« Il n'est pas facile de comprendre la nature
du sous-développement ; ses dimensions sont multiples et celles qui paraissent
le plus facilement dépistables ne sont pas toujours les plus significatives »
Celso Furtado
Le sous-développement, en tant qu'objet d'étude, n'est manifestement
plus en vogue depuis plus de deux décennies. Le fait est assez curieux, parce
que, en tant que réalité effective et tangible, il est toujours d'actualité. Laissons
de côté les termes non compromettants, tels que pays en développement, pays
émergents ou pays les moins avancés. Appelons le chat par son nom.
Le sous-développement est certes un
vocable réducteur et ambigu, mais il sera utilisé ici en raccourci et par
soumission à un usage répandu.
Sur quelles bases doit-on considérer que tel pays est
sous-développé ? Les valeurs auxquelles on se réfère pour émettre ce jugement
sont-elles les valeurs du monde développé ? Le terme de sous-développé est avant tout un comparatif : telle nation a
atteint un niveau inférieur non au possible ou au nécessaire, mais à d'autres
que l'on qualifie de développées.
L'expression
pays sous-développés ne sert qu'à
dire ce que les pays en question ne sont pas, plutôt que ce qu'ils sont. C'est
une catégorie fourre-tout où se trouve rangé tout ce qui n'est pas la société
occidentale, à partir de « critères
négatifs du non moi » (dixit J.
Austruy).
Le
sous-développement est une réalité complexe, mouvante, extrêmement variée et en
pleine ébullition. Nombre d'aspects de la question restent dans l'ombre et le
foisonnement d'explications parfois contradictoires ajoute à la confusion. Alors
que le Nigeria, par exemple, dispose aujourd'hui de plus d'ingénieurs que la
Grande Bretagne des années 1950, il n'arrive pas à produire les locomotives que
celle-ci produisait en ce temps-là. Le pays se borne à importer ad vitam
aeternam la technologie conçue par d'autres et se cantonne aux aspects
périphériques de cette technologie, comme le maniement et la maintenance. (1)
On ne
saurait étudier isolément les grandeurs objectivement mesurables. Une analyse
d'ensemble est dès lors absolument nécessaire, analyse où interfèrent l'économique,
le champ de référence et les dispositions d'esprit. La réalité économique n'est
pas une réalité abstraite, indépendante de l'environnement humain et
socioculturel dans lequel elle s'inscrit et auquel elle se rattache.
Le
fait est qu'il y a dans la situation du sous-développement un ensemble de
causes et de caractéristiques tellement imbriquées qu'on ne peut aisément les distinguer.
Il serait vain de tenter une synthèse entre les diverses analyses, en réalité
inconciliables, dont la notion du sous-développement a fait l'objet. On ne saurait
rendre compte d'une manière incontestable de la situation végétative du monde
pauvre, en raison même du désordre des acceptions divergentes.
Une vision sommaire d'un phénomène complexe
Le sous-développement est-il un phénomène économique ?
Faut-il s'en remettre aux outils proposés par le PNUD, tels l'Indicateur de
Développement Humain (IDH) ou l'Indicateur de Participation Féminine à la vie
économique et politique (IPF) ? Le fait est que toutes les disciplines ou
presque entendent prendre part à l'identification de ce mal insaisissable.
L'économie n'a plus le monopole du sujet : sociologues et politologues,
historiens et géographes, ethnologues et psychologues sont entrés dans la
place.
Les
problèmes du sous-développement ne peuvent être réduits aux catégories de l'économie
conventionnelle et les considérations habituellement sous-estimées doivent être
pleinement intégrées dans le champ de l'investigation.
Considérons
en peu de mots deux typologies controversées.
« Les populations déshéritées, dit-on, ne peuvent pas élever leur niveau de vie :
ils font trop d'enfants ! ». Des taux de croissance démographique très élevés peuvent-ils être retenus comme un élément
explicatif ? Il est bien sûr facile de trouver des exemples de concomitance de
la pauvreté et d'une forte natalité. Pour autant, il n'y a pas de relation
simple entre l'une et l'autre. Une population en surnombre, en provoquant une
charge considérable, peut a priori annuler les progrès réalisés et empêcher les
niveaux de vie moyens de s'élever. Mais si un programme d'action est entravé
par une forte poussée démographique, c'est que les hommes dont le nombre
augmente n'ont pas les qualités et les
attitudes favorables à la progression et au changement.
Que
dire du déterminisme géographique,
de l'influence des conditions climatiques
ingrates ? Dans notre milieu social, on tend à excuser le manque d'énergie et
d'ardeur au travail en période de chaleur oppressante. F. List disait en 1857 :
« La zone tempérée est la région des
efforts intellectuels et physiques ». (2) La quasi-totalité des
pays sous-développés se situent dans les aires tropicales, intertropicales ou
désertiques. Un tel clivage ne peut être le fruit du hasard. Le climat et le
milieu géographique seraient donc responsables de la léthargie qui afflige ces
régions, car les conditions naturelles y seraient peu propices à l'effort
générateur de progrès. Cette assertion a
été entérinée en 1980 par le Club de Rome. (3)
La
vieille théorie des climats n'est pas nécessairement à mettre au rebut… Pour autant,
les déductions sur lesquelles elle se fonde ne sont pas partout confirmées par
les faits. D'abord, il est clair que la distinction entre pays du Nord
et pays du Sud ne signifie nullement que le Nord est uniformément riche
et que le Sud est totalement pauvre.
L'explication
des traits fondamentaux des civilisations à partir des conditions naturelles
n'est ni rigoureuse, ni cohérente. L'Islam qui a rayonné sur le monde du 8ème
au 14ème siècles n'avait-il pas pris son essor dans une zone torride
(Irak, Syrie, Egypte) ? Le climat de l'Italie du Nord était-il devenu tout à
coup plus propice à l'action et au dynamisme sous la Renaissance ? De quelles
modifications climatiques décisives, les cités de la Grèce classique ont-elles
pu bénéficier durant leur prodigieuse apogée intellectuel ? A l'inverse, le
déclin scientifique du monde musulman avait-il résulté d'une transformation
défavorable du milieu physique ?
Nul
doute qu'un climat aride ne peut que rendre la tâche difficile, « mais, comme
Lacoste le notait jadis, ces difficultés sont aussi celles que connaissent
les prospères agriculteurs australiens comme les cultivateurs et les éleveurs
du Texas. Il faut aussi se rendre compte que dans les régions arides se
trouvent tout à la fois les populations les plus misérables et celles qui
jouissent des revenus agricoles les plus élevés ». (4) Le climat
n'explique pas pourquoi le processus de changement économique se produit plus
rapidement dans un espace plutôt que dans un autre, dès lors que tous deux sont
situés dans la même aire climatique. De plus, s'il est évident que la
sécheresse et la chaleur tropicale ne facilitent pas le labeur humain, il en va
de même pour les neiges et les températures hivernales qui bloquent la
végétation dans les régions froides.
Les
tentatives d'explication causale se doivent de demeurer extrêmement prudentes.
Le climat constitue sans doute un facteur non négligeable mais son influence ne
peut être considérée comme décisive, ni
irrévocable. Ce n'est qu'un facteur
limitatif général de l'essor des sociétés.
Causes ou symptômes ?
Le
sous-développement ne s'explique pas aisément : c’est le fait d'une combinaison de facteurs variés et
d'influence inégale. Une multitude de causes et de conditions se présentent
à l'esprit. La tentation est grande de renoncer à rendre compte, par une
démarche raisonnée, de tout ce « fouillis inextricable » (Y.
Lacoste). Le principal écueil des typologies et autres classements d’indices est
qu’ils font peu la distinction entre les causes et les symptômes,
les mettant tous sur le même plan. En fait, pour tenter une explication
réfléchie, le mieux est de convenir de la pluralité de causes et de
conséquences qui interfèrent les unes
avec les autres, mais qui ne peuvent être organisées en une représentation
simple. C'est que les changements sociaux sont cumulatifs, de sorte que les
divers facteurs, conditions et agents se
renforcent mutuellement.
L'esprit
humain est enclin à chercher un rapport de causalité entre deux phénomènes. Il
s'efforce de mettre en évidence la cause et son effet. Mais il est bien entendu
que les relations de cause à effet ne sont pas les seules possibles, en
particulier entre des phénomènes économiques. Ceux-ci peuvent être placés les
uns par rapport aux autres dans une relation de dépendance mutuelle, de sorte
qu'il n'est pas possible de dire avec assurance où est la cause et où est
l'effet.
Démographie
et climat, religion et mentalités, histoire, domination externe, structures…
chacun de ces facteurs conditionne le processus de changement économique, mais
aucun d'eux n'exerce son influence d'une façon simple et invariable. Les
catégories de problème sont difficilement dissociables dans la réalité que
vivent les gens.
L’histoire
métaphore que rapporte Idriès Shah est significative à cet égard : des
aveugles voulurent connaître la forme d’un éléphant. Chacun toucha une partie
et rapporta à ses semblables ce qu’il a appris. L’un décrivait l’oreille,
l’autre la trompe, l’autre encore les pattes. Chacun n’avait senti qu’une
partie du tout, tous se trompaient. (5)
On
s’aperçoit vite qu’il n’y a pas d’une manière générale et dans l’absolu un
modèle de causalité qui soit universellement valable. Mais il est possible de
relever, dans chaque situation concrète, une ou des caractéristiques privilégiées.
Le changement ne saurait se réduire à une évaluation des modifications quantitatives.
Les grandeurs que cette évaluation isole n'ont de sens que dans un contexte donné qui leur confère une
efficience socioéconomique. L’analyse conventionnelle s’interdit toute
réflexion sur les problèmes de différenciation humaine et socioculturelle.
C’est l’objet du prochain article.
Thami
BOUHMOUCH
Mai
2012
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(2) Frédéric
List, Système national d’économie politique, éd. Capelle 1857, p. 104.
(3) Cf.
Maurice Guernier, Tiers-monde, trois quarts du monde. Rapport au Club de
Rome, Dunod 1980, p. 26.
(4) Yves Lacoste,
Les pays sous-développés, éd. Que sais-je 1979, pp. 53, 55.
(5) Cf. Les
contes de derviches, cité par D. L. Meadows, Dynamique de la croissance
dans un monde fini, Economica 1977, p. 20.
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