La définition proposée dans un article antérieur (1)
conduit à faire état d'une série de notions, constituant l'essence du
marketing. Or une compréhension approximative
de ces notions risque fort de parasiter
l'approche du concept. L'économiste P. Samuelson écrivait jadis : « Toute
science sociale est influencée par des préconceptions émotionnelles et
par des discussions sémantiques portant sur le sens exact des mots ». (2)
De telles discussions, notait de son côté H. Mendras, « paraissent
byzantines au profane qui croit savoir d'évidence ce dont il parle. C'est une
erreur : un peu de byzantinisme épargne bien des confusions par la suite... ».
(3)
Il est donc capital de
bien s'entendre sur les mots, de
préciser le sens de chacune des notions de base. On se limitera ici à celle du
besoin.
Le
besoin : une notion clé
Situons rapidement la notion de besoin dans la
science économique. Celle-ci « recherche comment les hommes et la
société décident d'affecter des ressources productives rares à la production de
marchandises et services variés... ». (4) De la sorte,
l'accent est mis sur la manière dont les hommes tendent, à partir des biens
rares (i. e. non illimités) dont ils
disposent, à satisfaire au mieux leurs besoins. La consommation signifie
expressément « emploi d'un bien ou d'un service à la satisfaction d'un
besoin » (5) ; c'est une « destruction de biens »
en vue de ce résultat...
Pour autant, l'économique n'est pas focalisée sur
la notion de besoin. En marketing, en revanche, cette notion est un élément
clé. C'est le point de départ de la décision d'achat, le mobile qui pousse
le consommateur à agir. Celui-ci – explicitement ou implicitement, consciemment
ou inconsciemment – suscite l'idée qui se métamorphosera en produit. Le besoin
est ainsi le pivot de toute orientation stratégique ; il
guide l'action commerciale de l'entreprise.
Eclairons cela par un événement fictif.
Imaginons une contrée où
toute la population marche pieds nus. Un grand fabricant de chaussures y
dépêche l'un de ses techniciens en mission de prospection. A son retour, ce
dernier rend compte de ce qu'il a vu ; pour lui « le marché
est inexistant »... Un autre fabricant, lorgnant l'opportunité, charge son
directeur marketing d'analyser la situation. Celui-ci, rapporte les faits dans
ces termes : « personne ne porte de chaussures ici, mais les habitants
souffrent des pieds. Ils ont besoin de chaussures. Il faudrait revoir la
conception de notre produit, car ils ont des pieds très petits. Il faudrait
aussi prévoir un effort de communication sur les bienfaits du port de
chaussures... ». (6)
Ce récit rudimentaire a le mérite de suggérer une
réalité cruciale : le marketing se fonde sur une logique du besoin.
L'identification pertinente d'un besoin donne lieu à l'idée d'un produit,
laquelle débouche sur sa conception, puis sur sa commercialisation. Un produit
n'est autre qu'une promesse de satisfaction d'un besoin.
Les produits pharmaceutiques, dont la consommation
se conforme pourtant strictement à la prescription et au contrôle d'un spécialiste
(le médecin), n'échappent pas à la règle : leur élaboration est soumise à
l'impératif de résoudre un problème physique ou psychique identifié auprès
d'une catégorie de malades. Il faut à cet effet informer et convaincre le
médecin-prescripteur des performances du remède, des modes d'administration,
etc. Au passage, on notera que les médicaments ne répondent pas seulement à un
besoin de survie mais aussi à un besoin de confort et de bien-être.
Ce sont les besoins qui orientent la réflexion et donnent
matière à l'imagination commerciale. Loin de se limiter à la vente et la
communication, le marketing est une activité créatrice…
Que le besoin soit une donnée incontournable, qui
peut le nier ? Mais la notion est sujette à bien des approches possibles et son emploi extensif risque de l'amputer d'une
part essentielle de sa précision. Elle nécessite dès lors une explication
sans équivoque... Qu'est-ce que le besoin ?
Au premier abord, les besoins sont soit de nature
physique ou physiologique, soit de nature psychologique ou socio-affective.
Les premiers, appelés aussi besoins « primaires »,
« innés » ou « absolus », sont inhérents à l'individu, liés
à la nature humaine. Par essence, leur manifestation n'émane pas d'une
influence extérieure. Exemples : se nourrir, se vêtir, se protéger de
l'adversité...
