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26 mai 2012

L'ETAT DE SOUS-DEVELOPPEMENT EST-IL SPECIFIQUE ? [2/2]



« Aucune influence intéressée ne pèse plus lourdement sur nous que celle de nos théories et de nos idées préconçues » Gunnar Myrdall

Voici bien longtemps que les faits vécus nous ont portés à renoncer aux illusions sur l'indépendance et le développement. L'esprit éclectique et simplificateur qui a présidé jusqu'ici à la saisie de l'état de sous-développement faisait sienne une approche nettement technocratique du problème. A l'origine de cette approche, on trouve les préceptes du paradigme régnant qui constituaient la boite à outils de tout « expert international en développement ». Que n'a-t-on pas dit et répété sur ce mode pendant des décennies ?
La conférence du PNUD, tenue à Marrakech en mars 2010, était placée sous le thème « Capacity is Development ». Il était question de « renforcer les capacités des pays partenaires […], de favoriser l’établissement de cadres institutionnels généraux, de façon à ce qu’ils soient propices aux changements de la société ». (1) Cela voulait-il dire quoi au juste ? Les mêmes prémisses semblent être reprises, à chaque fois sous une coloration différente… Soyons réalistes : dans un pays comme l'Algérie, le système de rente favorise « les convoitises, l’incompétence, la collusion et la paresse ». Il annihile l’effort, incite à l’importation au détriment des projets locaux. « L'esprit rentier a toujours été réfractaire à l’esprit d’initiative. […] Combien de cadres expérimentés et de valeur ont dû subir les pires humiliations et frayeurs pour se voir, à la fin, victimes de manipulations visant à saper leur bonne volonté ». (2)
Le sous-développement, échec de développement, ne serait que la conjugaison d'une série de déséquilibres et d'écarts jugés temporaires. La démarche repose sur l'idée implicite qu'il existe un mode unique de changement, se réalisant suivant le même parcours. Rappelons-nous la fameuse théorie évolutionniste de Rostow, cette fantaisie historique qui place à son sommet la société industrielle à accumulation rapide. La philosophie du retard qui fonde le développement sur le postulat de la prééminence de l'économie, ne laisse pas de place à l'homme et au social. Dans cette perspective, la lutte contre la pauvreté apparait comme une affaire technique : les nations opulentes sont supposées aider à mettre en mouvement le « décollage » des nations démunies par l'envoi d'experts chargés de projets et par le financement de ceux-ci…
Une double méprise tient à la référence systématique au prototype occidental, à la fois dans l'explication des causes du marasme et dans la formulation des mesures à prendre. Une crise latente, à cet égard, continue d'altérer le mode conventionnel de pensée. Les pays qui avaient opté pour la politique de substitution à l'importation (dont le Maroc), loin d'atténuer l'emprise externe, ont eu plutôt tendance à l'accentuer. (3) A une dépendance commerciale se sont superposées une dépendance technologique et une dépendance financière.
L'endettement, nul n'en doute maintenant, est devenu un phénomène d'ordre structurel. N'est-ce pas avant tout l'aboutissement d'une vision inadéquate, de la corruption et du gaspillage généralisés ? Il est avéré que les fonds empruntés sont retournés aux prêteurs du Nord en paiement de factures le plus souvent gonflées. On emprunte pour rembourser en permanence. « Bien qu’ils aient déjà remboursé plus de 12 fois le montant dû en 1980, les pays en développement continuent de supporter à l’heure actuelle une dette extérieure plus de cinq fois supérieure à celle due au moment de leur contraction. La dette fonctionne comme un mécanisme auto-entretenu d’aggravation de la pauvreté… ». (4) Une déroute qu'est venue aggraver l'augmentation des transferts de ressources au titre du rapatriement des profits. En effet, « si l’on se réfère à la balance des transactions courantes, comme le font le FMI et l’ONU, les pays en développement considérés globalement sont aujourd’hui des exportateurs nets de capitaux, certains pays industrialisés étant des importateurs nets ». (5) Le Sud finance donc le Nord.

