L'article intitulé “Pourquoi
jacte-t-on français à tout bout de champ ?” (La Vie Eco du 31 - 6 février)
suscite le plus grand l'intérêt. Son auteur – attendu qu'il utilise lui-même
cette langue – a fait preuve de courage intellectuel et surtout de beaucoup de
lucidité.
Au Maroc, avouons-le, la langue française n'est
plus un simple outil d'apprentissage et de communication. Déjà omniprésente
dans la pratique matérielle et le paysage économique, elle envahit l'individu
de plus en plus dans sa vie familiale. D'aucuns diront que le français est une
langue agréable et attachante. Nul ne cherchera à soutenir le contraire, ni à
désavouer leur motivation. Ce n'est aucunement sur ce point que le problème se
pose.
Car il y a un problème : le
recours à la langue française, tel qu'il est perçu et vécu au Maroc, comporte
(masque) deux pièges périlleux. Le propos ici ne se veut en aucune façon
querelleur. Il s'agit simplement d'être conscient du danger des méprises et des
outrances.
Primo. La modernité n'est pas se
modeler sur l'autre des pieds à la tête, copier sans nuances ses manières
d'être. Les discours sur “la modernité” et “l'ouverture” sont le prétexte à
toutes les démesures. Un exemple simple vient à l'esprit. Le supplément Sur la 2 Junior affiche triomphalement son dédain de la langue nationale.
Dans une émission destinée aux enfants,
l'utilisation furtive et maladroite de cette langue a tout l'air d'une
“concession”. C'est un petit geste pour dire que les indigènes ne sont pas complètement
oubliés. Sommes-nous réellement voués à vivre dans le ridicule ?... Lorsqu'on
voit les risques effrayants de mystification et de modelage culturels que
comporte l'émission (entre autres), la confusion et le malaise s'installent. Il
est grave qu'on ne comprenne pas qu'une télévision est un agent de socialisation.
En plus de sa finalité divertissante, elle peut même avoir un rôle éducatif.
L'extraversion intellectuelle finit toujours par
dégénérer : sous prétexte d'ouverture, les dirigeants d'une chaîne de
télévision se sont mis récemment dans la tête d'inviter un humoriste français,
dans une émission prétendument destinée aux jeunes. Le hic est que le bonhomme
a, à maintes reprises, exprimé son admiration pour l'action de Sharon. L'aveuglement
est général : du côté de l'entreprise organisatrice qui s'est évertuée à le
faire venir, de celui du gérant de la salle de spectacle, comme de celui des
présentateurs de l'émission qui l'ont abreuvé de flatteries et d'éloges... Il
est difficile de ne pas avoir un haut-le-cœur.
Pourquoi une chaîne de télévision
se permet-elle de programmer le journal en arabe aléatoirement entre 22 et 23
heures (à une heure où la plupart des gens sont dans leur lit), alors que la
version en français est diffusée invariablement à 20 heures ? Ne cherchez pas
un quelconque raisonnement logique. Il n'y en a pas. Que les décideurs et leurs
copains aient telle ou telle préférence n'a aucune importance. Ce qui compte,
ce sont les attentes et les sensibilités de la grande masse des téléspectateurs.
Il ne faut pas perdre de vue que la télévision est le miroir d'une
nation.
Dans un hypermarché, les messages
transmis par les hauts parleurs sont systématiquement exprimés en français
s'ils sont destinés aux techniciens ou aux responsables de rayons, en arabe
lorsqu'il s'agit des femmes de ménage... Au-delà de leur aspect grotesque, les
choses prennent une tournure inquiétante. Pourquoi devrait-on s'habituer à une
telle énormité ? Faut-il y mettre le holà où se faire à l'idée que “les gens
sont libres” ?...
On ne répétera jamais assez qu'une
nation ne peut rien construire sur la rupture. Les gens trouvent normal que
leurs enfants en bas-âge soient éduqués (façonnés) à partir de manuels
importés. Il y est question de “Lucie”, de “Margot”, de “rue Saint Jacques”,
etc. Des mots innocents, me direz-vous ? Cette chanson aussi est peut-être innocente
: “C'est Noël mon voisin, J'ai mangé de la bûche, Et but trois doigts de vin,
Au pied du beau sapin...”. Personne, d'ailleurs, ne semble saisir le sens de ce
constat maintes fois souligné : “On ne bâtit pas l'apprentissage d'une
langue étrangère sur les ruines de sa langue maternelle.” [Alain Bentolila,
universitaire français].
