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4 juin 2016

LA PERSPECTIVE SOCIOCULTURELLE DANS L’ORDRE ECONOMIQUE


Série : Le culturel au cœur du changement social


Comme cela a été souligné dans les papiers qui précèdent, le problème du développement n’est pas seulement un problème économique et politique ; c’est un problème humain et socioculturel, car ce qui est essentiellement en cause c’est l’homme – à la fois entité humaine et être social. (1) L’économique, en tant que discipline, peut-elle intégrer de telles préoccupations ? Doit-elle le faire ? Les facteurs socioculturels sont-ils des variables causales ou des variables dépendantes ?

La morale du groupe social
Dans le passé, la science économique a tenté de faire entrer en ligne de compte quelques facteurs non-économiques. Il a été ainsi question d’esprit d’épargne, de désir d’aboutir, d’effet de snobisme, de stabilité politique… Quelques théoriciens ont donné à penser que les facteurs psychosociologiques font partie des forces génératrices de progrès économique. En particulier, le « désir d’acquérir des biens » est interprété comme un facteur influant sur la disposition de l’individu à améliorer sa situation matérielle. Ce désir peut être faible, par exemple là où prévalent les sentiments de dévotion, voire de renoncement aux biens terrestres. On s’est préoccupé également des attitudes envers le labeur, de l’esprit d’aventure et de la propension à prendre des risques (F. Knight, 1921).
Selon W. Mitchell (1874-1948) : « il faut que la science économique repose sur une étude minutieuse du comportement humain et non pas sur les hypothèses déduites de quelques prémisses ou d’observations isolées ». (2) De même, T. Veblen (1857-1929) se tourne vers l’étude des comportements et des mœurs. « Aussi son enquête commença-t-elle non pas par la pièce jouée en matière économique mais par les acteurs eux-mêmes, non par l’intrigue, mais par l’ensemble des coutumes et des mœurs qui avaient pour résultat cette pièce particulière… » (3)
J. M. Keynes (1883-1946) a mis l’accent sur les facteurs psychologiques dans son analyse du mouvement des affaires : l’attitude et la motivation, en influant sur le processus de prise de décision, peuvent accentuer les fluctuations économiques. Dès 1950, l’expression « science des comportements » commence à se répandre. L’économie est même considérée comme l’une des sciences du comportement, à côté de la psychologie, de la sociologie et de l’anthropologie. L’analyse des comportements économiques, où l’étude des facteurs humains tient une grande place, est ainsi venue compléter l’approche conventionnelle. (4)
J. Mincer (1958), T. Schultz (1961) et G. Becker (1964) introduisent explicitement l’idée que les capacités productives d’une nation sont produites par des investissements en capital humain, notamment les dépenses d’éducation. Jusque-là, les différences qualitatives entre facteurs de production étaient tout simplement laissées de côté. (5) Dans cette optique, D. McClelland (1961) pense que la culture détermine et explique certaines performances matérielles. Ce qui l’amène à regarder le développement comme « un phénomène culturel », un phénomène qui suppose une activité rationnelle, orientée par des agents valorisés par leurs performances. (6)
Cette proposition, pour J. Leca, semble tautologique : le développement n’est-il pas précisément déterminé par les conditions qui sont supposées le provoquer et le soutenir ? Il admet néanmoins que « les traits psychologiques et les normes culturelles et éducatives peuvent être traitées comme des variables indépendantes (et pas toujours et pas les seules)… » (7)
Il est aussi important de relever que les gaspillages de fonds publics sont occasionnés par l’incurie générale, que les défaillances chroniques sont dues à des rigidités mentales, que d’examiner les conditions de création d’une infrastructure bancaire ou les moyens d’agir sur le flux des exportations.
La morale est liée fortement et profondément à la prospérité ou à l’infortune économique des nations. L’individu est le centre de la vie en société : c’est le producteur et le consommateur final ; c’est l’épargnant et l’investisseur ; c’est lui qui règle le cours de toutes les actions économiques. De fait, la moralité de l’individu détermine la morale du groupe social, sa perception de l’activité dans ses diverses formes, sa conception du travail et de l’organisation.