Quant aux crises alimentaires, elles sont largement explicables par la ruée vers les cultures d'exportation au détriment des cultures vivrières. Pendant longtemps, ces deux secteurs formaient une paire antagoniste dans les discours, s'inscrivaient dans deux visions elles-mêmes antagonistes, « la première privilégiant la dimension sociale, la seconde la dimension économique (même si dans la pratique l'une et l'autre sont inséparables) ». (6)
Tout se passait comme si les sociétés nanties étaient disposées à « transmettre » la croissance qu'ils ont connue au monde pauvre, à supprimer les blocages au développement et en particulier à atténuer la pénurie de certains facteurs de production. De là l'idée mythique des « transferts de capitaux et de technologie »… L'ordonnance a toujours été conséquente avec le diagnostic, comme avec les schémas conventionnels. Exporter les matières premières, quémander davantage d'aide et de crédits : telle est en deux mots l'ordonnance que les pays pauvres appliquent plus ou moins avec dévouement depuis 50 ans. De nos jours, la réduction techniciste du problème, somme toute bien commode, n'est pas sans faire sourire. Lorsqu'on se cantonne à une simple énumération des moyens matériels qui font défaut, on se réduit à une saisie déficiente de l'objet étudié. C'est souvent la porte ouverte aux mystifications et aux mirages.
Le FMI et la Banque Mondiale, qui sont sous le contrôle strict des Occidentaux, appliquent des mesures injustes et malhonnêtes… Les nations subordonnées sont partout contraintes et forcées de courber l'échine. Le Président équatorien Rafael Correa disait : « Cela ne surprenait personne qu’un bureaucrate du FMI vienne nous dire ce que nous devions faire, vienne réviser nos comptes. […] On avait perdu jusqu’à notre dignité. Notre estime de soi était ravagée ». (7)
Certes il y a bien une logique économique qu'on ne saurait réfuter… Mais est-il permis de penser qu'un pays se développe lorsque / parce que son taux de croissance augmente ? Les méthodes de repérage chiffré réduisent nécessairement les processus à leur plus simple expression, ne rendent pas leur signification et leur nature profondes.
Le discours a longtemps été focalisé sur la rationalisation des investissements, la réforme agraire, l'amélioration des méthodes de production, la création d'une infrastructure bancaire, les moyens d'agir sur les exportations, etc. Mais quant à s'interroger sur la spécificité sociale, sur les habitudes mentales des hommes, sur leurs attitudes à l'égard des exigences du changement, ce sont là des questions que l'économiste a d'ordinaire à peine effleurées. Se voulant « technique », la démarche conventionnelle s'interdit toute réflexion sur les hommes qui font la société, sur leurs prédispositions à la recherche du mieux. Or – il faut bien le souligner – les cohérences ne valent que ce que vaut l'ordre culturel et humain qui les conditionne.


Peut-être faut-il convenir que la perspective économique n'est pas universellement valable. Le sous-développement est un état spécifique, qui requiert un effort d'élaboration théorique autonome. Le manque de créativité et de dynamisme, d'actions méthodiques et de compétences techniques sont à la fois cause et résultat de l'immobilisme général. Néanmoins, il apparait que la valeur des hommes prime sur le capital et l'instrumentation.
Comment résister à la tentation de se référer – implicitement ou explicitement – aux caractéristiques des pays riches ? « L'attraction exercée par la chose arrivée » (dixit J. Austruy) est si forte que la compréhension de la réalité tangible est compromise. Au Maroc, observez tous ces automobilistes qui arborent naïvement sur leurs plaques minéralogiques le drapeau marocain accolé à celui de l'Europe. Faire comme si le pays était amarré à l'Europe est une incongruité qui trouve son assise dans le subconscient collectif. La réalité observée regorge d'exemples de la même eau.

L'approche adoptée ici est trop malaisée pour donner matière à une quelconque conclusion. Du moins, elle ne doit pas prêter à équivoque : entre repérer les défaillances et leur trouver des causes ethniques (sui generis) il n'y a qu'un pas, qu'il ne faudrait en aucun cas franchir. Par le passé, la longue léthargie des sociétés européennes au moment où le monde musulman était à son apogée sur le plan scientifique ne nous permet pas de faire le moindre amalgame. Les Arabes – aujourd'hui peuples globalement déshérités – avaient fait des découvertes scientifiques qui n'ont été atteintes par l'Europe que bien des siècles après (par exemple, la forme sphérique de la Terre et sa révolution autour du Soleil). Les Européens au Moyen Age allaient en terre d'Islam (Andalousie en particulier) pour apprendre, auprès des savants arabes, les arts, les sciences (physique, mathématiques, astronomie, médecine) et les préceptes de philosophie… (8)

Thami BOUHMOUCH
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(3) Notons au passage que le Japon est le modèle historique de cette stratégie.
(5) Bruno Gurtner, http://aspd.revues.org/121
(7) R. Correa, interviewé par Ignacio Ramonet, http://www.medelu.org/spip.php?article698  janvier 2011
(8) Bien entendu, les érudits arabes ont beaucoup emprunté aux civilisations indienne, perse et grecque… Mais ce n'est pas le lieu d'en parler.


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