Série : Le culturel
au cœur du changement social
S’il
est vrai que le développement économique requiert un contexte de relations
internationales expurgé de toute forme d’exploitation (1), il n’est
pas moins vrai qu’il dépend essentiellement des efforts fournis par les hommes,
de leur détermination et de leur faculté créatrice. Il est clair que le
changement ne s’exécute pas de lui-même ; il exige une volonté et un
besoin de réussite.
L’économique
n’explique pas tout
L’étude
de la mentalité sous-développée se justifie par le rôle déterminant de la
pensée dans l’approche du réel et la formation du comportement. L’esprit humain,
s’il est entaché d’inertie, constituerait immanquablement une entrave sérieuse
aux efforts de progrès matériel. Le sous-développement est à n’en pas douter un
style de vie décelable dans toute action, toute conduite.
Soulignant
avec force le rôle joué dans l’essor de l’industrie par l’esprit humain,
l’initiative, le travail et l’éducation, Ch. Rist écrivait jadis : « C’est
là qu’il faut chercher aujourd’hui l’influence décisive qui imprime à
l’économie ses traits les plus originaux ». Il ajoutait : « En
définitive, le facteur essentiel du progrès économique c’est la
valeur intellectuelle des hommes appelés à y coopérer, leur initiative,
leur formation méthodique, leur goût de la recherche du mieux, leur habitude de
résoudre les problèmes techniques ou économiques, constamment posés par
l’évolution de la production ». (2)
Le
mode conventionnel de pensée, reposant sur une « abstraction
unidimensionnelle » (Y. Raj Isar, infra) qui est l’homo
œconomicus, semble faire l’impasse sur les hommes concrets qui,
par leurs vertus et leur imagination, composent le paysage économique, font
l’histoire. (3) Les prédispositions et les attitudes des agents impliqués
expliquent largement les grandes réalisations dans le domaine économique. N’oublions
pas que le sujet économique est avant tout une personne ayant des traits
psychiques.
L’économique
n’explique pas tout ; elle ne rend pas compte des dispositions intellectuelles
des acteurs sociaux… « Là où il [le développement] a pris, le
qualitatif a soutenu et inspiré le quantitatif, les valeurs ont dicté les
finalités et les formes de celui-ci. Ce n’est donc pas selon une logique
purement économique que ce processus peut se dérouler ailleurs ». (4)
Le progrès économique ne se produit pas sans l’homme ; il se produit bien
dans une économie à base de composantes matérielles, mais une économie « dont
le cadre est humainement tracé et le fonctionnement humainement surveillé »
(5)
Facteurs
essentiels et facteurs associés
Au
niveau de l’individu, la seule croissance physique n’est pas un signe de maturité ;
si le corps est imposant mais l’esprit restant puérile, l’individu serait
insuffisamment mature. Cette métaphore vise à faire sentir, s’agissant d’un
groupe social, que le développement ne signifie pas uniquement un accroissement
du revenu national, ni uniquement une élévation de sa spiritualité. En effet,
comme le note M. El Jabiri avec raison, « le développement n’est réel
et authentique que s’il est en même temps un développement de l’économie, un
développement de l’esprit, un développement de la manière de vivre. Le
développement économique est bien la base, mais il ne constitue le moteur d’un
développement général, il ne devient le fondement de l’édification de l’avenir
que s’il a lieu en harmonie et s’il est compatible avec les autres aspects,
spirituels, scientifiques, sociaux. Ces aspects – en particulier spirituels –
qui paraissent être une conséquence dans des cas déterminés peuvent même être
une cause dans d’autres cas. Ils s’avèrent en fait en même temps une cause
et une conséquence, comme le développement économique lui-même ». (6)
M.
Hijazi va dans le même sens : « l’homme sous-développé, depuis
qu’il naît suivant une structure sociale donnée, devient une force active
qui agit sur elle. Il consolide cette structure et renforce sa stabilité,
en résistant à son changement […]. Il y a donc une relation dialectique
entre la cause et l’effet […], ce qui nous oblige à nous intéresser aux
deux lors de l’étude d’une société sous-développée ». (7)
De
même pour R. Lucchini et Ch. Ridoré, ce qui est tenu pour une cause dans telle
optique peut être un effet dans telle autre optique. « Eu égard à la
complexité de la réalité socioculturelle et à son caractère systématique, on a
rarement affaire à des séquences unilatérales cause-effet, mais plus souvent à
des systèmes de causes et d’effets ». (8) En fait,
précisent-ils, « il n’y a pas de déterminisme unilatéral dans les
relations entre structure sociale et culture » (9)
Prenant
acte de la dialectique du changement économique et de l’épanouissement
culturel, on peut ainsi faire une distinction entre les facteurs essentiels
au déclenchement d’un processus réussi et les facteurs qui lui sont associés
(les uns et les autres étant liés). Par exemple, le fait de posséder une
voiture est associé à la faculté de se déplacer. Il ne s’agit pas toutefois
d’un facteur essentiel ; il est simplement associé au conducteur qui, lui,
est un élément essentiel de la mise en marche et de la conduite de la voiture.
