Le discours
conventionnel, pendant longtemps, a réduit de facto le développement
économique à un problème de capitaux, de rythme de croissance, de flux commerciaux...
Heureusement, les schémas explicatifs ne sont pas immuables : ici et là, des
voix se sont élevées pour considérer les obstacles matériels, non pas comme le
problème principal mais plutôt comme l'écueil qui empêche de voir le problème
principal. La vision mécaniste, qui a prévalu jusqu'ici, perdait de vue que les
mécanismes et les structures sont avant tout le fait d'hommes...
A l'heure des
pragmatismes et des quantifications, dans un monde où il est question de
modernité et de mise à niveau, y a-t-il de la place pour un tel débat ?
Pour essentielles
qu'elles soient, les inflexions de la vie économique auxquelles nous assistons
aujourd'hui ne sauraient masquer le problème prégnant – qui demeure l'homme
social, sa détermination, son sens du rationnel, son attitude à l'égard du
progrès, son dévouement à l'œuvre collective. A mes yeux, la cause première de l'immobilisme intellectuel et social
dans lequel les pays du Sud sont englués est à rechercher dans cette alchimie
encore mystérieuse de l'âme humaine. Ce n'est pas dans une kyrielle de
grandeurs comptables que l'on peut déchiffrer l'impasse réelle d'une nation.
Les pesanteurs culturelles, l'incurie généralisée, l'esprit de démission,
l'incivisme et l'indiscipline sociale sont notre lot commun. C'est le nœud du
problème. Comment ne pas voir l'immense fossé existant entre le comportement
quotidien des hommes et la conceptualisation bien ordonnée, bien rationnelle
qui prétend expliquer en totalité les faits économiques et sociaux ?
Les mécanismes et
quantités économiques sont avant tout des repérages conceptuels. Ils n'ont de
valeur que s'ils ne nous empêchent pas d'appréhender les hommes concrets
et leurs qualités intrinsèques. L'important n'est pas d'adhérer à un programme
d'action mais de l'appliquer. Cette idée d'apparence rudimentaire véhicule une
vérité qu'on ne saurait réfuter : le facteur essentiel du changement social,
c'est la valeur intellectuelle des individus appelés à y coopérer, leur
formation méthodique, leurs mobiles fondamentaux, leur goût de la recherche du
mieux. En un mot, c'est la manière d'être et de penser des hommes.
Mon propos n'émane
d'une quelconque science livresque ; il procède de l'observation simple et
opiniâtre de la vie en société. Il n'est que de voir l'attitude du « Maroc
profond » à l'égard de l'affichage des prix : on a beau se convaincre
qu'il s'agit là d'un des principes de la culture industrielle (transparence au
niveau des transactions commerciales) les marchands ici lui opposent un niet
catégorique. Quelle que soit la marchandise (fruit, pâtisserie, parfum, jouet,
vêtement, ustensile de cuisine...), l'acheteur potentiel se fait communiquer
les prix oralement, article par article. A aucun moment les gens ne se
plaignent de ce rituel laborieux et déraisonnable. Il y a quelques années, à
Casablanca, on a tenté de faire bouger les choses, mais très vite on a baissé
les bras...
Après avoir acquiescé à
satiété aux paradigmes conventionnels, on finit par convenir ceci : les causes
des transformations apportées au système économique peuvent se situer en dehors de
celui-ci.
L'économique, à n’en pas douter, doit être conçue comme une perspective sur le phénomène humain.
L'idée prévaut que la rénovation/renforcement
de l'appareil productif national est pour l’essentiel une affaire de maîtrise technologique et de structures
d'appui appropriées. C'est entendu... mais l'instrumentation ne peut être
séparée de son cadre social plus
grand, car c'est ce cadre qui lui confère
un sens et un but. La
technologie n'est pas un facteur historique qui agit de lui-même et par une
impulsion nécessaire. Son influence dépend pour une part importante de
l'attitude d'une population à son endroit, de la façon dont celle-ci intègre
outils et procédés à la définition de ce qu'elle est et de ce qu'elle
veut être. La sphère de la technique n'est pas isolée et autonome ; elle ne
forme pas un système indépendant ; elle n'existe qu'en tant qu'élément de la
culture. Il ne peut y avoir économie de moyens indépendamment du contexte socioculturel
qui les conditionne et leur donne une signification.
Les perspectives sur le comportement
humain surprennent souvent par leur caractère inhabituel. Il faut pourtant y
voir autre chose que de vagues abstractions. Entendons-nous bien : l'isolement
d'un facteur constitue toujours un appauvrissement de la réflexion. Il n'y a
lieu ni de focaliser l'attention sur les composantes matérielles et les outils
d'intervention, ni de s'hypnotiser de manière dogmatique sur les conduites
humaines. Le sujet économique est avant tout une personne, ayant des traits et
des réactions psychiques. Son action au sein de la société répond à des besoins
et des motivations déterminés.
C'est ici le point majeur : ce sont les
hommes concrets qui, de par leurs habitudes mentales, leur imagination, leurs
vertus, composent le paysage économique. Ce sont les hommes, et notamment leurs
préoccupations les plus profondes, qui font l'histoire. Les propensions essentielles à la croissance, celles qui
concernent le travail, l'épargne et l'innovation, ne peuvent être stimulées que
si les agents impliqués se trouvent dans un état spirituel et intellectuel
favorable à leur mise en œuvre. Le facteur humain est - quantitativement et
qualitativement - prépondérant dans l'évolution et les progrès de
l'économie.
L'histoire nous
enseigne (rayonnement de la civilisation arabo-musulmane, alliance de la
science et la technique en Europe…) que l'infrastructure intellectuelle joue un
rôle encore plus grand que l'infrastructure matérielle. Le qualitatif a soutenu
et inspiré le quantitatif, les valeurs
ont dicté les normes et les finalités de celui-ci. Ce sont l'ingéniosité, la
faculté d'invention, le don d'organisation des hommes qui ont modelé la réalité
vécue dans les grands centres industriels. S'il est vrai
que des facteurs structurels ont, ici et là, suscité le progrès socio-économique,
encore fallait-il que des hommes soient en mesure de les mettre en œuvre
rationnellement. Il y a eu bel et bien émergence et progression d'un type de
société, d'un type d'homme.
Le changement auquel
aspire le Maroc d'aujourd'hui n'aura une signification réelle que s'il est en
même temps un changement de l'économie, un changement de l'esprit, un
changement de la manière de vivre. La complexité de ces questions n'appelle pas
de réponses toutes faites et les voies à suivre restent à imaginer.
Ici, le propos est
simplement de faire toucher du doigt ou de rappeler une vérité probante :
l'homme social, avec ses dispositions et ses qualités intrinsèques, est
l'élément essentiel des nouvelles structures. Faire abstraction de cette
vérité, à mon sens, c'est se condamner à tourner à vide...
Thami Bouhmouch
Rédigé en septembre 2004.
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