Série : Le culturel au cœur du changement
social
Les
hommes réagissent très diversement aux mêmes circonstances, aux mêmes
incitations – et à plus forte raison quand ils appartiennent à des sociétés
différentes. Les modifications économiques comptabilisables ne conduisent pas
nécessairement à des changements d’attitudes. Il ne suffirait pas que de
nouvelles cohérences économiques apparaissent pour que les dispositions
d’esprit défavorables au progrès soient transformées ou abolies.
Le
préjugé quantitatif
S’agissant
de changement économique, le véritable goulet d’étranglement ne parait pas être
constitué par les moyens matériels. Quel que soit
l’angle d’approche, on se heurte aux limites imposées par les rigidités
mentales, l’indiscipline sociale, l’incurie administrative… Nul doute que notre
préjugé quantitatif, qui nous fait préférer le mesurable, nous fasse perdre de
vue quelques éléments clés de la problématique examinée. A n’en pas douter, « ce
qui est quantifié et comptabilisé n’épuise pas tout ce qui est repérable et
comptabilisable dans l’économie du développement ». (1)
L’économiste
ne saurait écarter cette vérité à la fois élémentaire et capitale :
l’application le plus efficace, la plus accomplie d’une ligne d’action dépend
beaucoup moins de son degré de perfection que de la volonté et des attitudes
morales des hommes qui sont chargés – à tous les niveaux – de la concrétiser. On
s’aperçoit sans surprise que quelques-unes des forces qui suscitent le
changement économique résident dans l’homme lui-même, dans ses motivations
fondamentales, dans ses attributs et aptitudes. « En fin de compte, ce
sont les hommes et notamment leurs préoccupations les plus profondes qui font
l’histoire ». (2)
Si
le comportement humain et l’ordre culturel subissent dans une certaine mesure
l’influence des conditions économiques, à leur tour, les premiers exercent une
action notable sur les secondes. Comme le pense J. Ziegler, « entre les
images que les hommes se font de leur vie – les cultures, religions,
institutions, arts et Etats qu’ils créent – et la réalité économique,
matérielle qui commande leur existence, il y a correspondance en même temps
que contradiction ». (3)
Le reproche qu’on peut faire au discours économique
est d’isoler les mécanismes de leur environnement socioculturel, de ne voir
dans les traits culturels qu’une « condition adjuvante » du
changement social. L’état d’esprit, les aspirations, les normes de conduite sont
immanents à la pratique matérielle. Il ne peut y avoir économie des moyens
indépendamment du contexte humain qui la conditionne et qui lui donne
une signification.
Refuser le dilemme quantité ou qualité
La dialectique
de la quantité et de la qualité est au cœur du processus de changement
économique. (4) Ce rapport dialectique est perceptible notamment au
niveau de l’acte d’innovation : « si chaque pays a
sa personnalité propre qui réunit comportements, culture, éthique, le problème
crucial est dans les relations entre cette personnalité et la politique
d’innovation. Elles sont de nature dialectique. D’un côté, la politique
d’innovation est façonnée, déterminée par la personnalité nationale. De
l’autre, la politique d’innovation, si elle réussit, fait évoluer cette
personnalité ». (5)
Le
processus d’industrialisation a un sens culturel, car il
introduit un nouveau mode de consommation et de nouvelles conceptions du
travail ; il permet l’élargissement des zones urbaines qui sont des foyers
de changement socioculturel. Le progrès technique, à ce titre, est en
mesure de répondre à des besoins intrinsèques de la société comme il peut se
régler sur des modèles de consommation exogènes transposés.
En
revanche, pour expliquer la croissance économique, on commence à
évoquer, parmi les forces principales, le mouvement des idées, la disposition à
accepter l’innovation ou la propension à rechercher le progrès matériel. R.