Cette seconde métaphore élémentaire vise à faire ressortir que les moyens
d’action matériels ne sont que des facteurs associés à la genèse de nouvelles
structures ; c’est l’homme avec ses qualités intrinsèques qui en est le
facteur essentiel.
Il
devient dès lors évident que nous ne pourrions nous dispenser de faire état des
freins humains et des pesanteurs culturelles. P. Bairoch donne à penser que ces
facteurs, qui caractérisaient jadis les diverses sociétés traditionnelles
européennes, ne sont pas après tout spécifiques aux pays sous-développés
actuels. Il se garde néanmoins de les tenir pour négligeables : « cela
n’implique nullement qu’ils ne représentent pas des freins […]. Le
véritable problème du Tiers-Monde est qu’à ces freins de toujours s’ajoutent
des obstacles nouveaux à caractère économique, technique, démographique que
n’ont pas connu les sociétés européennes… ». (10)
Les
freins évoqués sont de nos jours particulièrement cruciaux dans nombre
de pays, où de multiples blocages sont largement et foncièrement dus à des
résistances extra-économiques. C’est le constat que fait G. Myrdal : « les
facteurs non économiques ont moins d’importance dans l’analyse, du fait qu’ils
sont suffisamment adaptés ou susceptibles de s’adapter aux impulsions d’ordre
économique. Il en va tout autrement dans les pays sous-développés ».
(11) Ces derniers ont sans doute beaucoup moins besoin de disposer
d’une comptabilité nationale sophistiquée que d’acteurs ayant le sens du
rationnel et le goût de la progression.
Le
progrès économique, ce n’est pas uniquement des programmes d’investissements ;
c’est aussi un changement durable des motivations et comportements. Il n’y a pas
lieu d’examiner les grandeurs mesurables d’une façon abstraite, de perde de vue
les relations dialectiques qui se nouent entre l’économique et le fait culturel.
En aucune manière, le travail de l’économiste ne devrait être effectué en vase
clos.
Thami
BOUHMOUCH
Mai
2016
__________________________________
(1) Voir sur ce point l’article : L'ankylose
du sous-développement, le jeu de l’exploitation impérialiste http://bouhmouch.blogspot.com/2013/01/lankylose-du-sous-developpement-13-le.html
(2) Charles Rist, Précis
des mécanismes économiques élémentaires, Librairie du Recueil Sirey 1947,
pp.36-37. Je souligne.
(3) Sur ce point, voir l’article : Le fait
économique ne se produit pas sans l'homme, http://bouhmouch.blogspot.com/2011/06/le-fait-economique-ne-se-produit-pas.html
(4) Yudhishthir Raj
Isar, Les enjeux d’une décennie de développement culturel à l’échelle
planétaire, Après-demain n°322, mars 1990.
(5) François Perroux, Le
capitalisme, PUF Que sais-je 1969, p. 130.
(6) Mohamed A. El
Jabiri, Ro’ya takaddoumia li baad machakilina al fikri wa tarbawiya, éd.
Maghrébines 1982, p. 205. Je traduis et souligne.
(7) Mostapha Hijazi, At-takhallouf
al-ijtima’i Sikologia al-issane al-maq’hor, Maahad al-inma’e al-arabi,
1984, p. 7. Je traduis et souligne.
(8) Riccardo Lucchini,
Charles Ridoré, Culture et société. Introduction à la sociologie générale,
Ed. Univers. Fribourg, 1983, p. 79.
(9) Ibid, pp.
150-151.
(10) P. Bairoch, Le
Tiers-monde dans l’impasse, Gallimard 1971, p. 308.
(11) Gunnar Myrdal, Le
défi du monde pauvre, Gallimard 1971, p. 38.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire