Série : Le
culturel au cœur du changement social
L’avènement
de ce qu’il est convenu d’appeler le développement (1) est
appréhendé d’abord à travers ses manifestations les plus évidentes, celles qui
se prêtent à la quantification. On le réduit tout de go à une question de
croissance matérielle, de capitaux, de technologies, d’échanges commerciaux.
La réduction quantitativiste de cette notion n’a-t-elle pas été pendant
longtemps à l’origine des malentendus et impasses ?
Un
observateur attentif, s’il prend quelques libertés à l’égard des conventions et
s’il vit la situation du sous-développement (SD) de l’intérieur, ne manquera
pas de réagir contre la tradition économiciste. Les explications
proprement économiques en effet ne suffisent pas à rendre compte des exigences
du changement social. L’économiste lui-même pourrait convenir que les causes
des transformations apportées au système économique peuvent se situer en
dehors de celui-ci. (2)
Particularisme et ressorts propres
Dans
le passé, les facteurs culturels ont toujours été absents des fameux « modèles
de développement ». Il paraissait insolite de centrer l’attention sur des phénomènes
qui ne pouvaient être évoqués à l’aide de grandeurs comptables. Par ailleurs,
malgré le caractère fondamental de l’approche qui fait des « pays du Sud »
des victimes historiques de l’exploitation internationale, celle-ci ne lève pas
toutes les incertitudes et ne fournit pas une réponse convaincante à des
problèmes qui se posent de manière récurrente depuis des décennies. Or, parce
que les phénomènes sociaux n’obéissent pas à des lois de causalité mécanique,
l’investigation se doit de tenir compte des facteurs endogènes constitutifs.
La
réflexion s’était quelquefois portée sur la place et l’importance de la
problématique culturelle. L’idée était d’introduire une
nouvelle approche, de promouvoir une interprétation élargie du développement… (3)
Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots : la culture fait référence
au comportement de l’homme, à ses systèmes de valeurs, à sa
façon de se percevoir et de percevoir le monde qui l’entoure. C’est la
sphère à partir de laquelle les membres d’une collectivité sont en mesure
d’orienter leurs attitudes et conduites. Son influence est perceptible à tous
les paliers de la réalité sociale. Si la culture « est conditionnée par le
social et les structures qui le composent, elle possède également une grande
force de conditionnement ». (4)
Le progrès économique, dont l’homme est la finalité, revêt une dimension culturelle
capitale, pose en fait un choix de société. Les principes sur lesquels il
se fonde sont porteurs d’une signification essentiellement éthique. Cela
suppose pour les sociétés la possibilité de préserver et de promouvoir les
valeurs qui leur sont propres, de revendiquer et d’obtenir le droit à la
différence.
Il
est clair que le processus de changement ne doit pas se réduire à une
modernisation à l’occidental – une modernisation qui serait d’ailleurs
caricaturale et profondément aliénante. C’est dans la conciliation créatrice
des différences et dans la reconnaissance de l’altérité qu’il peut avoir lieu. Il
se conçoit dans un système ouvert et pluraliste qui tient compte de la
diversité du monde.
En
contrepartie, nul ne peut faire abstraction des impératifs à
caractère universel, de la nécessité absolue de passer à de nouvelles
cohérences, à de nouvelles structures génératrices de progrès. On s’aperçoit dès
lors que l’immobilisme social peut bel et bien être dû à des obstacles à
caractère social et humain.
Les
facteurs socioculturels inhibiteurs
Les
réalités humaines vivantes débordent le cadre de l’analyse économique
conventionnelle. (5) Elles ne suscitent pas le même
intérêt qui est porté aux structures économiques, politiques et sociales. Alors
que le SD technique, industriel, économique est saisissable dans ses indices,
le SD psychosociologique existentiel est abusivement laissé dans l’ombre. On
croit fermement que ce qui est mesurable est l’essentiel, que le qualitatif
doit obligatoirement suivre. Or, comme l’écrit A.-M.