Aron note que « la croissance est une transformation qualitative dans
les résultats sont mesurables » (6) ; il ajoute que « les
phénomènes mesurables que nous connaissons ont des causes multiples qui ne sont
pas toutes quantifiables »… (7) Explorant les ressorts
initiaux de la réussite sociale et de la prospérité, certains auteurs
n’hésitent pas à mettre en avant une notion assez peu économique : la foi.
La foi dans l’homme, dans l’avenir, dans le travail est essentielle au progrès
économique, car elle encourage l’ardeur au travail et stimule l’initiative. (8)
Dans l’infrastructure et les conditions matérielles
de production convient-il d’inclure le facteur socioculturel ? Les forces
productives, notons-le, comprennent les instruments de travail, les
matériaux, l’énergie et les hommes aptes à exécuter des tâches données. Qu’en
est-il d’abord des instruments de travail ? « Mais
l’appareillage technique d’une civilisation est inséparable des connaissances
scientifiques. Or, celles-ci semblent appartenir au domaine des idées ou du
savoir, et ces derniers éléments devraient relever de la superstructure, au
moins dans la mesure où le savoir scientifiques est, dans nombre de sociétés,
intimement lié aux façons de penser et à la philosophie ». (9)
De même, la composante « hommes »
fait intervenir les méthodes de travail, c'est-à-dire des connaissances, un
savoir-faire, les conditions et les moyens de leur propagation. Le travail
veut dire, selon l’expression suggestive de Ziegler, « le pouvoir
créateur, les immenses forces que recèlent le désir, l’intelligence, la
capacité d’analyse, l’imagination, la sensibilité, le rêve, l’intuition, la
raison de l’homme ». (10)
Les forces productives ne se limitent donc pas à
une réalité purement matérielle. Elles désignent un ensemble d’aptitudes
collectives, la conjugaison de facteurs multiples engagés dans la production.
Elles s’enracinent dans la connaissance et la pensée. La pratique matérielle,
somme toute, n’a de sens que par son imbrication dans l’ordre socioculturel. A
cet égard, Perroux écrit : « Le fait technique à l’état pur, le
fait économique à l’état pur n’existent que dans notre esprit ; ils sont
des catégories mentales. Les réalités observables que nous appelons techniques
ou économiques sont toujours complexes et composites ». (11)
Il y a lieu, en conséquence, d’effectuer un « va-et-vient » entre le quantitatif et le
qualitatif,
entre les composantes matérielles et les facteurs non mesurables.
Et l’on s’aperçoit que si les traits sociaux et culturels agissent sur la
configuration de l’activité économique, ils influent de fait sur le contenu des
concepts mêmes.
Thami
BOUHMOUCH
Juin
2016
_____________________________________
(1) J. Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière
et Cie 1972, p.
277.
(2) D. McClelland, La volonté de réussir et le développement,
éd. Tendances actuelles, 1983, p.205.
(3) J. Ziegler, Retournez
les fusils : Manuel de sociologie d’opposition, Seuil 1981, p. 32. Je
souligne.
(4) Sur ce point, cf.
ma communication : La dialectique de la quantité et de la qualité,
Rencontre Entreprise et Culture, Faculté des Lettres de Ben M'sik,
Casablanca, février 1992, publiée in Revue Marocaine de Droit et d'économie
du développement, n° 28 – 1992.
(5) J.-E. Aubert, cité
par S. Lier, Des mouvements tectoniques de la culture, in B. Cassen et
Ph. De la Saussey, Europrospective, le monde vu d’Europe,
Economica 1989, p. 139.
(6) R. Aron, Dix-huit
leçons sur la société industrielle, Gallimard 1962, p. 193.
(7) Ibid, p. 372.
(8) G. Gilder, Richesse
et pauvreté, éd. Albin Michel 1981, pp. 85,86.
(9) R. Aron, Les
étapes de la pensée sociologique, Gallimard 1967, p. 186.
(10) J. Ziegler, op. cit., p. 32.
(11) F . Perroux, Le
capitalisme, PUF Que sais-je 1969, p. 31.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire