Les besoins, outre la question de
leur hiérarchisation (article 1/3), soulèvent celle de leur repérage. C'est bien
de leur détection que procèdent la
décision d'investir, l’ingéniosité du créateur et les concepts novateurs. Comment alors les besoins sont-ils
identifiés ?
Répondre à cette question conduit
d'emblée à la distinction entre besoins exprimés et besoins non exprimés. Lorsque
le consommateur peut formuler ses besoins de manière plus ou moins précise, on
parlera de besoin conscients ou besoins manifestes. Lorsqu'il n’est pas en
mesure d’en fixer les contours, on parlera de besoins latents, besoin
inconscients ou besoins dormants.
Un point vaut d'être reformulé : l'entreprise
qui veut prospérer est portée à être à l'écoute en permanence du marché et à
adapter son offre en conséquence. Toutefois, il ne s'agit pas de répondre d'une
manière passive à des besoins présents, de se cantonner à des besoins qui
seraient formellement exprimés (même de façon confuse). C'est bien l'idée
majeure qui se dégage de l'exemple imaginaire déjà évoqué (article 1/3). Il
s'agit d'être suffisamment perspicace pour déceler les besoins futurs, cachés ou refoulés, de les devancer, de les révéler. « Car on peut
faire une foule de choses que le client n'attend pas vraiment, auxquelles il
n'a peut-être même pas songé ». (1)
L'opération d'investissement,
notons-le, commence par l'idée. L'idée d'un projet n'est pas
obligatoirement révolutionnaire. Le promoteur prend l'initiative, trace la
voie, mais tout son génie réside dans sa capacité à circonscrire les besoins
cachés. Il est amené à imaginer des réponses à des attentes qui ne sont pas
clairement exprimées. « Aujourd'hui,
les entreprises les plus dynamiques s'intéressent aux désirs latents du client
– autrement dit, à ce qu'il apprécierait vraiment sans l'avoir jamais obtenu ou
avoir songé à le réclamer ». (2)
Il y a vingt ans, personne n'avait
imaginé que des voitures tout-terrain, conçues pour l'armée et les
raid-safaris, allaient circuler en milieu urbain. Malgré leurs prix élevés et
leurs tailles encombrantes, elles connaissent depuis longtemps une envolée
spectaculaire. Qui a eu l'idée de cette mode inattendue ?...
La verbalisation des besoins
inconscients ou futurs, on s'en doute, est délicate. Les techniques d'études
qualitatives tentent de les mettre au jour. (3) C'est ici que les
choses se compliquent, car il faut savoir
anticiper les besoins, alors
que l'entreprise évolue dans un contexte d'incertitude et de vive concurrence.
Anticiper n'est pas consulter la boule de cristal. En fait, souvent il ne
suffit pas de faire parler des consommateurs, il faut les observer. Observer,
c'est voir comment les produits sont utilisés, déceler les désagréments et les
problèmes rencontrés par l'utilisateur. Ce travail d'observation peut mener à
des rénovations appréciables, à la création de nouveaux produits.
L'exemple de la marque Mobalpa
(franchise, cuisines, bains), implantée au Maroc en 2004, est significatif à
cet égard : l'observation des comportements quotidiens des usagers lui a permis
d'établir les meilleures postures de travail, les dimensions idéales et l'agencement
optimal des meubles. Pour les dirigeants, le confort dans la cuisine doit être
considéré d'abord en fonction des diverses tâches à réaliser (laver, éplucher,
cuire...). De plus, la qualité ergonomique des installations est soumise à deux
exigences : réduire les déplacements d'une zone à une autre et assurer un enchaînement
efficace des activités. Partant de l'idée que c'est la cuisine qui s'adapte à
l'individu et non l'inverse, Mobalpa propose des solutions multiples :
modularité des hauteurs et des profondeurs des plans de travail, optimisation
des mouvements, aménagements personnalisés... Il n'y a donc pas de modèle
standard de cuisine, mais des variantes sur mesure, à même de répondre le mieux
possible aux besoins détectés. (4)
Il en est de même de la société Steelcase
strafor (mobilier de bureau,
Mohammedia). Ses dirigeants affirment que l'opération de création se fonde sur
l'observation attentive des utilisateurs de meubles sur le lieu de leur
travail. C'est de cette manière que le fabricant arrive à déceler tel ou tel
besoin primordial : par exemple, les employés de bureau souhaitent disposer
d'espaces à la fois individuels et collectifs pour parvenir à une efficacité
maximale. Dont acte.
Il existe d'innombrables besoins
dont le consommateur potentiel n'est pas conscient. Il n'est que de voir le cas
du livre audio sur CD et Mp3. Dans les pays anglo-saxons, une nouvelle
catégorie de lectorat s'est développée. Il s'agit de lecteurs disposant de peu
de temps ou se déplaçant beaucoup. Ce sont les adeptes actuels du « livre qui parle » –
autrefois recommandé aux personnes âgées, hospitalisées ou aveugles (sur cassette).
