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15 décembre 2016

L’HEGEMONIE PAR LES FLUX NON COMPTABILISABLES



Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Cet article et les trois suivants cherchent à montrer que l’inégalité culturelle, l’emprise par les significations demeurent à la base des échanges Nord-Sud. Dans bien des cas, le nivellement des motivations et des comportements sert de façon décisive l’expansion commerciale. Tenant pour acquis que l’économique a affaire par-dessus tout à l’homme, il y a lieu de fournir une appréciation des relations interculturelles et de leur place dans le champ des échanges internationaux.
        

Echanges mesurables et non mesurables

Les faits et mécanismes économiques ont tellement focalisé l’attention qu’il peut sembler que les liens entre nations se limitent aux composantes matérielles. Réduire la vie internationale aux seules relations d’ordre économique, c’est faire abstraction des multiples flux entre les ensembles culturels qui, dans une large mesure, échappent à tout repérage chiffré. Se cantonner aux échanges strictement quantifiables, c’est rejeter dans les «données étrangères à l’approche économique» les actions culturelles asymétriques et l’entreprise de conditionnement menées par les nations dominantes. La prépondérance extraterritoriale de ces nations, l’essor de leurs échanges commerciaux, leur mainmise sur les choix d’autrui ne s’expliqueraient, selon la conception courante, que par des supériorités manifestement palpables.
Avec les marchandises, les idées et modèles traversent les continents, concrétisent les champs d’exportation. F. Perroux note que « l’échange d’informations ne se fait pas sans échange de produits, mais l’échange de produits ne se fait pas sans échange d’informations ». (1) Les flux de marchandises agissent sur les flux de produits culturels, lesquels réagissent sur les premiers. Ainsi, à travers les biens importés par les nations du Sud, ce sont bien souvent les manières de vivre européennes qui s’implantent dans ces nations, devenues plus ou moins des marchés captifs pour les grandes industries. 
Les centres industriels, qui produisent et répandent des biens matériels, ont prouvé leur capacité à répandre une symbolique permettant de faire accepter la domination. Selon Perroux, «toute nation de culture et de développement anciens est un ensemble de centres de développement économique, mais aussi de foyers de recherche et de diffusion intellectuelles et culturelles». (2) Le clivage qui s’opère entre les groupes de pays dans le domaine commercial se retrouve au plan culturel entre les pays récepteurs et les pays émetteurs d’images, d’attitudes et de significations.
Ce qu’on appelle fallacieusement «le dialogue des cultures» n’est-il pas un monologue imposé par les plus forts ? De même que l’ex-métropole maintient son hégémonie militaire, impose les règles économiques, elle affirme chaque jour davantage sa supériorité au plan psychoculturel. Le drame des nations du Sud, c’est à la fois d’être éloignées du Nord et d’y être étroitement subordonnées. Elles ne bénéficient qu’accessoirement de l’activité, des commodités, de l’élan que celui-ci recèle ; mais c’est du Nord qu’elles reçoivent les impulsions, les modèles et les idéaux. Le monde a rétréci considérablement : des patinoires sont créées au Koweït et au Bahreïn et nombre de magasins à Casablanca célèbrent les fêtes de Noël et de St-Valentin.

Si dans telle ex-colonie française on consolide l’enseignement du français en continuant de reproduire le système d’éducation établi par la puissance-mère, il est certain que les exportations de livres français s’en trouveront réconfortés. (3)
La proportion de francophones dans la population mondiale, estimée aujourd’hui à environ 4%, pourrait doubler en 2050, en raison essentiellement de l’essor démographique des pays africains usant officiellement du français. A cette date, 85% des francophones dans le monde seraient des Africains. C’est souligner «l’enjeu capital que représente le continent africain pour l'avenir de l'impérialisme français. Car, les autorités françaises savent pertinemment que la préservation de la domination linguistique marque également la préservation de l'influence politique et économique française sur le continent africain». (4)
L’emprise linguistique s’inscrit bel et bien dans un projet de domination de grande ampleur. Au Congo (RDC) – pays de 75 millions d'habitants, regorgeant de ressources stratégiques – la France s’emploie à faire durer la primauté de sa langue. A travers cette langue, ce sont en fait les impératifs marchands qu’il s’agit de préserver. Un membre de l'ambassade de France à Kinshasa l’a dit sans ambages : «celui qui met la main sur le Congo Kinshasa, et cela passe par la domination linguistique, aura gagné un marché incommensurable. […] Avant d'imposer le français à tous les Congolais, nous devons faire en sorte que la langue des affaires reste le français». (5)


