La notion de produit, on l'a vu, n'est simple qu'en
apparence. (1) Même un bien tangible n'est pas ce que l'on peut penser.
La notion fait intervenir une autre variable majeure : la fonction. Voyons cela
dans le présent article.
Considérons une scène ordinaire : dans une
station-service, un automobiliste demande qu'on lui fasse le plein de
carburant. Il tend la clé au pompiste (ou ouvre la trappe à distance), le dos
tourné au poste d'essence. Une fois le travail effectué, il paye et s'en va. Il
n'a pas vu le produit qu'on a introduit dans son réservoir, ne connaît ni sa
couleur ni son odeur. Pourquoi une telle «
indifférence »
? La raison est aussi simple qu'évidente : ce n'est pas le carburant en
lui-même qui l'intéresse. Levitt (qui m'inspire cet exemple) l'explique en
ces termes : « En
réalité, on n'achète pas de l'essence. [...] Ce que
l'on achète, c'est le droit de continuer à conduire sa voiture. La
station-service est une sorte de précepteur à qui il faut payer une taxe
proportionnelle aux kilomètres parcourus ». (2)
Ce constat, apparemment banal, vaut d'être formulé et
souligné : un produit est un moyen, pas une fin. C'est un vecteur
porteur d'utilités.
En marketing, il est important de distinguer un produit
de la fonction qu'il remplit.
Cela est vrai pratiquement pour tous les secteurs d'activités. Ainsi, il est
possible de dire qu'un individu n'achète pas un lecteur DVD – boîtier de
plastique, de transistors et de fils électriques – mais un instrument de
divertissement (ou de travail). Les gens n'ont pas besoin de cartes de crédit
mais de moyens commodes permettant d'effectuer des achats et de retirer de
l'argent dans un guichet automatique. De même, il va de soi qu'on n'achète pas
une perceuse pour elle-même, mais pour ses capacités à percer le bois, le
ciment ou les métaux. D'où le témoignage plaisant de ce professionnel : « Les
consommateurs n'achètent pas des mèches [forets pour perceuses] de 6
mm , mais des trous de 6 mm ». (3)
Une telle conception a des implications majeures
sur la politique du produit. L'élément clé d'un produit réside en effet dans la
fonction qu'il remplit. C'est cette fonction que l'entreprise cherche à mettre
en valeur et à vendre. Celle-ci ne doit pas être obnubilée par les
caractéristiques physiques du produit et oublier que le consommateur cherche
avant tout à satisfaire un besoin spécifique. Dans le cas contraire, elle
serait victime du syndrome de la myopie marketing, évoqué dans un
article antérieur. (4)
Le couple besoin-fonction est beaucoup plus large et
plus évolutif que le couple produit-marché. Le public achète les avantages
tirés de l'emploi des produits. Il n'achète pas toujours ce que vous croyez lui
offrir. « N'oublions pas, dit un professionnel, que le client n'achète pas notre produit mais l'idée que ce produit ou
service va améliorer sa situation. Le client achète des solutions qui
vont résoudre ses problèmes… ». (5)
Que demandent en effet les clientes d'une parfumerie ?
Elles cherchent de l'évasion, de l'émotion, du glamour, etc. Voilà pourquoi le
packaging et la publicité représentent près de 80 % du prix des produits. Une femme n'achète pas une crème
antirides ou un fard à joues mais de l'espoir et de la séduction. « Elle
essaie de résoudre un problème, éventuellement de transformer un rêve en
réalité ».
(6) Elle achète des solutions
(sensation spécifique sur la peau, jeunesse, esthétique, standing) qu'elle
s'attend à trouver dans les produits – alors qu'elle ignore tout des
ingrédients entrant dans leur composition. Ce constat avéré, le fondateur de la
marque Revlon l'a exprimé d'une manière frappante : « A l'usine, nous fabriquons des cosmétiques, dans les
parfumeries, nous vendons du rêve ». (7)
DIGRESSION
Les montres Swatch “à même la peau”
On peut vendre un produit en faisant valoir ses
qualités propres (performances, prix) ou bien son image, sa part de rêve.