Les seconds, appelés aussi besoins « relatifs »,
« acquis » ou « secondaires », sont liés au milieu social
d'appartenance. Ils tiennent directement aux états affectifs, à la situation
sociale ou professionnelle de l'individu. Exemples : faire partie d'un groupe,
être estimé, être épanoui, se cultiver... Ces besoins ne sont pas saturables.
En somme, le besoin se fonde sur un sentiment de
manque que ressent l'individu lui-même – en tant qu'être humain – ou
l'individu vivant dans le groupe, dans son environnement communautaire – en
tant qu'être social.
Cette classification est réductrice, car on peut
bel et bien satisfaire des besoins primaires avec des produits de luxe, des
produits qui sont soumis à l'influence sociale, qui ont une valeur de signe
importante. Elle ne saurait faire oublier le caractère dichotomique des besoins et des biens qui les
satisfont. La démarcation entre ce qui est accessoire (montré avec ostentation)
et ce qui est inhérent à l'être humain n'est pas évidente dans de nombreux cas.
Par exemple, l'achat d'une tenue vestimentaire répond à un besoin primaire – se
protéger du froid – et en même temps à un besoin « relatif » – s'afficher
en public, se sentir estimé par son entourage. Une canne à pêche peut servir de
moyen pour se nourrir ou/et de support d'une activité de loisir (distraction,
épanouissement).
La pyramide Maslow
Abordons la question sous un autre angle. Le besoin
peut être analysé à partir de critères d'urgence et de priorité.
La notion a fait l'objet d'une étude approfondie par le psychologue-sociologue A. Maslow. La théorie proposée en 1954
vise à expliquer le comportement humain par un nombre restreint de catégories
de besoins, représentées sous forme d'une pyramide.
Les besoins, comme le montre le schéma, sont hiérarchisés
en cinq niveaux, selon leur ordre d'apparition chez l'individu :
-- Les besoins physiologiques ou besoins primaires
sont directement liés à la survie de l'espèce, donc prioritaires : boire,
manger, dormir, se chauffer... Ces besoins fondamentaux, partagés par tous les
hommes, donnent lieu aux biens de première nécessité comme l'eau, la nourriture
(de base), les vêtements, etc.
-- Les besoins de sécurité, de stabilité, de
protection (contre les accidents, les intempéries, les agressions naturelles et
humaines, les risques économiques...) sont satisfaits pour assurer notre
fonctionnement en société. (7) Les biens correspondants sont assez
variés : arme de défense, système d'alarme antivol, serrure, assurance,
retraite complémentaire, épargne, etc.
-- Les besoins d'appartenance sont des besoins
sociaux, d'affection, d'affiliation. L'homme est un « animal social »
; il a besoin d'agir au niveau d'un groupe (famille, collègues, amis...),
d'être accepté par ses proches. Il achètera alors des produits symboles,
c'est-à-dire dont la consommation permet de revendiquer l'appartenance à un
groupe déterminé : telle activité sportive, tel club, telle destination de
vacances, etc.
-- Les besoins d'estime ou de prestige sont
ressentis par l'homme social qui cherche à être reconnu, valorisé, estimé par
soi et par les autres. Ce sont donc aussi des besoins sociaux. Une grande
attention est prêtée aux produits pouvant assurer la considération et la
confiance en soi, des produits de nature à véhiculer l'image positive
recherchée : voiture luxueuse, lunettes ou vêtements d'une grande marque...
-- Les besoins d'accomplissement ou d'autoréalisation
sont les plus complexes et les moins palpables. L'individu cherche à s'épanouir
personnellement, à se réaliser, à se dépasser. L'accomplissement de soi peut se
concrétiser par le choix de divers produits ou activités : lecture et
collection de livres, pratique d'un art, participation à un jeu ou une
compétition sportive...
Les besoins humains sont organisés de façon hiérarchique,
selon un ordre prioritaire : les individus tendent à se consacrer
avant tout aux besoins les plus fondamentaux, ensuite ils passent à la catégorie
suivante. (8) Un besoin situé à un niveau donné ne pourra être
activé et satisfait que lorsque les besoins situés aux niveaux inférieurs ont
déjà été satisfaits. Ainsi, il ne sera pas question pour un consommateur de
chercher à s'accomplir (échelon 5) tant que ses besoins physiologiques (échelon
1) ne sont pas entièrement satisfaits. Telle est l'idée centrale de Maslow.