Le lecteur américain, en particulier, aime découvrir un livre oralement, qu'on
lui fasse la lecture lorsqu'il est au volant de sa voiture. L'Europe aussi s'est
s'engagée dans cette voie. Un tel besoin n'a aucunement été spécifié en termes
formels par le public concerné. Il a été pressenti. (5)
La commercialisation au Maroc du
déshumidificateur Wood's par la
société Prodige (matériel d'hygiène, Casablanca) répond bel et bien à
des besoins latents. Ceux-ci sont
variés : éliminer les tâches de moisissure et diminuer les risques d'allergie à l'humidité, assainir les caves
et les sous-sols, protéger les stocks, les zones d'archivage, les installations
informatiques et le matériel électronique...
Le lancement, il y a dix ans, par la
société Simmons (Literie, Casablanca) du matelas Beautyrest
mérite également mention. L'idée du produit émane d'un constat simple : le
sommeil de l'individu marié est perturbé par la transmission des mouvements
inconscients de son conjoint. Les secousses tendent à altérer la qualité du
sommeil et à réduire les facultés de récupération. Le fabricant a dès lors
conçu et expérimenté une technologie qui assure l'indépendance des ressorts et
donc l'indépendance du sommeil individuel dans un lit à deux.
En de nombreux cas, le besoin n'est pas exprimé spontanément.
Il faut alors le provoquer. Le président de La Marocaine-Vie , H. Kettani, ne peut pas ne
pas réaffirmer ce que disait son prédécesseur : « Notre produit est vendable et non achetable. Autrement dit, il
fait appel à la force de persuasion de notre force de vente ». (6)
Le cheval de bataille de la compagnie est la force de vente : les commerciaux sont
équipés (depuis environ 1994) d'un ordinateur portable leur permettant, lors
d'un démarchage, de produire sur-le-champ un projet de police d'assurance
personnalisé. Les simulations, effectuées en présence du client potentiel, donnent
plus de crédibilité à l’argumentaire commercial. Le rôle du vendeur se révèle
ainsi crucial autant que difficile. Celui-ci doit être particulièrement
expérimenté, perspicace et persuasif.
En matière de vente, Xerox Maroc
est un autre cas d'école. L'entreprise commercialise des copieurs, des fax, des
imprimantes, des tireuses de plans, des traceurs... Aux yeux des dirigeants, « le client a toujours des besoins
dormants. Il formulera toujours une insatisfaction imprécise ». (7) De là dérive le
principe majeur : « Nous apprenons à
nos commerciaux à ne jamais assumer le problème ». (8) Il
ne s'agit pas ici de se tenir dans une neutralité passive, mais au contraire de
pousser le client à formuler lui-même son besoin. C'est la consigne
générale.
La décision de créer Archivex (stockage et gestion
d'archives, Casablanca) émane de l'idée que les archives constituent le patrimoine
et la mémoire de l'entreprise. En tant que telles, elles demandent à être
protégées, répertoriées, bien conservées et surtout facilement consultables. Là
aussi il faut être en mesure de provoquer
les choses, de susciter une demande viable à long terme, en sensibilisant
les décideurs aux vertus de l'archivage électronique. Divers opérateurs sont
potentiellement concernés : industriels, organismes bancaires, compagnies
d'assurance, laboratoires pharmaceutiques, sociétés de bourse, cabinets d'avocats...
et même les administrations publiques.
De
même, les opérateurs de téléphonie mobile investissent des dizaines de millions
de dirhams en subventions de postes de GSM pour stimuler la consommation. L'action
publicitaire est bien entendu de la partie : elle révèle des besoins et s'efforce d'en assurer
la permanence. En l'occurrence, révéler un besoin est-ce le stimuler, le canaliser ou le manipuler ? C'est l'objet du
prochain article.
Thami
BOUHMOUCH
Avril
2012
_______________________________________________
(1) K. Blanchard, avant-propos à
Alexander Hiam et Charles Schewe, MBA Marketing - Les outils, éd. Maxima.
(2) Peter M. Senge, cité par A. Hiam et Ch. Schewe, MBA
Marketing – Les concepts, éd. Maxima.
(3) Examiner ces techniques n'est
pas le propos ici. Retenons seulement que des groupes de créativité sont
utilisés pour trouver des idées de produits nouveaux ou apporter des solutions
originales à un problème donné.
(4) Cf. http://www.leconomiste.com/article/amenagement-d-interieur-une-nouvelle-enseigne-francaise-au-maroc et http://aujourdhui.ma/dossier-details212.html
(5)
Cela nous
renvoie aux développements antérieurs sur la place du marketing dans le
processus d'innovation. Voir : « La
gestion de l'innovation au cœur du marketing » (2002) http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/la-gestion-de-linnovation-au-cur-du.html
(6) Propos rapportés par L'Economiste
du 25 juin 1998.
(7) M. Taj, Marketing support
manager, in L'Economiste du 1 mai 1997.
(8) K. Bennani, Sales training
manager de ladite entreprise, ibid.
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