Chaque secteur utilise préférentiellement un registre d'appel. L'horlogerie
joue plutôt du premier et la parfumerie du second. Mais en passant d'un
registre à l'autre, il est possible, en surprenant les consommateurs, de
redessiner un marché.
C'est ce qu'a fait Swatch avec le succès
que l'on connaît dans le domaine des montres à petit prix. Sur ce marché, les
leaders – Citizen et Seiko – se concurrençaient en améliorant
sans cesse la fonctionnalité : précision avec la technologie à quartz,
lisibilité avec l'affichage numérique. Sans sacrifier la fiabilité
traditionnelle de l'horlogerie suisse, Nicolas Hayek a transformé la montre en
accessoire de mode. Il a [...] axé ses campagnes de publicité sur l'émotion
(“Portez une montre à même la peau !”).
W. Chan Kim et R. Mauborgne, in L'essentiel
du Management, avril 1999.
Quels
sont les problèmes que
l'organisation se propose de résoudre ? Quelles solutions apporte-t-elle ? Quelle est la clientèle visée ? C'est
justement à ces questions que doit répondre, au départ, la formulation de la mission. La mission montre dans quelle
direction une organisation doit se développer. C’est l’énoncé de ce qu’elle
veut et peut accomplir. C’est sa raison d’être.
Il importe de découvrir ce qui compte le plus pour les
clients cibles. « Allez au cœur de ce qu'ils achètent
réellement, non de ce que vous pensez vendre ». (8) Même un bien tangible n'est pas acquis pour
lui-même mais pour les « bénéfices
»
objectifs et subjectifs qu'il procure. Pour les créateurs de la marque Ralph
Lauren, les personnes aisées ne fréquentent pas les grands couturiers pour
les vêtements eux-mêmes, mais pour pouvoir affirmer par-dessus tout : « Je
suis différent, j'aime les belles choses de la vie ». (9)
Ce qui revient à dire qu'à un même produit peut
correspondre des attentes différentes. Comme les consommateurs diffèrent les
uns des autres, leurs problèmes sont forcément différents. Une voiture, dont
l'achat répond avant tout à un besoin de locomotion, constitue un symbole de
prestige ou de séduction, un reflet de la personnalité (amour de soi, virilité,
autorité), peut-être un moyen d'évasion...
Mais il y a plus : un fabricant de lunettes par
exemple doit comprendre que son métier est l’amélioration de la vue ; il ne
saurait faire abstraction des lentilles de contact (cornéennes) qui, elles
aussi, répondent au besoin de corriger les troubles de la vision. De même, la
peinture et le papier peint répondent à un même besoin : embellir les murs et
les mettre en valeur. La règle à calcul a depuis longtemps disparu du marché,
mais le besoin qui conduisait à son achat est inchangé. Aujourd'hui, il y a les
calculettes (calculateurs de poche). De la planchette allongée à graduation
logarithmique, nous sommes passés à la machine électronique. Dans l'un et
l'autre cas, ce qui est vendu c'est un instrument servant à effectuer des
calculs.
Il se révèle en conséquence que la notion de fonction
attribuée au produit tend à élargir le champ concurrentiel de
l'entreprise. Elle est à la base de la distinction entre concurrence directe
et indirecte. Pour corriger les fautes de frappe, à l'époque des
machines à écrire (il y a plus de trente ans), on utilisait les petites
feuilles Kores (recouvertes d'un enduit blanc). Ce produit a été
supplanté par le correcteur liquide Blanco ou Balance et a fini
par disparaître du marché. L'utilisateur n'a pas rechigné à adopter la
substance liquide au détriment des feuilles correctives. Ce qui l'intéresse
c'est le résultat : rectifier les fautes. Autre exemple : la lame « Sensor
pour elle »
de Gillette sert à supprimer les poils des jambes ; c'est pour cela
qu'elle est concurrencée par la crème dépilatoire – relevant d'une activité et
de procédés dissemblables.
Une nouvelle perspective est ainsi introduite : le
métier gagne à être défini, non en termes de technologie (feuilles
correctives ou correcteur liquide, crème ou rasoir), mais en termes de service
rendu (effacer les fautes de frappe, éliminer les poils). Le marché de
référence lui-même doit être délimité par rapport à la fonction recherchée
plutôt que par rapport à un savoir-faire technique particulier et restreint. Ce
qui signifie que les producteurs opèrent sur un marché à géométrie variable.
Revenons à l'exemple du pompiste. Que veut l'acheteur
de carburant ? Il veut une substance dont la combustion fournirait l'énergie
nécessaire au moteur de sa voiture. D'où une question cruciale : les sociétés
pétrolières sont-elles destinées à satisfaire ce besoin générique (faire
tourner un moteur) ou à raffiner et vendre du pétrole ? En d'autres mots, appartiennent-elles
à l'industrie énergétique ou à l'industrie du pétrole ? Le pétrole, on le sait,
est une ressource épuisable. Aujourd'hui, ces sociétés ont intérêt à se dégager
de l'emprise que le produit exerce sur elles. Les piles à combustible chimique,
les batteries ou l'énergie solaire annoncent – à terme – la mort du produit
actuel. L'objectif est de se tourner vers ces sources d'énergie avant que la
technologie ne rende sa sentence.
Nombre de constructeurs d'automobiles ont pris acte de
la menace, les Japonais en particulier. La voiture Toyota Prius est dotée de deux moteurs, thermique
(essence, 72 chevaux) et électrique (45 chevaux). Lancée en 1997 au Japon (puis
en Europe et aux Etats-Unis après 2000), elle constitue la première brèche dans
la domination quasi-absolue du moteur à explosion. Lorsqu'on saura stocker
suffisamment d'électricité, le moteur thermique pourrait disparaître au profit
du seul moteur électrique. (10)
Un bon fabricant ne crée donc pas des produits mais des
solutions. Autant dire que si la concurrence est forte pour un produit donné,
les entreprises peuvent être amenées à concevoir un produit différent
mais qui remplit la même fonction. Les produits
de substitution ne font pas partie du marché, mais s'ils rivalisent avec
les produits du marché, c'est parce qu'ils apportent une solution alternative. Il
peut s’agir de produits différents ou de produits issus d’une évolution technologique.
Les lecteurs MP3 ont remplacé les baladeurs-cassette, qui s'en plaint
aujourd'hui ?
L'exemple de l'insecticide est assez révélateur : les
spots de télévision montrent rarement la bestiole. Filmer l'élimination de
celle-ci n'est pas pertinent. Le client n'est aucunement focalisé sur la mise à
mort de l'intrus. Il souhaite simplement qu'on le débarrasse du « problème
insecte »
; le moyen et les procédés lui importent peu. On conçoit alors que des produits
très divers puissent être imaginés pour répondre à cette attente :
pulvérisateur de liquide toxique (appareil manuel ou bombe à aérosol), papier
imbibé d'une substance collante, tablette branchée sur une prise, etc.
DIGRESSION
Assurance ou élimination de parasites ?
Prism Inc.,
une filiale de Johnson Wax, a appris de ses clients que son activité
relevait de l'assurance plus que de l'élimination des parasites (blattes,
araignées, souris, rats, etc.). En effet, ses clients, restaurateurs et
hôteliers notamment, ne craignent pas tant les parasites eux-mêmes [...] qu'une
baisse de leur chiffre d'affaires. Insectes et rongeurs font fuir les clients
et indisposent les services du contrôle d'hygiène.
Ayant compris cela, Prism mit au point
une extraordinaire garantie de service qui fonctionne essentiellement comme une
police d'assurance. Elle garantit aux clients l'absence de parasites. Un point
c'est tout. Si des parasites apparaissent chez un client en dépit des efforts
de Prism pour les éliminer, l'entreprise, non contente de rembourser
intégralement ses prestations pour la période en cause, réglerait les notes
d'hôtel et de restaurant des clients mécontents et leur adresserait à chacun
une lettre d'excuses. [...]
Extraits de R. Whiteley et D. Hessan, Les avantages compétitifs de l'entreprise orientée clients, éd. Maxima.
« Les marchés ne sont plus régis par
l'offre de produits, mais par l'offre de solutions : pour continuer
d'exister, il ne suffit plus de sophistiquer les produits que l'on sait faire,
mais d'imaginer les produits de demain ».
(11) A cet égard, il ne s'agit pas de
se décharger sur le client, dont le manque d’imagination est compréhensible. Le
fondateur d’Orange précise : «
Il ne faut pas interroger les clients sur ce qu’ils veulent, mais sur les problèmes qu’ils
rencontrent dans
leur vie de tous les jours. C’est en les aidant à résoudre ces problèmes que l’on invente les solutions de demain ». (12)
La société 3M
(bureautique, chimie, informatique...) vend ses produits justement comme des solutions. Ce principe est mis en avant
par les collaborateurs de la filiale marocaine. Chacun admet que c'est aux
solutions que les consommateurs sont attachés, pas aux produits. Ceux-ci,
disons-le de nouveau, « n'achètent
pas des choses, mais des outils pour résoudre des problèmes ». (13)
Récapitulons. Un produit n’est pas une fin, mais un moyen. C'est un ensemble
d'avantages perçus par le consommateur. Il y a donc lieu de distinguer un
produit de la fonction qu'il remplit.
C'est cette fonction que le producteur s’attache à mettre en valeur et à vendre.
On se doit de découvrir ce qui compte le plus pour le consommateur. Celui-ci
n'achète pas un produit, mais la satisfaction qu'il espère en retirer, la
solution à un problème spécifique.
Thami BOUHMOUCH
Mai 2012
________________________________
(1) Cf. article « Le produit, une notion disparate », in http://bouhmouch.blogspot.com/2012/05/le-produit-une-notion-disparate.html
(2) Th. Levitt, Le
marketing à courte vue, Encyclopédie du marketing, Editions Techniques. Je souligne… Curieusement, un quotidien a pu affirmer à propos du
carburant que «
les produits importés sont deux fois
meilleurs que les produits locaux ».
Quelle est la signification véritable d'une telle comparaison pour
l'automobiliste moyen (mis à part les écologistes) ?
(3) Léo
McGinneva, cité par T. Levitt, L'imagination au service du marketing, Economica. Voir également
A. Hiam et Ch. Schewe, MBA Marketing - Les outils, éd. Maxima.
(4) Cf. article « Le syndrome de la myopie marketing », in http://bouhmouch.blogspot.com/2012/01/23-le-syndrome-de-la-myopie-marketing.html
(5) http://managementcommercial.blogspot.com/ Je souligne.
(6) T. Levitt, Réflexions
sur le management, Dunod.
(7) Ch. Revson, cité par J. Lendrevie et D. Lindon, Mercator, Dalloz.
(8) R. Whiteley et
D. Hessan, Les avantages compétitifs de
l'entreprise orientée clients, éd. Maxima.
(9) Cf. L'essentiel du Management, avril
1999.
(10) Sur ce point,
toutefois, les avis semblent partagés. Voir : http://blog.lefigaro.fr/industrie/2010/01/le-vehicule-electrique-un-pari-pour-lavenir.html et www.lesaffaires.com/vision-durable/technologie/pas-d-avenir-pour-les-voitures-electriques/540884
(11) A. Mezouar, du
cabinet LMS Conseil, in L'Economiste du 5 février 1998. Je
souligne.
(12) Hans Snoock, cité par
Morald CHIBOUT, Le marketing expliqué à
ma mère, Ed. d’Organisations.
(13) T. Levitt, L'imagination
au service du
marketing, op. cit.
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