Série : Le culturel au cœur du changement
social
Délimitation
du concept
Le concept de culture est polysémique. La
signification qui lui est attribuée dans les sciences de l’homme est totalement
différente de celle que le vocabulaire courant lui prête. C’est le premier
écueil auquel on se heurte.
A partir des travaux des ethnologues, le mot a
pris un sens équivalent à peu près au mot civilisation ; les deux sont
alors employés l’un pour l’autre, pratiquement comme des synonymes. Par la
suite, ces termes sont passés du singulier au pluriel. « Civilisations
ou cultures au pluriel, c’est le renoncement implicite à une civilisation qui
serait définie comme un idéal, ou plutôt comme l’idéal […]. C’est déjà
tendre à considérer toutes les expériences humaines avec un égale intérêt,
celles d’Europe comme celles des autres continents ». (1)
La culture désigne l’ensemble des manières
d’être et de faire ; c’est un comportement appris et socialement
transmis. Elle englobe les normes, les idéaux, la langue, les institutions,
les types de conduite et toutes les habitudes qu’acquiert l’homme social. Elle
est toujours marquée par les connaissances, les croyances et les valeurs
morales auxquelles se réfèrent les membres de la société.
Ainsi, chaque communauté possède un système
culturel donné, un système de référence propre. C’est ce qui permet à ses
membres de se mettre en relation et qui donne une signification
sociale à leurs comportements et leurs actes. La culture intervient en
somme comme un principe d’organisation dans la société.
Le savoir, en tant que tel, ne constitue pas une
culture. Il devient une culture si son détenteur dispose d’une conscience
sociale, si l’individu prend conscience de ses rapports avec les autres, avec
le milieu d’appartenance. C’est le point de vue que soutient A. Cabral, pour
qui la culture, c’est « comprendre dans les faits la situation concrète de
sa terre pour la transformer dans le sens du progrès ». (2)
Le culturel est dans l’économique
L’économiste est censé aider à résoudre des
problèmes pratiques. Il y a longtemps, on affirmait – à tort – ceci :
« l’économie politique pure, celle qui a pour objet exclusif la
recherche des lois économiques, n’est ni morale, ni immorale ; elle est
amorale comme la physique ou la chimie […] ; elle ne conseille aucun
acte, ne donne aucune orientation, ne se préoccupe d’aucun devoir… ». (3)
Cette manière de penser est inspirée d’une fausse opposition entre l’esprit et
la matière, les idées et les choses, l’éthique et la rationalité. Or, on se
rappelle, entre autres, que le système économique que Khomeiny voulait
instaurer en Iran était fondé sur la moralité : moralité des motivations
et moralité dans les échanges. (4)
L’interaction de l’économique et du non économique
est fondamentale ; elle ne saurait échapper à notre champ d’observation. Les causes
de l’immobilisme social ne peuvent être toutes réduites aux catégories de
l’économique. L’homme est l’agent de mise en œuvre des modifications comptabilisables, le
sujet générateur des bases du progrès. Le culturel, le psychique et le
social sont engagés dans toute action humaine. Les valeurs et idéaux qui
composent la culture s’étendent aux règles qui régissent les actes
objectivement observables. « La culture est action. […] C’est
parce qu’elle se conforme à une culture donnée que l’action des personnes peut
être dite action sociale ». (5)
Comment en effet séparer la culture des problèmes
et choix concrets auxquels sont confrontés les hommes – qu’il s’agisse de leurs
rapports de travail, de leur style d’organisation, de leur disposition à
accepter l’innovation, du respect de la fonction accomplie… ? Puisqu’il s’agit
de décisions et de comportements, la culture se trouve sans cesse sollicitée
dans la vie économique. Une culture fournit des modes de pensée, des moyens de
satisfaire ou d’aiguiser des besoins économiques. C’est son acquis culturel qui
permet à l’individu de remplir toutes les fonctions qu’attend de lui la société
à laquelle il appartient.
Morale et normes de conduite
La société fait appel à des normes et des valeurs
pour fonctionner et mobiliser les énergies. La perspective économique s’inscrit
vaille que vaille dans ce contexte éthique. Le chômage, par exemple, en
plus d’être un phénomène économique, est perçu comme une perturbation culturelle
dans un milieu fondé sur les valeurs du travail. D’un autre côté, il est
reconnu que la répartition repose sur le postulat de base selon lequel
un homme mérite de gagner à proportion de ce qu’il produit. Ce raisonnement
normatif s’inscrit dans le système de références culturelles, dans
l’inconscient collectif.
L’intérêt bancaire n’échappe pas non plus à l’influence de la culture : on sait que
nombre de Musulmans refusent d’ouvrir des comptes d’épargne en raison des intérêts
qui seraient perçus. On sait également qu’au Maroc, entre autres pays, l’affichage
des prix est une pratique souvent incomprise ou ignorée. Et même lorsqu’il
est affiché, le prix ne semble pas engager l’acheteur – qui dans bien des cas se
met en devoir de le débattre. (6) Par ailleurs, le fond culturel a
un impact considérable sur la structure des entreprises, dans la mesure
où il influe sur la manière dont les employés s’insèrent dans le groupe et
vivent leurs relations de travail.
L’économiste est assurément obligé de réexaminer la nature et l’objet de sa discipline.
« Il commence à s’apercevoir que l’économie est à la fois une culture,
une technique et une prospective. Il commence à comprendre que sa
responsabilité consiste à combiner ces trois aspects fondamentaux d’une manière
qui rende son analyse significative ». (7)
La culture
ressort de la discipline de l’économiste et s’inscrit dans son champ d’investigation.
Ce n’est pas une question purement académique, ni un simple sujet de curiosité
intellectuelle. F. Perroux souligne en effet que « ce domaine n’est pas
extra-économique, puisque l’analyse économique la plus moderne s’applique à des
variables longtemps hors de ses prises : la recherche, l’éducation, la
culture des populations ; il est en outre dans la mouvance de toute
politique réaliste ». (9)
En fin de compte, si l’on a compris que
l’économique est aussi et surtout une perspective sur le phénomène humain, on
s’aperçoit vite à quel point la séparation rigoureuse de l’aspect technique/quantitatif
de l’aspect culturel est contraire à la logique.
Thami
BOUHMOUCH
Juin
2016
_____________________________________
(1) Fernand Braudel, Ecrits sur l’histoire,
Flammarion 1969, pp. 260-261.
(2) Amilcar Cabral, La résistance culturelle,
Revue Esprit n° 5, 1976, p. 880.
(3) P. Reboud, Précis d’économie politique,
tome 1, Librairie Dalloz 1939, p. 5.
(4) Cf. à ce sujet Mortesa Kotobi, J.-L. Vandoorme, Société
et religion selon Khomeiny, Le Monde diplomatique, avril 1979.
(5) Guy Rocher, Introduction à la sociologie
générale, volume 1, HMH Points éd. 1968, p. 112.
(6) Cf. 2 articles
précédents : Affichage des prix :
pourquoi, comment ? http://bouhmouch.blogspot.com/2011/10/affichage-des-prix-pourquoi-comment.html ; Consumérisme
[1/2] : l'émergence d'un contre-pouvoir https://bouhmouch.blogspot.com/2013/01/consumerisme-12-lemergence-dun-contre.html
(7) Jacques Austruy, Le scandale du développement,
éd. Rivière et Cie 1972, p. 12.
(8) Jean Jacob, Penser l’anti-économisme, Les
temps modernes n° 526, mai 1990, p. 123.
(9) François Perroux, Indépendance de la nation,
Aubier 10-18 1969, p. 291.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire