Série :
Le culturel au cœur du changement social
Des relations dialectiques
Les
hommes ne sont pas régis par les seules relations économiques. Ils
entretiennent entre eux des rapports moraux, religieux, juridiques, politiques –
et tous ces rapports font l’objet de disciplines distinctes. L’économique fait
partie des sciences sociales qui toutes étudient l’activité humaine, tout en
l’envisageant de points ce vue différents. Ce que nous appelons la
« réalité » n’est qu’un amas d’observations inorganisées.
Immanquablement, l’observateur est amené à entrer en contact avec les diverses branches
du savoir qui s’intéressent à la même réalité. C’est ainsi, comme le note F.
Braudel, que « ses propres explications ne cessent de l’entrainer trop
loin, par un jeu insidieux, poursuivi même à son insu. L’économiste
distingue les structures économiques et suppose les structures non économiques
qui les entourent, les portent, les contraignent. Rien de plus anodin et
apparemment de plus licite, mais du coup, il a reconstitué la réalité à sa
façon ». (1)
La sociologie, la psychologie, la démographie,
l’anthropologie… sont autant de disciplines dont les champs d’étude se
chevauchent plus ou moins avec celui de l’économique. La réalité n’est pas
seulement celle que perçoit l’un ou l’autre de ces observatoires ; c’est la
combinaison de toutes ces vues particulières et partielles qui
permet d’en rendre compte de la manière la moins imparfaite. Il existe
forcément entre ces diverses représentations des points de contact nombreux, en
raison de l’unité de leur objet : l’homme social.
Le découpage habituel des connaissances auquel on
se conforme aujourd'hui, s’explique avant tout par un processus historique
d’approfondissement et de concentration du savoir. Si jadis les hommes de
culture touchaient à divers domaines à la fois, la connaissance est devenue
limitative et de plus en plus complexe. C’est ainsi que les diverses sciences
ont commencé à se désolidariser les unes des autres. Les sciences sociales se
sont divisées en branches, chacune portant sur un secteur particulier de
l’activité humaine. Or chacune s’efforce de tout expliquer par ses seuls
critères, tend à présenter ses conclusions comme une vision globale de l’objet
étudié.
En revanche, si une collaboration entre deux ou
plusieurs modes d’approche s’impose à l’esprit, chacun d’eux se rapporte à ses
concepts propres, chacun garde son autonomie dans l’ordre d’explication qui lui
est particulier. Dans ces conditions seulement, les diverses instances du fait
social peuvent être saisies dans leurs rapports dialectiques. C’est ainsi qu’il
faut entendre l’interdisciplinarité. (2)
Une causalité sociale circulaire
Sans renoncer donc à sa démarche particulière,
l’économique est amenée peu à peu à élargir sa perspective, à collaborer avec d’autres
branches
du savoir. Car « sans le vouloir explicitement, les
sciences sociales s’imposent les unes aux autres, chacune tend à saisir le
social en son entier, dans sa totalité, chacune empiète sur ses voisines
en croyant rester chez elle ». (3)
L’économiste
n’hésite pas à faire appel à l’investigation sociologique, à expliquer
les faits économiques à partir des institutions et de la structure sociale. Quant
au sociologue, il s’aperçoit parfois qu’il ne peut cerner la réalité étudiée
s’il ne dispose pas de quelques notions économiques. De même, l’économiste a
recours à l’historien lorsqu’il a besoin de connaître le cadre et la
dimension historiques de l’activité économique pour s’assurer, entre autres, du
bien-fondé des lois économiques. En retour, l’historien se met à utiliser des
matériaux économiques pour affiner son explication de la succession d'événements historiques.
Pour expliquer la léthargie du sous-développement,
quantité de facteurs imbriqués entrent en ligne de compte. Ces facteurs n’ont
pas toujours et partout le même impact, le même poids, car tel obstacle peut
être plus ou moins prépondérant en un lieu et un moment particuliers. En ce
sens, comme le souligne A. Lewis, « il est parfois souhaitable de
concentrer son attention sur un seul problème, à l’exclusion de la plupart des
autres. Mais ce n’est qu’une tactique provisoire car, en éliminant un goulet
d’étranglement, on en fait généralement apparaître d’autres ». (4)
L’immobilisme social est le résultat de causes qui
se sont combinées ou relayées depuis des générations. Ces causes agissent
simultanément et interagissent les unes sur les autres. Les
modifications quantitatives n’influent sur le paysage économique, ne prennent
un sens pratique que dans la mesure où elles se conjuguent avec
d’autres facteurs, notamment d’ordre socioculturel. En revanche, les
valeurs, l’éthique n’agissent pas isolément, ni de manière autonome.
Il importe de préciser : le fait économique
et le fait socioculturel sont étroitement associés, « mais cette
liaison n’a pas la force d’une loi, ni d’un rapport de causalité […]. La
causalité sociale est presque toujours circulaire, les phénomène s’entraînent
mutuellement ». (5)
Le sous-développement apparaît comme un phénomène
social global justiciable d’une approche interdisciplinaire.
Moins que tout autre champ d’analyse, ce phénomène peut être la chasse gardée
de l’économique. Pour avoir la juste intelligence des faits, l’économiste doit
être ouvert à toutes les prises de vue sur le phénomène humain. Il est amené à
recourir notamment aux études des sociologues sur les structures sociales, à
celle des anthropologues sur les traits caractéristiques des civilisations, à
celles des psychologues sur les motivations et les types de conduite…
Il n’y a pas lieu en définitive de se laisser
enfermer dans une quelconque « division académique du travail », d’entériner
l’effritement et la dispersion dont a longtemps pâti l’étude de l’homme vivant
en société… Si l’économiste entend rabaisser les barrières qui le séparent de
ses voisins des sciences humaines et sociales, ce n’est pas affaire
de mode et d’engouement. Au contact de celles-ci, le savoir économique
peut s’enrichir, parvenir à une meilleure compréhension des phénomènes. Les divers
modes d’approche finissent par se rencontrer, même s’ils ne parlent pas le même
langage.
Thami
BOUHMOUCH
Juillet
2016
_____________________________________
(1) F. Braudel, Ecrits
sur l’histoire, Flammarion 1969, p. 86. Je souligne.
(2) Le terme
interdisciplinaire indique explicitement la mise en relation de deux ou
plusieurs disciplines. Je le préfère au terme pluridisciplinaire – qui suggère
le mélange des concepts propres à chacune d’elles.
(3) F. Braudel, op. cit., p. 42.
(4) Arthur A. Lewis, La
théorie de la croissance économique, Payot 1963, p. 24.
(5) Henri Mendras, Eléments
de sociologie, A. Colin 1975, p.13. Je souligne.
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