Série : Le culturel au cœur du changement
social
Comme
cela a été souligné dans les papiers qui précèdent, le problème du
développement n’est pas seulement un problème économique et politique ;
c’est un problème humain et socioculturel, car ce qui est essentiellement en cause
c’est l’homme – à la fois entité humaine et être social. (1) L’économique,
en tant que discipline, peut-elle intégrer de telles préoccupations ? Doit-elle le
faire ? Les facteurs socioculturels sont-ils des variables causales ou des
variables dépendantes ?
La
morale du groupe social
Dans le passé, la science économique a tenté de faire entrer en ligne de compte
quelques facteurs non-économiques. Il a été ainsi question d’esprit
d’épargne, de désir d’aboutir, d’effet de snobisme, de stabilité politique…
Quelques théoriciens ont donné à penser que les facteurs psychosociologiques
font partie des forces génératrices de progrès économique. En particulier, le
« désir d’acquérir des biens » est interprété comme un facteur
influant sur la disposition de l’individu à améliorer sa situation matérielle.
Ce désir peut être faible, par exemple là où prévalent les sentiments de
dévotion, voire de renoncement aux biens terrestres. On s’est préoccupé
également des attitudes envers le labeur, de l’esprit d’aventure et de la
propension à prendre des risques (F. Knight, 1921).
Selon
W. Mitchell (1874-1948) : « il faut que la science économique
repose sur une étude minutieuse du comportement humain et non pas sur
les hypothèses déduites de quelques prémisses ou d’observations isolées ».
(2) De même, T. Veblen (1857-1929) se tourne
vers l’étude des comportements et des mœurs. « Aussi son enquête
commença-t-elle non pas par la pièce jouée en matière économique mais par les
acteurs eux-mêmes, non par l’intrigue, mais par l’ensemble des coutumes et
des mœurs qui avaient pour résultat cette pièce particulière… » (3)
J.
M. Keynes (1883-1946) a mis l’accent sur les facteurs psychologiques dans son
analyse du mouvement des affaires : l’attitude et la motivation, en
influant sur le processus de prise de décision, peuvent accentuer les
fluctuations économiques. Dès 1950, l’expression « science des
comportements » commence à se répandre. L’économie est même considérée
comme l’une des sciences du comportement, à côté de la psychologie, de la
sociologie et de l’anthropologie. L’analyse des comportements économiques, où
l’étude des facteurs humains tient une grande place, est ainsi venue compléter
l’approche conventionnelle. (4)
J.
Mincer (1958), T. Schultz (1961) et G. Becker (1964) introduisent explicitement
l’idée que les capacités productives d’une nation sont produites par des
investissements en capital humain, notamment les dépenses d’éducation.
Jusque-là, les différences qualitatives entre facteurs de production
étaient tout simplement laissées de côté. (5) Dans cette optique,
D. McClelland (1961) pense que la culture détermine et explique certaines
performances matérielles. Ce qui l’amène à regarder le développement comme « un
phénomène culturel », un phénomène qui suppose une activité
rationnelle, orientée par des agents valorisés par leurs performances. (6)
Cette proposition, pour J. Leca, semble
tautologique : le développement n’est-il pas précisément déterminé par les
conditions qui sont supposées le provoquer et le soutenir ? Il admet
néanmoins que « les traits psychologiques et les normes culturelles et
éducatives peuvent être traitées comme des variables indépendantes (et pas
toujours et pas les seules)… » (7)
Il est aussi important de relever que les
gaspillages de fonds publics sont occasionnés par l’incurie générale, que les
défaillances chroniques sont dues à des rigidités mentales, que d’examiner les
conditions de création d’une infrastructure bancaire ou les moyens d’agir sur le
flux des exportations.
La morale est liée fortement et profondément
à la prospérité ou à l’infortune économique des nations. L’individu est le
centre de la vie en société : c’est le producteur et le consommateur
final ; c’est l’épargnant et l’investisseur ; c’est lui qui règle le
cours de toutes les actions économiques. De fait, la moralité de l’individu
détermine la morale du groupe social, sa perception de l’activité dans ses
diverses formes, sa conception du travail et de l’organisation.