M’bow, « le critère de tout développement est d’être qualitatif et non
seulement quantitatif : pour l’homme, il ne s’agit pas seulement d’avoir
plus, mais d’être plus » (6)
On
ne saurait séparer l'économique de l’ordre humain et culturel, comme si « la
gestion de la maison » (c’est le sens étymologique du mot économie) pouvait
se passer de la connaissance des hommes qui l'occupent, de leurs facultés
créatrices, de leurs vertus sociales. L’isolement d’un facteur constitue toujours
un appauvrissement du schéma explicatif. L’économique, justement, ne cherche-t-elle
pas à étudier un secteur isolé de la réalité observée, un aspect particulier
des conduites humaines ? Les démarches refermées
sur elles-mêmes empêchent d'appréhender l'interaction de l'économique et de ce qu'on
appelle l'extra-économique.
L’approche
communément adoptée perd de vue un fait crucial : à savoir que les
grandeurs et mécanismes sont avant tout le fait d’hommes. L'économique
ne peut se ramener à une science des quantités, ne peut se désolidariser des
autres sciences humaines. Comme le note A.
Piatier, « le destin des nations dépend beaucoup des mœurs et des sentiments
sociaux de ses habitants. Vis-à-vis d’eux la recherche opérationnelle et
l’économétrie sont inopérantes ; elles font un peu penser aux armes modernes qui sont inefficaces dans
la guérilla ». (7) Que dire des réactions de l’individu au changement : sont-elles
hors du territoire de l’économiste ? La perspective purement économique
est-elle suffisante en elle-même ?
Certes,
tout processus de changement social repose indiscutablement sur des bases matérielles,
mais celles-ci une fois posées, il demeure nécessaire de mettre l’accent sur
l’interrelation entre le fait économique et le fait foncièrement humain. La réalité
vécue sur le terrain devrait éclairer et guider la réflexion. Il importe de
comprendre le rôle décisif joué par les dispositions d’esprit. Au delà des
grandeurs comptabilisables, le manque de dynamisme et
d'actions méthodiques, les rigidités mentales, l’indiscipline
sociale sont à la fois cause et résultat de l'immobilisme général. (8)
Les
« dynamiques de développement » sont une chimère tant qu’elles ne
seront pas intégrées dans les schémas mentaux de la masse comme des élites.
De
fait, l’économique gagne à être comprise comme une perspective sur le
phénomène humain. Placée sans équivoque dans le champ socioculturel, la
notion de développement prendrait alors tout son sens. C’est en fin de compte
sur la dialectique de l’universel et du spécifique que l’analyse se doit
de reposer.
Thami
BOUHMOUCH
Mai
2016
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(1) Les vocables « développement » et « sous-développement »,
en dépit de leur contenu équivoque et éminemment hypocrite, ont été utilisés
pendant longtemps dans tous les discours. Ils sont employés ici comme des
pis-aller et par soumission à un usage répandu. Cf. sur ce point deux
papiers précédents : Nations subalternes et hypothèque impérialiste http://bouhmouch.blogspot.com/2011/11/nations-subalternes-et-hypotheque.html et L'état de sous-développement est-il
explicable ? http://bouhmouch.blogspot.com/2012/05/letat-de-sous-developpement-est-il.html
(2) Voir sur ce point l’article : Le fait économique ne se produit pas sans l'homme http://bouhmouch.blogspot.com/2011/06/le-fait-economique-ne-se-produit-pas.html
(3) Cf. Guide
pratique de la Décennie mondiale du développement culturel 1988-1997, UNESCO
1987, pp.14-16.
(4) R. Lucchini, Ch.
Ridoré, Culture et société, Introduction à la sociologie générale, Ed.
Univers. Fribourg, 1983, p. 103.
(5) Cf. sur ce point l’article
L'ankylose du sous-développement [2/3] : les
facteurs inhibiteurs http://bouhmouch.blogspot.com/2013/01/lankylose-du-sous-developpement-33-une.html
(6) Amadou-Mahtar M’Bow, Les aspects culturels du
nouvel ordre économique international, Annuaire du tiers-monde, tome II
1975-1976, Berger-Levrault, p. 12.
(7) André Piatier, Préface à l’ouvrage de J-P
Courthéoux, Attitudes collectives et croissance économique, éd. Marcel Rivière
1969, p.16.
(8) Voir à cet égard l’article L'état de sous-développement est-il
spécifique ? [2/2]. http://bouhmouch.blogspot.com/2012/05/letat-de-sous-developpement-est-il_26.html
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