«Coloniser, c'est se mettre
en rapport avec des pays neufs, pour profiter des ressources de toute nature de
ces pays, les mettre en valeur dans l'intérêt national…» A.
Mérignhac
L'observateur/chercheur qui entend examiner
les grands problèmes sociaux ne saurait faire table rase. Se distinguant du
doctrinaire, il doit considérer les faits et tenter de les interpréter. Il doit
de même prendre connaissance des travaux de ses devanciers qui ont réfléchi sur
les mêmes faits et partir de leurs conclusions, quitte à les discuter.
Quelles sont les causes profondes des
disparités chroniques et multiples entre les nations ? Trois
interprétations sont possibles :
- Les pays riches s'enrichissent en exploitant
les pays pauvres qui s'appauvrissent. Les seconds sont donc une chance
inespérée pour les premiers.
- Les pays riches ne sont ainsi qu'en
raison de l'existence des pays pauvres. Le sous-développement de ces derniers
est donc une nécessité.
- Il n'y a pas de relation entre la
prospérité des uns et l'infortune des autres. Le sous-développement est dû à
des causes spécifiques.
En somme, l'état de sous-développement est
saisi «de l'extérieur», si on souligne les responsabilités passées et présentes
de l'impérialisme ; il est appréhendé «de l'intérieur», si on accorde le rôle
primordial aux facteurs inhibiteurs internes.
«Qu'importe les mots, se demandait jadis
A. Laroui, retard, colonisation, évolution bloquée, développement inégal ?
Qu'importe les responsables : Dieu, la géographie ou les hommes ?». (1)
Il importe au contraire de délimiter les responsabilités, de chercher à
mettre en lumière les racines profondes du marasme chronique qui se perpétue dans
une grande partie du monde.
D'où la question : la léthargie de ce qu'il
est convenu d'appeler les pays du Sud n'est-elle que le produit de l'extension
du capitalisme et du colonialisme ou alors est-elle due foncièrement à des
facteurs endogènes ? Elle sera abordée en trois parties… Limitons-nous ici aux responsabilités
passées et présentes de l'impérialisme.
Les séquelles de l'expansionnisme occidental
Pour divers courants de pensée, la condition
de sous-développement est une conséquence directe d'une histoire où l'Europe a
joué des rôles de premier plan. C'est le produit historique de l'extension du
capitalisme à l'échelle mondiale. Elle est appréhendée en termes de dépendance
et de domination, suivant une dialectique de conflits et de rapports de force.
La littérature en la matière est immense, en
particulier entre 1965 et 1980. Pour R. Stavenhagen notamment, «le sous-développement
est surtout une condition historique, le résultat de longues années,
voire de siècles de rapports spécifiques que les pays ainsi nommés ont
entretenu et entretiennent encore avec les pays développés». (2)
Il procède d'une évolution originale, celle du système de relations économiques
internationales imposées par les instances dominantes.
Ainsi considéré, ce phénomène qui domine
notre temps est l'enfant du capitalisme et surtout de l'impérialisme. C'est
le produit du développement ; il renvoie à une relation de subordination… C'est
en réaction contre l'approche «traditionnelle», qui ne fait aucun cas du
rôle joué par l'expansionnisme colonial, que le courant dit radical s'est
constitué autour des notions de dépendance, désarticulation, satellisation. On
révèle d'abord que c'est grâce aux pays colonisés, qui ont été mis en coupe
réglée pour fournir notamment les produits de base, que les métropoles ont pu
s'industrialiser. Ensuite, que l'intrusion extérieure est à l'origine des
disparités criantes dans les nations postcoloniales, de l'inégalité entre un
secteur moderne lié au centre capitaliste et un secteur préexistant appauvri et
délaissé. Il y a sous-développement lorsqu'une économie est atteinte par une
déformation profonde, lorsque son fonctionnement et son évolution sont déviés –
cela dans le cadre et sous l'effet de l'emprise coloniale.
Si alors les puissances impérialistes ont
par le passé jeté les bases d'une dynamique inégalitaire, n'est-il pas
prévisible qu'elles chercheront maintenant à l'entretenir et la perpétuer
? Il indéniable en effet que les rapports dissymétriques qui entravent encore les
économies du Sud ne sont que le prolongement des contraintes imposées jadis par
l'ordre colonial. C'est désormais un fait avéré que la léthargie des uns et la
croissance des autres ne sont que l'envers et l'endroit d'un «mal développement»
planétaire. Ce qui revient à dire que le niveau de vie élevé atteint par les sociétés
opulentes repose pour une part sur la misère du reste du monde.
Ces faits sommairement exposés, dans quelle
perspective faut-il les envisager ? Dans quelle mesure les inégalités actuelles
flagrantes tirent-elles leur origine de l'aventure coloniale ? «Question
brûlante, observait P. Bairoch, que celle des responsabilités du
colonialisme d'hier dans le sous-développement actuel du Tiers-monde. Aussi
brûlante et controversée que celle des apports du colonialisme au développement
du monde occidental». (3) La recherche d'une réponse suppose en
premier lieu de bien marquer l'impulsion et les mobiles qui avaient par le
passé déterminé ce mode d'approche. Il s'agissait de courants d'horizons divers,
constitués autour de l'analyse du système capitaliste tendant vers
l'impérialisme. A cet égard, nombre d'auteurs viennent à l'esprit : R. Prebish,
G. Myrdall, S. Amin, C. Furtado, R. Stavenhagen, H. Singer, A. G. Frank… (4)
Il était question d'abord de montrer que l'état
de sous-développement tient à un mouvement historique spécifique,
ne constitue nullement une phase par laquelle seraient passées nécessairement les
économies parvenues. Il était question ensuite de récuser la thèse du «cercle
vicieux de la pauvreté» – car si tel pays est pauvre parce qu'il est
pauvre, le sous-développement serait un phénomène sans cause. La vieille théorie
de R. Nurske, en faisant ressortir l'enchaînement fatal qui maintient les peuples
déshérités dans un équilibre de misère, se dispensait en effet de la nécessité
de l'analyse historique. Il était question enfin de rejeter l'explication selon
laquelle les situations d'immobilisme social seraient dues à des causes
ethniques (carence de la conscience, de la volonté et des facultés mentales) ou
à des handicaps naturels ou géographiques (effets débilitants du climat
tropical).