Le progrès comme un tout
L’économique ne saurait être assimilée à
une physique ou à une physiologie. L’être social, principal acteur de ce
mouvement complexe qu’est le développement, n’est pas un homo œconomicus
abstrait, constant en tous pays. Partout les hommes sont partie prenante et
vivante dans le déploiement de l’activité matérielle. Cette vérité est
clairement exprimée par E. Teilhac, qui nous convie à « la connaissance
d’une spécificité du social, telle que la société ne saurait s’expliquer pas
plus par les éléments matériels que par les éléments humains dont elle est
faite, pas plus par les choses que par les hommes qui la constituent ».
(8)
L’économiste
qui considère le progrès comme un tout ne saurait séparer le fait
économique de la culture. N’est-il pas paradoxal qu’il refuse de prendre en
considération un des aspects du comportement humain alors que toute son
approche vise justement à agir sur ce comportement ? « Toute
distinction, toute démarcation est factice. Tout ce qui influe sur un
comportement économique entre automatiquement dans l’analyse économique ».
(9)
D’ordinaire,
on tient pour de simples épiphénomènes des faits bien connus empiriquement. L’économique,
le social et le culturel contribuent à donner sa signification au phénomène
humain. Ces manifestations
du réel sont liées – en ce sens que tout progrès sur un front entraîne une
avance sur les autres. Dans leur ensemble, elles « peuvent avoir une interprétation
économique, dans la mesure où la science économique est […] une perspective
sur le phénomène humain sous l’angle de la rareté combattue ». (10)
L’économique n’est pas une science
fondamentale… Elle gagne à s’orienter dans le sens d’une conception humaine et
culturelle des problèmes posés. Elle prend une nouvelle signification dans un contexte
où le culte de la quantité est sur le déclin… Toutefois, il ne s’agit pas de surajouter
(après coup) des considérations extra-économiques à une conception
économique formelle. G. Myrdall en dit ceci : « On n’ajoute pas
la levure quand la pâte a été pétrie. […] On ne saurait procéder à
l’étude d’un problème quelconque qu’en utilisant dès le départ des concepts qui
correspondent à ses données réelles ». (11)
En définitive, la question essentielle
parait bien être celle-ci : « l’approche économique ne serait-elle
pas le produit d’une vision culturelle (par exemple occidentale, moderniste,
séculière) partagée par des gens qui ne veulent pas reconnaître qu’ils sont
fabriqués par elle ? ». (12) Il s’agit de substituer à
l’homo œconomicus dont l’activité ne se déploierait que dans le vide, un
homme concret dont l’activité ne se développe que dans un certain contexte
culturel et social. Comme le développement exige justement une assise
culturelle, l’économiste est tenu d’élargir sa vision, de
mieux poser les problèmes de la motivation, de la mentalité de masse, des
résistances extra-économiques.
Thami
BOUHMOUCH
Juin
2016
_____________________________________
(1) voir deux articles précédents : Réintroduire l’humain dans les schémas économiques. https://bouhmouch.blogspot.com/2016/05/reintroduire-lhumain-dans-les-schemas.html ; L’économique et le
poids du facteur humain https://bouhmouch.blogspot.com/2016/05/leconomique-et-le-poids-du-facteur.html
(2) Cité par George Soule, Qu’est-ce que
l’économie politique ? Ed. Nouveaux Horizons 1980, p. 185.
(3)
Robert L. Heilbroner, Les grands économistes, Seuil 1971, pp. 204-205.
(4) Cf. Encyclopédie
économique, Douglas Greenwald éd., Economica 1984, pp. 17-22 et 222.
(5) Cf. Encyclopédie ibid. pp.
112-114.
(6) Cf. son ouvrage : La volonté
de réussir et le développement, éd. Tendances actuelles, 1983.
(7) Jean Leca, L’économie contre la culture dans
l’explication des dynamismes politiques, Bulletin du C. E.D. J., Le Caire
n°23, 1er sem. 1988, p. 37.
(8) Ernest Teilhac, L’économie politique perdue
et retrouvée, LGDJ 1962, p. 139.
(9) John K. Galbraith, Tout savoir ou
presque sur l’économie, Seuil 1978, p. 16.
(10) Jacques Austruy, Le scandale du développement,
éd. Rivière et Cie 1972, p. 277.
(11) G. Myrdal, Le défi du monde pauvre, Gallimard 1971,
p. 28.
(12) Jean Leca, op. cit., p. 43.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire