Série :
Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale
Cet
article et les trois suivants cherchent à montrer que l’inégalité culturelle,
l’emprise par les significations demeurent à la base des échanges Nord-Sud. Dans
bien des cas, le nivellement des motivations et des comportements sert de façon
décisive l’expansion commerciale. Tenant pour acquis que l’économique a affaire
par-dessus tout à l’homme, il y a lieu de fournir une appréciation des relations
interculturelles et de leur place dans le champ des échanges
internationaux.
Echanges
mesurables et non mesurables
Les
faits et mécanismes économiques ont tellement focalisé l’attention qu’il peut
sembler que les liens entre nations se limitent aux composantes matérielles. Réduire
la vie internationale aux seules relations d’ordre économique, c’est faire
abstraction des multiples flux entre les ensembles culturels qui, dans une
large mesure, échappent à tout repérage chiffré. Se cantonner aux échanges
strictement quantifiables, c’est rejeter dans les «données étrangères à
l’approche économique» les actions culturelles asymétriques et l’entreprise
de conditionnement menées par les nations dominantes. La prépondérance extraterritoriale
de ces nations, l’essor de leurs échanges commerciaux, leur mainmise sur les
choix d’autrui ne s’expliqueraient, selon la conception courante, que par des
supériorités manifestement palpables.
Avec
les marchandises, les idées et modèles traversent les continents, concrétisent
les champs d’exportation. F. Perroux note que « l’échange
d’informations ne se fait pas sans échange de produits, mais l’échange de
produits ne se fait pas sans échange d’informations ». (1) Les
flux de marchandises agissent sur les flux de produits culturels, lesquels
réagissent sur les premiers. Ainsi, à travers les biens importés par les
nations du Sud, ce sont bien souvent les manières de vivre européennes qui
s’implantent dans ces nations, devenues plus ou moins des marchés captifs pour
les grandes industries.
Les
centres industriels, qui produisent et répandent des biens matériels, ont
prouvé leur capacité à répandre une symbolique permettant de faire accepter la
domination. Selon Perroux, «toute nation de culture et de développement
anciens est un ensemble de centres de développement économique, mais aussi de
foyers de recherche et de diffusion intellectuelles et culturelles». (2)
Le clivage qui s’opère entre les groupes de pays dans le domaine
commercial se retrouve au plan culturel entre les pays récepteurs et les pays
émetteurs d’images, d’attitudes et de significations.
Ce
qu’on appelle fallacieusement «le dialogue des cultures» n’est-il
pas un monologue imposé par les plus forts ? De même que l’ex-métropole maintient
son hégémonie militaire, impose les règles économiques, elle affirme chaque
jour davantage sa supériorité au plan psychoculturel. Le drame des nations du
Sud, c’est à la fois d’être éloignées du Nord et d’y être étroitement
subordonnées. Elles ne bénéficient qu’accessoirement de l’activité, des
commodités, de l’élan que celui-ci recèle ; mais c’est du Nord qu’elles
reçoivent les impulsions, les modèles et les idéaux. Le monde a rétréci
considérablement : des patinoires sont créées au Koweït et au Bahreïn et
nombre de magasins à Casablanca célèbrent les fêtes de Noël et de St-Valentin.
Si
dans telle ex-colonie française on consolide l’enseignement du français en
continuant de reproduire le système d’éducation établi par la puissance-mère,
il est certain que les exportations de livres français s’en trouveront
réconfortés. (3)
La
proportion de francophones dans la population mondiale, estimée aujourd’hui à environ
4%, pourrait doubler en 2050, en raison essentiellement de l’essor démographique
des pays africains usant officiellement du français. A cette date, 85% des
francophones dans le monde seraient des Africains. C’est souligner «l’enjeu capital
que représente le continent africain pour l'avenir de l'impérialisme français.
Car, les autorités françaises savent pertinemment que la préservation de la
domination linguistique marque également la préservation de l'influence
politique et économique française sur le continent africain». (4)
L’emprise
linguistique s’inscrit bel et bien dans un projet de domination de grande
ampleur. Au Congo (RDC) – pays de 75 millions d'habitants, regorgeant de
ressources stratégiques – la France s’emploie à faire durer la primauté de sa
langue. A travers cette langue, ce sont en fait les impératifs marchands qu’il
s’agit de préserver. Un membre de l'ambassade de France à Kinshasa l’a
dit sans ambages : «celui qui met la main sur le Congo Kinshasa, et cela
passe par la domination linguistique, aura gagné un marché incommensurable. […] Avant
d'imposer le français à tous les Congolais, nous devons faire en sorte que la
langue des affaires reste le français». (5)
La
culture, agent des relations économiques internationales
La
multiplication des échanges internationaux, l’ouverture croissante des communautés
humaines, la diffusion de plus en plus large de codes culturels, tout semble
devoir affirmer une certaine vocation à «l’universalité». L’extension
des moyens d’information «a joué, au moins tendanciellement, dans le
sens de l’unification du monde : les modes de vie de l’Occident sont
connus de la terre entière et le désir de s’aligner sur eux est devenu d’autant
plus vif». (6) Le fait demeure que l’homogénéisation des comportements
au niveau mondial sert de façon décisive les visées commerciales des puissances
industrielles. «En effet, écrit Bedjaoui, les barrières d’ordre
culturel ou linguistique constituent autant d’obstacles à l’extension des marchés
à une échelle rentable. C’est pourquoi les sociétés multinationales cherchent,
par-delà les frontières, à mettre en condition tous les hommes pour obtenir le
nivellement et la standardisation de leurs réflexes de consommateurs». (7)
Pour
avoir tant bien que mal une vision globale et juste de la réalité, il importe
de la saisir comme un tout. Deux faits majeurs et corrélatifs sont à
retenir : les relations internationales forment un système dont les
composantes sont des ensembles culturels distincts ; de tels
ensembles produisent, diffusent et consomment des biens culturels.
La
culture est un agent des relations économiques internationales dans la mesure
où elle façonne les dispositions d’esprit et oriente les attitudes
individuelles et collectives. Par-delà les comptabilités, les transactions comportent
un phénomène d’interaction et de transformation des cultures. «Le contenu de
toutes ces transactions internationales ou transnationales présente une
dimension culturelle, c’est-à-dire que ces transactions ne sont pas neutres
culturellement mais sont partiellement déterminés par le système de
référence culturel». (8)
La culture, par cela
même, s’avère un vecteur de préservation et de développement du pouvoir
économique de l’ex-métropole ; celle-ci peut à cette fin s’attacher
une clientèle de pays satellites en les conservant dans son giron culturel. Les
leaders de ces pays sont opportunément enclins à ne traiter une affaire ou un
marché qu’avec des partenaires pour lesquels ils ont quelques
prédispositions culturelles. Le Maroc, on le sait, entretient des relations
économiques et commerciales privilégiées avec la France. Si des opérateurs ou
de grandes marques s’installent dans le pays, c’est en raison autant des perspectives
de profit que de l’usage du français.
Il
se révèle ainsi que sur la scène internationale, les échanges mesurables et
non mesurables s’interpénètrent. Le dirigisme culturel et
l’hégémonie économique s’épaulent intimement, sont en étroite corrélation. Les
échanges culturels fournissent une base de production rentable et bénéficient
du développement des rapports économiques.
Il
s’ensuit qu’entre pays d’influence culturelle inégale, l’échange
lui-même est forcément inégal. C’est que demeure à la base de tous les échanges
Nord-Sud le postulat de l’inégalité des cultures. Dans le domaine culturel et
intellectuel, comme dans celui de l’économie, les nations subordonnées sont
tournées vers l’extérieur, dirigées de l’extérieur. Les liens de plus en plus
complexes entre les structures économiques et les structures psychoculturelles
font de l’invasion culturelle une composante fondamentale du processus de la
domination mondiale.
Au
total, il ne suffit pas de considérer l’hégémonie culturelle comme une partie
d’un ensemble global, de regarder les produits culturels comme n’importe quel
produit matériel auquel on peut appliquer la loi d’échange de marchandises. On
se doit de considérer la domination culturelle comme une structure en soi,
ayant avec les autres structures de domination politique, économique et sociale
des rapports constants d’influence réciproques. Il faut bien se
rendre compte de la dimension économique de la culture et de son importance
stratégique sur la scène internationale. Le champ culturel est devenu singulièrement
le lieu d’une lutte aiguë. La bataille multiforme, ici et là, pour le triomphe
de la francophonie en est un exemple criard.
Le
prochain papier cherchera à montrer comment les moyens de communication de
masse sont à la base du processus de standardisation culturelle…
Thami
BOUHMOUCH
Déc. 2016 – Fév. 2017
_____________________________________
(1) François
Perroux, L’économie des jeunes nations, PUF 1962, p. 110.
(2) François
Perroux, Indépendance de la nation, Aubier 10-18 1969, p. 292.
(3) Notons à cet
égard que la France est le plus grand fournisseur de livres au Maroc.
(4) Youssef
Girard, La libération culturelle : l’exemple rwandais http://www.ism-france.org/analyses/La-liberation-culturelle-l-exemple-rwandais-article-20221?ml=true Je souligne.
(5) Ibid.
Je souligne.
(6) Pierre Moussa,
Les nations prolétaires, PUF 1959, p. 8.
(7) Mohamed
Bedjaoui, Préface à Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p.
11. Je souligne.
(8) Jean Freymond,
Rencontre des cultures et relations internationales. Relations
internationales n° 24, Hiver 1980, p. 405. Je souligne.
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