaires, autorisations administratives
comportent des dessous de table. La corruption parait inévitable et sa pratique
est acceptée avec résignation. Les «relations» tiennent lieu de l'économie de
marché, se substituent aux voies légales. Ces habitudes d'esprit, comme
l'exploitation du pouvoir pour le profit personnel, ne constituent-elles pas un
redoutable frein à l'activité ? Le Maroc
dispose d'un arsenal de lois et réglementations bien fourni, lesquels sont
fréquemment traités de haut et contournés. En décembre dernier, l'Etat a lancé une
campagne de sensibilisation contre la corruption. Mais les spots publicitaires peuvent-ils
avoir un quelconque effet concret ?
Non seulement le pouvoir colonial a trouvé
dans les pays conquis un «Etat débile», mais c'est même cette «débilité»
qui a justifié et rendu possible son implantation. En somme, si des pays ont
été colonisés, c'est parce qu'ils étaient colonisables. C'est une vérité
historique que F. Oualalou, en son temps, avait perçue : «s'il est vrai que
le sous-développement est l'enfant du colonialisme, il est certain que c'est
l'immobilisme historique et social de nombre de pays qui a entraîné le
colonialisme". (8)
A cet égard, il importe de souligner que
l'impérialisme, dans sa forme coloniale comme dans son évolution contemporaine,
a su et sait se servir des contradictions internes des pays dominés. La
conquête coloniale n'a pu s'effectuer qu'avec la collaboration active des catégories
privilégiées autochtones. Ces catégories, qui détiennent de nos jours des
pouvoirs considérables, assurent la fonction d'intermédiaire entre les maitres et
les serviteurs de l'économie mondiale. Sans elles, le système impérialiste ne
peut être maintenu. De ce fait, il est illusoire de focaliser le débat sur
l'opposition mainmise impérialiste/aspirations nationales ou de poser les
problèmes de l'hégémonie en termes de rapports de pays à pays. Il convient
d'organiser le raisonnement à la fois au niveau de la domination externe et au
niveau des contradictions internes.
Tout compte fait, raisonner en termes de
facteurs ou de causes originaires du sous-développement conduit à formuler des
convictions qui ne peuvent être ni vérifiées ni invalidées. L'économique est un
domaine où toute certitude est hors de portée…
Posons la question de nouveau : l'immobilisme socio-économique est-il dû à l'impact extérieur ou à des causes intrinsèques ? Chacune
des thèses offre une vue partielle – et sans doute partiale – de la réalité. Au
lieu de constituer deux blocs monolithiques et totalement antagonistes, les
deux conceptions peuvent se corriger mutuellement et se compléter.
La «débilité» de l'Etat sous-développé a trop été laissée dans l'ombre
et il peut être fécond de mettre en lumière sa part de responsabilité. Je pense
que, globalement, les pays du Sud sont aujourd'hui en partie responsables
de la misère dans laquelle ils s'enlisent. L'économie du sous-développement ne saurait
être qu'une critique de la société. Pour cela, il est indispensable d'éviter
toute démarche manichéiste. L'économie ne peut évoluer largement et pleinement
si elle ne reçoit l'appui et l'élan d'une morale et d'une éthique
particulièrement favorables.
Il semble donc que l'on puisse prendre les sociétés
considérées comme un champ d'analyse spécifique. Ces sociétés peuvent et
doivent être appréhendées en elles-mêmes avec leurs caractéristiques
intrinsèques… C'est ce qu'il faudra aborder dans le prochain article.
Thami
BOUHMOUCH
Janvier 2013
___________________________________
(1) Cité par
Maurice-Pierre Roy, Les régimes politiques du tiers-monde, éd. LGDJ
1977, p. 200.
(2) Guy Sorman, La
solution libérale, éd. Fayard 1984.
(3) Pierre Jalée, Le
pillage du tiers-monde, éd. Maspero 1981, p. 33.
(4) Omar El
Kettani, Analyse économique, éd. Badr 1992, p. 26.
(5) Cf. Mohamed
Lamine Gakou, Crise de l'agriculture africaine, éd. Silex 1984.
(6) Cf.
Gunnar Myrdall, Le défi du monde pauvre, éd. Gallimard 1971.
(7) Carlos Rangel,
L'Occident et le tiers-monde, éd. Robert Laffont, p. 189.
(8) Fathallah
Oualalou, Al iqtissad assiyassi, tome 1, Dar annachr al-maghribia 1974,
p. 301. Je traduis.
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