La culture, agent des relations économiques internationales

La multiplication des échanges internationaux, l’ouverture croissante des communautés humaines, la diffusion de plus en plus large de codes culturels, tout semble devoir affirmer une certaine vocation à «l’universalité». L’extension des moyens d’information «a joué, au moins tendanciellement, dans le sens de l’unification du monde : les modes de vie de l’Occident sont connus de la terre entière et le désir de s’aligner sur eux est devenu d’autant plus vif». (6) Le fait demeure que l’homogénéisation des comportements au niveau mondial sert de façon décisive les visées commerciales des puissances industrielles. «En effet, écrit Bedjaoui, les barrières d’ordre culturel ou linguistique constituent autant d’obstacles à l’extension des marchés à une échelle rentable. C’est pourquoi les sociétés multinationales cherchent, par-delà les frontières, à mettre en condition tous les hommes pour obtenir le nivellement et la standardisation de leurs réflexes de consommateurs». (7)
Pour avoir tant bien que mal une vision globale et juste de la réalité, il importe de la saisir comme un tout. Deux faits majeurs et corrélatifs sont à retenir : les relations internationales forment un système dont les composantes sont des ensembles culturels distincts ; de tels ensembles produisent, diffusent et consomment des biens culturels.
La culture est un agent des relations économiques internationales dans la mesure où elle façonne les dispositions d’esprit et oriente les attitudes individuelles et collectives. Par-delà les comptabilités, les transactions comportent un phénomène d’interaction et de transformation des cultures. «Le contenu de toutes ces transactions internationales ou transnationales présente une dimension culturelle, c’est-à-dire que ces transactions ne sont pas neutres culturellement mais sont partiellement déterminés par le système de référence culturel». (8)

La culture, par cela même, s’avère un vecteur de préservation et de développement du pouvoir économique de l’ex-métropole ; celle-ci peut à cette fin s’attacher une clientèle de pays satellites en les conservant dans son giron culturel. Les leaders de ces pays sont opportunément enclins à ne traiter une affaire ou un marché qu’avec des partenaires pour lesquels ils ont quelques prédispositions culturelles. Le Maroc, on le sait, entretient des relations économiques et commerciales privilégiées avec la France. Si des opérateurs ou de grandes marques s’installent dans le pays, c’est en raison autant des perspectives de profit que de l’usage du français.
Il se révèle ainsi que sur la scène internationale, les échanges mesurables et non mesurables s’interpénètrent. Le dirigisme culturel et l’hégémonie économique s’épaulent intimement, sont en étroite corrélation. Les échanges culturels fournissent une base de production rentable et bénéficient du développement des rapports économiques.
Il s’ensuit qu’entre pays d’influence culturelle inégale, l’échange lui-même est forcément inégal. C’est que demeure à la base de tous les échanges Nord-Sud le postulat de l’inégalité des cultures. Dans le domaine culturel et intellectuel, comme dans celui de l’économie, les nations subordonnées sont tournées vers l’extérieur, dirigées de l’extérieur. Les liens de plus en plus complexes entre les structures économiques et les structures psychoculturelles font de l’invasion culturelle une composante fondamentale du processus de la domination mondiale.

Au total, il ne suffit pas de considérer l’hégémonie culturelle comme une partie d’un ensemble global, de regarder les produits culturels comme n’importe quel produit matériel auquel on peut appliquer la loi d’échange de marchandises. On se doit de considérer la domination culturelle comme une structure en soi, ayant avec les autres structures de domination politique, économique et sociale des rapports constants d’influence réciproques. Il faut bien se rendre compte de la dimension économique de la culture et de son importance stratégique sur la scène internationale. Le champ culturel est devenu singulièrement le lieu d’une lutte aiguë. La bataille multiforme, ici et là, pour le triomphe de la francophonie en est un exemple criard.

Le prochain papier cherchera à montrer comment les moyens de communication de masse sont à la base du processus de standardisation culturelle… 

Thami BOUHMOUCH
Déc. 2016 – Fév. 2017
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(1) François Perroux, L’économie des jeunes nations, PUF 1962, p. 110.
(2) François Perroux, Indépendance de la nation, Aubier 10-18 1969, p. 292.
(3) Notons à cet égard que la France est le plus grand fournisseur de livres au Maroc.
(4) Youssef Girard, La libération culturelle : l’exemple rwandais http://www.ism-france.org/analyses/La-liberation-culturelle-l-exemple-rwandais-article-20221?ml=true  Je souligne.
(5) Ibid. Je souligne.
(6) Pierre Moussa, Les nations prolétaires, PUF 1959, p. 8.
(7) Mohamed Bedjaoui, Préface à Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p. 11. Je souligne.
(8) Jean Freymond, Rencontre des cultures et relations internationales. Relations internationales n° 24, Hiver 1980, p. 405. Je souligne.

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