En pratique, l'action publicitaire fait souvent
appel à ces diverses catégories de besoins. Illustrons cela brièvement par
quelques exemples :
Dans le message de Royal Air Maroc
concernant la Zénith
class (classe Affaires),
le besoin d'appartenance est mis en valeur d'abord par les composants visuels :
habitacle spacieux, cadre confortable, fauteuils et couverts luxueux. Il l'est
également par les éléments verbaux : « Goûtez à l'esprit Zénith »,
« Vous allez savourer une cuisine raffinée, servie dans une
vaisselle de porcelaine ». Le visuel conforte en même temps le besoin
de reconnaissance et de prestige ; un besoin dont la stimulation est d'ailleurs
renforcée par le mot Zénith (le plus haut degré que l'on puisse atteindre).
Le discours publicitaire des assurances-vie porte
d'ordinaire sur le besoin de niveau 2 : « Que deviendra votre entourage
si vous disparaissez ? ». Il recourt de plus en plus au besoin de
niveau 3 : « Montrez-leur que vous les aimez », voire le
niveau 5 : « Vivez intensément, nous serons toujours là ». (9)
Remettons en mémoire d'autres exemples connus. Le
message de La
Marocaine-Vie , relatif à son concept d'assurance Genetis,
mettait l'accent sur le besoin de protection et de sécurité : « Y
a-t-il sur terre quelque chose de plus précieux que votre famille ? ».
De même celui de Tube et Profil (fabricant de tubes en acier, Casablanca),
illustrant l'image d'un siège en acier destiné aux bébés : « La
qualité, ça sert à protéger ce que vous avez de plus cher ». Le
concessionnaire d'automobiles SCAMA (Auto Hall) communiquait sur
le même registre au sujet de son modèle Ford Mondeo : « IPS, le
système de protection qui réagit plus vite que le danger ». C'était
aussi le cas d'Auto Nejma, concernant Daewoo Cielo
: « Belle comme ça, il lui fallait son body gard ». Quant à la
publicité du concessionnaire Mitsubishi, elle procédait du besoin d'estime
(image de marque) : « Si vous voulez faire partie de l'élite gagnante,
prenez le volant d'une Lancer ».
Quelle est la portée de la théorie de Maslow ?
C'est
une conception élégante et surtout ambitieuse, car elle vise à expliquer le
comportement humain en totalité par un nombre relativement restreint de
besoins. Aussi ne peut-elle envisager toutes les circonstances et situations...
Que dire, par exemple, du besoin de changement et de nouveauté, de l'envie de
s'amuser, de la volonté de respecter l'environnement naturel ? (10) Est critiquable aussi l'hypothèse de
hiérarchisation des besoins et de progression par niveau de satisfaction. Il
n'est pas établi qu'un individu éprouverait un besoin d'affection ou d'estime
seulement lorsque ses besoins primaires sont entièrement satisfaits. La
classification sous-estime le poids du milieu d'appartenance : d'aucuns ne
vont-ils pas se restreindre en nourriture pour pouvoir s'acheter des habits de
prestige ou partir en vacances dans telle destination ? (11)
Thami
BOUHMOUCH
Avril
2012
_______________________________________________
(1)
Cf. article
« Saisir le marketing en tant que concept multidimensionnel » http://bouhmouch.blogspot.com/2012/04/de-la-portee-multidimensionnelle-du.html
(2) Paul Samuelson, L'économique, A.
Colin, tome 1.
(3) Henri Mendras, Eléments de sociologie,
A. Colin.
(4) P.
Samuelson, op. cit., tome 1.
(5) Robert L. Heilbroner et Lester C. Thurow, Comprendre
la macro-économie, Economica.
(6)
Cf. Philip Kotler et
Bernard Dubois, Marketing management, Publi-Union Editions.
(7) Ce type de besoin pourrait être qualifié de
primaire dans un environnement particulièrement hostile. Ce qui montre que les
choses ne sont pas simples.
(8) Cf. sur ce point Russel Boncey, Mind
your business, Techniplus.
(9)
Cf. Eric Vernette, Marketing
fondamental, Ed. Eyrolles.
(10) Voir la liste de ce type de besoins et des
produits qui sont censés les satisfaire, proposée par Jean-Paul Sallenave et
Alain d'Astous, Le marketing de l'idée à l'action, éd. Simex
(Québec).
(11) Cf. sur ce point Yves Cordey et Bernard
Perconte, Connaître le marketing, Bréal.
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