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10 juillet 2016

L’ECONOMIQUE EST VOUEE A S’OUVRIR AUX AUTRES SCIENCES DE L’HOMME


Série : Le culturel au cœur du changement social


L’intégration de la dimension culturelle et humaine dans l’économie du développement laisse entrevoir une exigence majeure : elle requiert un effort de décloisonnement des sciences de l’homme… L’économique peut-elle s’allier à d’autres disciplines pour une meilleure saisie des réalités ? Dans quelle mesure est-ce nécessaire ?

Des relations dialectiques
Les hommes ne sont pas régis par les seules relations économiques. Ils entretiennent entre eux des rapports moraux, religieux, juridiques, politiques – et tous ces rapports font l’objet de disciplines distinctes. L’économique fait partie des sciences sociales qui toutes étudient l’activité humaine, tout en l’envisageant de points ce vue différents. Ce que nous appelons la « réalité » n’est qu’un amas d’observations inorganisées. Immanquablement, l’observateur est amené à entrer en contact avec les diverses branches du savoir qui s’intéressent à la même réalité. C’est ainsi, comme le note F. Braudel, que « ses propres explications ne cessent de l’entrainer trop loin, par un jeu insidieux, poursuivi même à son insu. L’économiste distingue les structures économiques et suppose les structures non économiques qui les entourent, les portent, les contraignent. Rien de plus anodin et apparemment de plus licite, mais du coup, il a reconstitué la réalité à sa façon ». (1)
La sociologie, la psychologie, la démographie, l’anthropologie… sont autant de disciplines dont les champs d’étude se chevauchent plus ou moins avec celui de l’économique. La réalité n’est pas seulement celle que perçoit l’un ou l’autre de ces observatoires ; c’est la combinaison de toutes ces vues particulières et partielles qui permet d’en rendre compte de la manière la moins imparfaite. Il existe forcément entre ces diverses représentations des points de contact nombreux, en raison de l’unité de leur objet : l’homme social.
Le découpage habituel des connaissances auquel on se conforme aujourd'hui, s’explique avant tout par un processus historique d’approfondissement et de concentration du savoir. Si jadis les hommes de culture touchaient à divers domaines à la fois, la connaissance est devenue limitative et de plus en plus complexe. C’est ainsi que les diverses sciences ont commencé à se désolidariser les unes des autres. Les sciences sociales se sont divisées en branches, chacune portant sur un secteur particulier de l’activité humaine. Or chacune s’efforce de tout expliquer par ses seuls critères, tend à présenter ses conclusions comme une vision globale de l’objet étudié.
Bien plus, chaque discipline est amenée à donner de la réalité sociale une représentation qui néglige toutes les autres. L’aspect appréhendé est expliqué comme s’il échappait aux relations dialectiques avec les autres. Or le fait social ne saurait être désarticulé sans dommage. Rien ne permet d’affirmer que les instances que l’économiste distingue relèvent d’une intelligibilité propre et autonome. L’action des variables appelées extra-économiques se situe à l’intérieur du système et fonctionne pour ainsi dire sur le même plan que les quantités économiques.
En revanche, si une collaboration entre deux ou plusieurs modes d’approche s’impose à l’esprit, chacun d’eux se rapporte à ses concepts propres, chacun garde son autonomie dans l’ordre d’explication qui lui est particulier. Dans ces conditions seulement, les diverses instances du fait social peuvent être saisies dans leurs rapports dialectiques. C’est ainsi qu’il faut entendre l’interdisciplinarité. (2)

