Série : Le culturel
au cœur du changement social
En
tant que problème, le sous-développement apparaît comme un phénomène
multidimensionnel complexe à l’égard duquel la primauté du caractère économique
semble désormais incertaine. Cet écueil méthodologique rend difficile toute
systématisation. Soutenir que la culture est dans la mouvance de toute action de
changement économique réaliste (1) donne lieu à deux
problèmes : celui de l’interaction entre facteurs culturels et facteurs
structurels ; celui de la pondération qu’il est possible d’assigner à ces
facteurs. Si véritablement divers facteurs sont impliqués, les identifier ne
suffit pas ; il s’agit de pouvoir mesurer le degré d’influence de chacun
d’eux.
Quel
poids les types de conduite, les dispositions d’esprit, l’ordre culturel peuvent-ils
avoir dans le processus de changement économique ?... Il serait bien osé
de prétendre apporter une réponse catégorique à une telle question. C’est à
travers un amalgame de relations et d’interactions que les traits
socioculturels se fraient une voie pour exercer finalement leur influence sur
ce mouvement complexe qu’est le développement.
On
conçoit bien qu’il ne soit pas aisé de mesurer ce qui relève de l’instance
culturelle et psychologique, d’apprécier le poids respectif des facteurs en
jeu. Comment en effet évaluer la probité, la liberté intellectuelle, le sens du
rationnel, le respect de la fonction accomplie, la discipline sociale… ? Aucun
instrument approprié ne vient à l’esprit immédiatement.
Les
données économiques, d’un autre côté, ne permettent pas de mesurer le bonheur,
les satisfactions ou les insatisfactions. On ne saurait bien sûr confondre un
volume de consommation avec une mesure de bien-être humain. L’étalon monétaire
peut-il être appliqué à des éléments importants, tel le silence, désormais devenu
une denrée rare dans les grandes villes ? De là l’idée naguère de forger des
outils spécifiques permettant de « quantifier » la qualité de la vie.
(2) On se rappelle de cet indice social global appelé
« bien-être national brut » censé tenir compte, à côté des biens
matériels, des aspects spirituels de l’existence.
L’Occident
a réalisé sa propre mutation grâce, en partie, à des qualités particulières. La
question n’est pas tranchée : on « sent » intuitivement que
l’évolution ainsi produite n’est pas sans rapport avec certains traits sociaux
et culturels, mais les moyens et procédés qui permettraient de parler de causes
demeurent loin de portée. Il apparaît qu’aucun modèle de causalité simple ne
peut être formulé dans les sciences de l’homme. Nul doute qu’il soit plus
facile d’aboutir à des conclusions pratiques dans les sciences qui traitent de
la matière.
Cela
amène à s’interroger : dès lors qu’on ne peut circonscrire et quantifier
avec assurance l’extra-économique, faut-il s’en désintéresser ? Faut-il se limiter au quantitatif sous prétexte de fidélité à la
science et à ses méthodes ?
Si la dimension culturelle et humaine échappe à la
traduction quantitative des chiffres, elle ne peut pour autant rester à
l’extérieur de l’économique. La difficulté de mesurer les dispositions mentales
et les comportements ne suffit pas à les écarter de l’analyse. « Ce
n’est pas parce qu’on ne peut pas encore mesurer un phénomène qu’il ne faut pas
en parler » (3) Les sciences sociales, il est vrai, ne sauraient
rivaliser d’exactitude avec les sciences de la matière ; mais,
heureusement « il n’est aucunement nécessaire que l’exactitude de nos
réponses soit poussée à plusieurs décimales : si nous arrivions seulement à
déterminer la véritable direction générale des causes et des effets, nous
aurions déjà accompli un énorme pas en avant ». (4)
Il
est indéniable que le discours économique aboutit très souvent à des
approximations, sinon à des points d’interrogation… Nos connaissances exprimées en grandeurs mesurables ne sont-elles pas
sujettes à caution ? Une comparaison entre deux économies basée sur le
calcul du capital par tête de travailleur ignore les différences qualitatives touchant
les processus de production, le mode d’organisation, le rapport entre la
machine et l’ouvrier. Les statistiques sur la croissance du produit national
laissent échapper la véritable signification des processus : s’agit-il
d’un progrès réel ?
« Pendant des siècles, de la théorie
quantitative de la monnaie à la théorie classique de la valeur […], les
économistes n’ont cessé de prêter à leurs trouvailles l’ordre ostensible et la
certitude de la physique et de la chimie ». (5) Le
malentendu est manifeste : tout semble quantifiable et toute
quantification semble contenir en elle-même sa propre signification. L’exigence de quantification ne signifie pas que l’économique puisse se
réduire à une science des moyens et des quantités. Elle ne peut se réfugier
dans les procédés rigoureux de repérage chiffré, oubliant qu’elle a affaire à l’homme
social, non à des objets inanimés.
L’analyse purement économique a le tort de ne pas s’interroger
sur la signification relative des variables selon le contexte culturel. Elle
met au rancart les mobiles et les valeurs de ces hommes mêmes qui dirigent le
système et dont dépendent les potentialités et moyens mis en œuvre. Qui
a jamais cherché à soupeser les incidences des rigidités mentales et du
népotisme généralisé ?
Les modèles théoriques « utilisent trop de
considérations quantitatives vis-à-vis d’un système qui engendre non seulement
des biens mais aussi des attitudes, des sentiments et une morale ». (6)
L’attrait du chiffre simple peut bel et bien conduire à la réification
de l’activité humaine… C’est précisément l’erreur d’appréciation qu’on se doit
absolument d’éviter.
Thami
BOUHMOUCH
Juin
2016
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(1) Cf. les articles
précédents, notamment : La perspective socioculturelle dans
l’ordre économique https://bouhmouch.blogspot.com/2016/06/la-perspective-socioculturelle-dans.html
; Economie et culture : les raisons d’une réconciliation https://bouhmouch.blogspot.com/2016/06/economie-et-culture-les-raisons-dune.html
(2) Cf. Encyclopédie
économique, Douglas Greenwald éd., Economica 1984, p. 211.
(3) Yves Lacoste, Unité
et diversité du tiers-monde, tome 1, Maspero 1980, p. 46.
(4) Paul Samuelson, L'économique,
A. Colin 1968, tome 1, pp. 24, 25. Je souligne.
(5) George Gilder, Richesse
et pauvreté, éd. Albin Michel 1981, p. 284.
(6) R. L. Heilbroner, Les
grands économistes, Seuil 1971, p. 314.
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