Le progrès comme un tout
L’économique ne saurait être assimilée à une physique ou à une physiologie. L’être social, principal acteur de ce mouvement complexe qu’est le développement, n’est pas un homo œconomicus abstrait, constant en tous pays. Partout les hommes sont partie prenante et vivante dans le déploiement de l’activité matérielle. Cette vérité est clairement exprimée par E. Teilhac, qui nous convie à « la connaissance d’une spécificité du social, telle que la société ne saurait s’expliquer pas plus par les éléments matériels que par les éléments humains dont elle est faite, pas plus par les choses que par les hommes qui la constituent ». (8)
Sans doute la léthargie du sous-développement est-elle perçue d’abord à travers des données chiffrées « objectives ». Elle fait penser d’emblée à des carences matérielles, au surpeuplement, au bas niveau de vie ; elle est également perçue comme un fait de dépendance et d’iniquité. Mais cette situation est vécue sur le plan humain comme un mode d’existence particulier qui a ses dynamiques psychiques, mentales et relationnelles spécifiques. Il n’est guère possible de déchiffrer l’impasse d’une nation seulement dans les indicateurs du commerce extérieur ou l’insuffisance des infrastructures.
L’économiste qui considère le progrès comme un tout ne saurait séparer le fait économique de la culture. N’est-il pas paradoxal qu’il refuse de prendre en considération un des aspects du comportement humain alors que toute son approche vise justement à agir sur ce comportement ? « Toute distinction, toute démarcation est factice. Tout ce qui influe sur un comportement économique entre automatiquement dans l’analyse économique ». (9) 
D’ordinaire, on tient pour de simples épiphénomènes des faits bien connus empiriquement. L’économique, le social et le culturel contribuent à donner sa signification au phénomène humain. Ces manifestations du réel sont liées – en ce sens que tout progrès sur un front entraîne une avance sur les autres. Dans leur ensemble, elles « peuvent avoir une interprétation économique, dans la mesure où la science économique est […] une perspective sur le phénomène humain sous l’angle de la rareté combattue ». (10)
L’économique n’est pas une science fondamentale… Elle gagne à s’orienter dans le sens d’une conception humaine et culturelle des problèmes posés. Elle prend une nouvelle signification dans un contexte où le culte de la quantité est sur le déclin… Toutefois, il ne s’agit pas de surajouter (après coup) des considérations extra-économiques à une conception économique formelle. G. Myrdall  en dit ceci : « On n’ajoute pas la levure quand la pâte a été pétrie. […] On ne saurait procéder à l’étude d’un problème quelconque qu’en utilisant dès le départ des concepts qui correspondent à ses données réelles ». (11)

En définitive, la question essentielle parait bien être celle-ci : « l’approche économique ne serait-elle pas le produit d’une vision culturelle (par exemple occidentale, moderniste, séculière) partagée par des gens qui ne veulent pas reconnaître qu’ils sont fabriqués par elle ? ». (12) Il s’agit de substituer à l’homo œconomicus dont l’activité ne se déploierait que dans le vide, un homme concret dont l’activité ne se développe que dans un certain contexte culturel et social. Comme le développement exige justement une assise culturelle, l’économiste est tenu d’élargir sa vision, de mieux poser les problèmes de la motivation, de la mentalité de masse, des résistances extra-économiques.

Thami BOUHMOUCH
Juin 2016
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(1) voir deux articles précédents : Réintroduire l’humain dans les schémas économiques. https://bouhmouch.blogspot.com/2016/05/reintroduire-lhumain-dans-les-schemas.html ; L’économique et le poids du facteur humain https://bouhmouch.blogspot.com/2016/05/leconomique-et-le-poids-du-facteur.html
(2) Cité par George Soule, Qu’est-ce que l’économie politique ? Ed. Nouveaux Horizons 1980, p. 185.
(3) Robert L. Heilbroner, Les grands économistes, Seuil 1971, pp. 204-205.
(4) Cf. Encyclopédie économique, Douglas Greenwald éd., Economica 1984, pp. 17-22 et 222.
(5) Cf. Encyclopédie ibid. pp. 112-114.
(6) Cf. son ouvrage : La volonté de réussir et le développement, éd. Tendances actuelles, 1983.
(7) Jean Leca, L’économie contre la culture dans l’explication des dynamismes politiques, Bulletin du C. E.D. J., Le Caire n°23, 1er sem. 1988, p. 37.
(8) Ernest Teilhac, L’économie politique perdue et retrouvée, LGDJ 1962, p. 139.
(9) John K. Galbraith, Tout savoir ou presque sur l’économie, Seuil 1978, p. 16.
(10) Jacques Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 277.
(11) G. Myrdal, Le défi du monde pauvre, Gallimard 1971, p. 28.
(12) Jean Leca, op. cit., p. 43.

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