Une causalité sociale circulaire
Sans renoncer donc à sa démarche particulière, l’économique est amenée peu à peu à élargir sa perspective, à collaborer avec d’autres branches du savoir. Car « sans le vouloir explicitement, les sciences sociales s’imposent les unes aux autres, chacune tend à saisir le social en son entier, dans sa totalité, chacune empiète sur ses voisines en croyant rester chez elle ». (3)
L’économiste n’hésite pas à faire appel à l’investigation sociologique, à expliquer les faits économiques à partir des institutions et de la structure sociale. Quant au sociologue, il s’aperçoit parfois qu’il ne peut cerner la réalité étudiée s’il ne dispose pas de quelques notions économiques. De même, l’économiste a recours à l’historien lorsqu’il a besoin de connaître le cadre et la dimension historiques de l’activité économique pour s’assurer, entre autres, du bien-fondé des lois économiques. En retour, l’historien se met à utiliser des matériaux économiques pour affiner son explication de la succession d'événements historiques.
La coopération entre disciplines ne s’arrête pas là : lors de l’examen approfondi des symptômes du sous-développement, l’économiste est conduit à faire ressortir les relations d’exploitation et d’iniquité, donc à mettre le doigt sur la dimension purement politique du problème. Il considère également les institutions juridiques et le réseau de droit qui enserre l’activité économique… Mais si l’économie agit sur le droit, celui-ci réagit sur l’économie. Les règles juridiques naissent parfois de la nécessité économique ; à leur tour, ces règles une fois promulguées influent sur la vie économique. L’économiste enfin consent à entrouvrir ses portes à la psychologie (sans pour cela que ce soit réciproque). Il y a longtemps déjà, les premiers auteurs estimaient que le comportement de l’individu est déterminé par son intérêt personnel et son désir de satisfaire ses besoins.
Pour expliquer la léthargie du sous-développement, quantité de facteurs imbriqués entrent en ligne de compte. Ces facteurs n’ont pas toujours et partout le même impact, le même poids, car tel obstacle peut être plus ou moins prépondérant en un lieu et un moment particuliers. En ce sens, comme le souligne A. Lewis, « il est parfois souhaitable de concentrer son attention sur un seul problème, à l’exclusion de la plupart des autres. Mais ce n’est qu’une tactique provisoire car, en éliminant un goulet d’étranglement, on en fait généralement apparaître d’autres ». (4)
L’immobilisme social est le résultat de causes qui se sont combinées ou relayées depuis des générations. Ces causes agissent simultanément et interagissent les unes sur les autres. Les modifications quantitatives n’influent sur le paysage économique, ne prennent un sens pratique que dans la mesure où elles se conjuguent avec d’autres facteurs, notamment d’ordre socioculturel. En revanche, les valeurs, l’éthique n’agissent pas isolément, ni de manière autonome.
Il importe de préciser : le fait économique et le fait socioculturel sont étroitement associés, « mais cette liaison n’a pas la force d’une loi, ni d’un rapport de causalité […]. La causalité sociale est presque toujours circulaire, les phénomène s’entraînent mutuellement ». (5)
Le sous-développement apparaît comme un phénomène social global justiciable d’une approche interdisciplinaire. Moins que tout autre champ d’analyse, ce phénomène peut être la chasse gardée de l’économique. Pour avoir la juste intelligence des faits, l’économiste doit être ouvert à toutes les prises de vue sur le phénomène humain. Il est amené à recourir notamment aux études des sociologues sur les structures sociales, à celle des anthropologues sur les traits caractéristiques des civilisations, à celles des psychologues sur les motivations et les types de conduite…

Il n’y a pas lieu en définitive de se laisser enfermer dans une quelconque « division académique du travail », d’entériner l’effritement et la dispersion dont a longtemps pâti l’étude de l’homme vivant en société… Si l’économiste entend rabaisser les barrières qui le séparent de ses voisins des sciences humaines et sociales, ce n’est pas affaire de mode et d’engouement. Au contact de celles-ci, le savoir économique peut s’enrichir, parvenir à une meilleure compréhension des phénomènes. Les divers modes d’approche finissent par se rencontrer, même s’ils ne parlent pas le même langage.


Thami BOUHMOUCH
Juillet 2016
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(1) F. Braudel, Ecrits sur l’histoire, Flammarion 1969, p. 86. Je souligne.
(2) Le terme interdisciplinaire indique explicitement la mise en relation de deux ou plusieurs disciplines. Je le préfère au terme pluridisciplinaire – qui suggère le mélange des concepts propres à chacune d’elles.
(3) F. Braudel, op. cit., p. 42.
(4) Arthur A. Lewis, La théorie de la croissance économique, Payot 1963, p. 24.
(5) Henri Mendras, Eléments de sociologie, A. Colin 1975, p.13. Je souligne.

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