Aujourd'hui, il importe de mettre en
évidence l'implication des métropoles dans le blocage des mouvements
d'émancipation. Il est certain que les pays du Sud sont marqués par l'histoire,
font partie d'un système mondial, qui les a intégrés et forgé leur structure
particulière. On ne saurait minimiser les déviations profondes apportées
aux économies placées en situation coloniale : l'établissement de mines, de
plantations, d'infrastructures adéquates, leur intégration dans le commerce
mondial ont fortement transformé leur condition. Ces économies évoluent
encore selon les besoins et les intérêts des nations dominantes : des quantités
prodigieuses de métaux, de pétrole, de caoutchouc, de bois tropicaux, etc. sont
arrachées aux uns, absorbées (voire dissipées) par les autres.
Limites du repérage historique
L'impérialisme n'est pas un vain mot. Il «s'appuie
à fond sur l'arme financière, le chantage à l'étranglement par les dettes pour
interdire toute velléité d'indépendance, pour obliger les peuples à fournir ce
dont l'impérialisme a besoin dans des conditions qui les satisfont». (5)
C'est encore l'impérialisme, et pour cause, qui donne raison et maintient
péniblement au pouvoir des satrapes aux capacités intellectuelles réduites.
Ces faits ne sont pas à admettre ou à
réfuter. Ils se rapportent à une réalité historique tangible et il n'est pas
besoin de s'y arrêter plus longuement… Pour autant, le mode d'approche basé sur
le repérage historique n'a-t-il pas un peu trop insisté sur les causes externes
(la dépendance séculaire) et tourné le dos aux facteurs endogènes constitutifs
? Il y a lieu de souligner que le choix n'est pas possible, que la situation de
sous-développement doit être appréhendée à la fois de «l'extérieur» et de «l'intérieur»
; que les deux points de vue ne s'excluent nullement. En fait, le reproche que l'on
pourrait faire à ce mode d'approche est qu'il semble imputer toutes les misères
des peuples déshérités à la seule emprise extérieure. Désignant l'autre comme
le seul auteur des revers et des défaillances, l'analyse ne saisit pas l'ensemble
du tableau.
S'il est vrai que l'extension du
capitalisme au 19ème siècle a introduit dans de nombreux cas des
transformations bloquant toute évolution autonome, il est vrai également
qu'elle a eu, dans d'autres cas, un résultat inverse. Ainsi au Japon, comme
peut-être en Russie, un processus de changement économique significatif a bien
pu être enclenché malgré ou à la faveur du contact avec le capitalisme. Dans
ces conditions, on peut se demander pourquoi le processus de changement économique
a pu être engagé dans ces pays et pas dans les autres…
S'arrêter aux séquelles de l'expansionnisme
et de la domination conduit à négliger les traits sociaux et culturels
spécifiques et l'importance de leurs incidences sur le cours de la vie
pratique. Au seuil des «indépendances» (nominales), les multiples
carences ne sont pas apparues comme telles. Elles étaient interprétées comme
des résidus de la période coloniale. La pratique nationale, imaginait-on,
devait naturellement produire un mouvement positif, générateur de progrès.
Aujourd'hui, les pays du Sud continuent de souffrir de maux multiples dont
certains se sont aggravés. Production rudimentaire, faiblesse des revenus, analphabétisme,
immobilisme… font partie du paysage habituel.
La société «décolonisée» peut-elle
avec raison se disculper de sa défaillance manifeste ? Ses échecs constants se
produisent-ils à son corps défendant ? N'a-t-elle pas sa part de laxisme et
d'incurie ? Certes, elle n'est pas dégagée de toute causalité historique, mais elle
forme son propre système, développe sa propre logique…
C'est ce qu'il faudra essayer de repérer et
de mettre en relief dans le prochain article.
Thami
BOUHMOUCH
Janvier 2013
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(1) Abdallah
Laroui, L'histoire du Maghreb, tome II, Maspero 1976, p. 150.
(2) Rodolfo
Stavenhagen, Les classes sociales dans les sociétés agraires, Anthropos
1974, p. 8.
(3) Paul Bairoch,
in Encyclopédie économique, Greffe-Mairesse-Reiffers éditeurs, tome 1,
chapitre 5, Economica 1990, p. 152.
(4) Cf. Pierre
Jacquemot, Economie et sociologie du Tiers-monde. Un guide
bibliographique et documentaire, éd. L'Harmattan 1981, pp. 33 à 44.
(5) Maurice
Decaillot, J. L. Gombaud, Quel avenir pour la crise ? Les limites du capital,
éd. sociales 1981, p. 178.
Bonsoir Thami, je viens de publier cet excellent article.
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Jacques Tourtaux
Cher Jacques,
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