Il faut en convenir : si les catégories lettrées
font usage de cette langue à contretemps, c'est simplement pour se donner une
contenance. La langue est devenue un facteur de positionnement. On parle
français pour revendiquer son appartenance à un groupe social, un groupe
sur-valorisé, pour lequel on a une admiration démesurée autant que chimérique.
Nous en arrivons au second
point majeur.
La société urbaine marocaine, qui
s'échine en toutes circonstances à prendre l'Occident pour référentiel, a perdu
le sens des causalités profondes : elle veut les effets sans les
causes. Elle veut s'affirmer avant de réaliser. Les phénomènes de
mystification culturelle expliquent cette démarche singulière des nations du
Sud qui, inversant l'ordre des choses tel qu'il a été vécu par l'Occident, font
prévaloir l'avoir sur l'être, des acquis immédiats sur les vertus sociales et
l'effort intrinsèque. Le Marocain lambda aspire au pouvoir et au prestige que
confèrent la langue et l'instrumentalité de la puissance-mère. Il désire sauter
de l'autre côté de la barrière afin d'être compté parmi les notables.
Les choses ne sont pas simples :
le monde moderne est né d'une somme de détermination, de conscience, de
ressources sociales et de qualités intrinsèques. L'économie des pays riches a
été bâtie, non pas sur des effets de démonstration ou des simulacres de progrès,
mais sur l'ingéniosité, la faculté créatrice, le don d'organisation de leurs
habitants. Ces pays ont montré que le chemin du progrès matériel passe par
l'esprit humain, l'initiative et le travail. Il n'y a aucun progrès à attendre
d'une structure qui focalise l'attention sur les éléments subsidiaires et les
signes extérieurs au détriment des facteurs déterminants.
Une tranche importante de la
société marocaine subit l'épreuve de la double culture : elle vit les dehors de
la contemporanéité sans pouvoir en saisir la teneur véritable. Deux cultures
coexistent en opposition constante : l'une s'étale en dehors de l'être, l'autre
subsiste dans les tréfonds de l'âme. Vouloir adopter la rationalité, la langue
et les outils de l'ère moderne, c'est ipso facto s'appuyer sur une
réalité matérielle rigoureuse, c'est faire sien le respect de la fonction
accomplie, c'est combattre l'incurie et l'immobilisme intellectuel, c'est se
dévouer à l'œuvre collective, c'est confier les responsabilités à ceux qui en
sont dignes, c'est renoncer aux flux oratoires sans portée...
La
modernité en trompe-l'œil
A Casablanca en particulier, les
devantures, les dénominations et les décors, les articles comme les rapports
avec les clients, tout n'est qu'une reproduction fidèle du prototype européen.
Un seul élément manque au tableau : l'affichage des prix. Ainsi, malgré les
prétentions à la modernité, on écarte délibérément un des principes de la
culture industrielle, qui est la transparence au niveau des transactions
commerciales. Le client se fait communiquer les prix oralement, article par
article, exactement comme le ferait un vendeur de légumes. Pourquoi les
catégories “européanisées” s'obstinent-elles à transplanter les dehors
de la civilisation industrielle au détriment des valeurs et de l'éthique qui y
sont foncièrement liées ? Les oripeaux empruntés à l'Occident suffisent-ils à
construire une nation ?
Aujourd'hui, le cheminement vers
un ordre occidental, objet de culte, s'annonce comme une inclination
universelle. Mais il semble bien qu'il y a là un malentendu : l'accumulation
des moyens matériels n'a pas de signification réelle, si elle n'est pas
fécondée et servie par la qualité des hommes, par un état d'éveil et d'exigence.
C'est au niveau de l'homme, de ses dispositions d'esprit que se situe le vrai
champ de bataille. Ceci doit être souligné avec force : une langue étrangère
n'a d'autre efficacité que celle que lui conféreront les hommes appelés à en
user dans la vie active. La langue française ne porte pas en
elle-même sa vertu.
On s'aperçoit que la propension à
l'imitation ne donne pas matière à un effort endogène de créativité. Nos
partenaires inventent, donnent libre cours à leur imagination. De notre côté,
nous nous contentons de magnifier leur éthique utilitaire, leur goût de la
progression et leurs facultés créatrices. A l'occasion, nous nous accaparons le
fruit de leur intelligence. Et l'on s'empressera de dire que nous sommes
“ouverts”, “tolérants”, “évolués” et autres inepties du genre.
Thami Bouhmouch
Article publié in le
périodique La Vie éco
(Maroc) du 7-13 mars 2003.
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